PROLOGUE

« À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur ! »

I -- REGINALD

Le Palais-Royal paraissait à peu près désert. Il était deux heures de l'après-midi. Un beau soleil d'automne dorait la vaste solitude du jardin abandonné. Une ombre passa sur la galerie qui longe la rue des Bons-Enfants, en même temps qu'un pas d'homme se faisait entendre le long des petits magasins, sur les dalles sonores.

C'était l'heure de la sieste. Pas un visage curieux ne se pencha, derrière les vitres, sur ce passant solitaire. Cependant la mise de cet homme n'était point ordinaire.

Un lourd manteau de velours noir l'enveloppait de la tête aux pieds. Un pan de ce manteau, retombant dans le dos en plis harmonieux, laissait apparaître sa doublure écarlate. Enfin, un chapeau de feutre noir, de forme Directoire, orné sur le devant d'un nœud de velours et d'une boucle d'argent, coiffait l'une des plus nobles têtes qui se pussent voir : un profil d'une aristocratie royale, un visage dont le teint, d'une pâleur mate, s'éclairait au feu d'un regard éblouissant. Du reste, toute la personne du mystérieux inconnu paraissait en proie à la plus vive agitation. Ses lèvres s'entrouvraient et murmuraient des paroles étranges, cependant que ses mains froissaient un papier qu'il déchira et dont il jeta avec mépris les morceaux au vent.

Il était arrivé au coin de la galerie d'Orléans. Il prit à gauche et s'arrêta dans un corridor du palais, devant la vitrine d'un horloger. C'était une humble boutique. L'enseigne portait : « Monsieur Baptiste, horloger ».

Et, à travers les carreaux, on voyait « Monsieur Baptiste » qui travaillait. Une loupe dans l'arcade sourcillière, il était fort attentivement penché sur une boîte à montre. Autour de lui, sur un établi, il y avait tout l'attirail ordinaire : des burins, des fers et des limes. À la vitre pendaient quelques chaînes d'argent, quelques montres, quelques « oignons ». C'était pauvre. Aucune bijouterie.

L'homme poussa la porte et entra. À ce moment, il était deux heures et dix minutes, exactement. « Monsieur Baptiste » leva vers le visiteur un visage tranquille, mais ridé, comme vieilli avant l'âge et tout encadré d'une grande barbe grisonnante.

– Bonjour, « Monsieur Baptiste », fit l'homme en s'inclinant très bas, d'un geste cependant plein de noblesse. Votre santé est toujours bonne ?

– Excellente... répondit l'horloger en enlevant sa loupe et en se dressant tout droit dans sa longue blouse noire ; excellente, et voici justement l'heure où je me porte particulièrement bien, aujourd'hui... Monseigneur vient sans doute pour sa petite commande ? Si Monseigneur veut me suivre...

Comme tous deux se dirigeaient vers le fond du magasin, un apprenti qui nettoyait des petits instruments d'acier, courbé sur une table dans un coin d'ombre, leva la tête, curieux sans doute de contempler un client dans cette boutique qui n'en voyait guère.

– Veux-tu bien travailler, vaurien, fainéant, bandit ! s'écria l'horloger, en rabaissant d'une tape la tête du jeune homme sur son ouvrage.

Le visiteur ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil de commisération sur le jeune apprenti. Événement extraordinaire, celui-ci, sous le coup qui le frappait, avait sauté de son siège pour s'élever tout droit en l'air, comme un de ces pantins à ressort qu'un coup de poing sur la tête déclenche et fait bondir hors de leur boîte avec des balancements diaboliques. Souvent, ces poupées en tire-bouchon vous tirent effrontément la langue ; l'apprenti tirait la sienne, qui était fort écarlate, et bien portante, à l'horloger, et puis, après s'être ainsi détendu en une incroyable longueur qui lui eût fait presque heurter sa petite tête adolescente aux poutres du plafond, il s'était replié ou plutôt ratatiné sur lui-même, en retombant à sa place.

– Qu'est-ce que c'est que cette mécanique ? demanda « Monseigneur ».

– Eh ! monseigneur, c'est mon nouvel apprenti ; il s'appelle Jeannot, n'a pas seize ans, mesure deux mètres quinze, fait le désespoir de ses parents et mourra sur l'échafaud !

Le dit Jeannot, en signe de protestation, se contenta de remuer les oreilles ! Mais les deux hommes étaient arrivés devant une porte qui accapara toute leur attention. « Monsieur Baptiste » l'ouvrit avec une clef qu'il tira de sa poche. Ceci fait, il y eut quelques cérémonies, mais « l'étranger » ne consentit point à passer devant « Monsieur Baptiste ». Et la porte fut refermée.

Ils étaient maintenant dans une pièce étroite, éclairée par une unique fenêtre, sorte de lucarne très haut placée, qui envoyait tout un faisceau de rayons sur un vaste tableau qui occupait quasi tout le pan du mur d'en face. Les trois autres pans étaient entièrement garnis, du haut en bas, de montres semblables, grandes comme des pièces de cinq francs. Il y en avait bien trois cents.

Le tableau d'une bonne facture représentait un champ de manœuvres, des troupes étrangères passées en revue par un groupe d'officiers d'état major, à la tunique blanche, galopant derrière un personnage, qu'à son grand air, au respect dont il était entouré, aux acclamations qui le saluaient, on jugeait devoir être au moins quelque archiduc. Au premier plan de cette peinture cocardière et sentimentale, une jeune fille d'une grande beauté, les yeux fixés sur le prince qui passait, se trouvait mal et tombait dans les bras « de ses parents éplorés ».

Aussitôt qu'ils furent entrés dans la pièce, « Monsieur Baptiste » regarda le tableau, et le visiteur regarda les montres qui, toutes, marquaient la même heure, l'heure qu'il était : deux heures quatorze. À deux heures et quart, elles se mirent toutes à sonner douze coups. Ni « Monsieur Baptiste », ni son client ne marquèrent quelque étonnement d'entendre tant de montres sonner midi, quand il était deux heures et quart.

Quand tout ce tintamarre se fut éteint, l'étranger prit l'une des montres et la considéra attentivement. Sur l'émail blanc du cadran était tracée, en rouge, cette inscription :

À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur !

L'inconnu mit cette montre dans sa poche, et montrant toutes les autres qui portaient la même inscription, mais en bleu, il demanda :

– Le compte y est ?

« Monsieur Baptiste » répondit affirmativement d'un hochement de tête. Maintenant il regardait le visiteur bien en face et une lueur sinistre passa dans son triste regard.

– Réginald, dit-il, ceux de ta race sont-ils prêts ?

– Ils le sont, et ils n'attendent qu'un signe.

– Qu'ils soient patients, et toi, sois prudent !

À cette recommandation l'homme tressaillit mais ne répondit point. « Monsieur Baptiste » secoua la tête. Il demanda avec un soupir :

– Tu y vas ce soir ?

– Oui, répondit Réginald d'une voix sourde, bien que l'on vienne de me faire savoir par un mot anonyme que j'y serais assassiné.

– Tu vois ! Oh ! ils sont capables de tout ! Prends garde !...

– Eh quoi ! ils ne m'assassineront pas en plein salon !...

– Méfie-toi, et vas-y armé !

– Oui ! répondit l'autre, plein de superbe, de mon violon !

« Monsieur Baptiste » lui prit les mains affectueusement et osa enfin ce conseil :

– Réginald... si tu n'y allais pas !... L'autre devint d'une pâleur de cire.

– Vous savez bien que je ne l'ai pas vue depuis deux ans, répondit-il. J'aime mieux mourir !

Alors ils ne dirent plus rien ; mais tous deux se mirent en mesure de décrocher toutes les montres et de les disposer dans deux boîtes qui se trouvaient sur le parquet et qui avaient l'aspect de boîtes à échantillons pour commis-voyageur. La double charge devait être lourde ; cependant Réginald emporta les deux boîtes avec une grande désinvolture. L'horloger accompagna le visiteur jusque sur le seuil de sa boutique. Réginald ayant déposé un instant son fardeau, les deux hommes se serrèrent la main avec une émotion dont ils ne paraissaient point être les maîtres. Puis « Monsieur Baptiste » rentra dans sa boutique et reprit son travail en murmurant : « Tout de même, ils n'oseraient pas ! »

Quant à Réginald il avait gagné la rue avec ses boîtes. Il remonta ainsi jusque derrière le Palais-Royal, s'arrêta en face de la rue de la Banque, rentra, après avoir jeté un coup d'œil autour de lui, dans les galeries, et s'engagea dans une espèce d'escalier qui conduit à des caveaux où, aujourd'hui encore, on vend, au tonneau, de la bière Pilsen. Quand il remonta, l'homme n'avait plus qu'une boîte. Il héla un fiacre. Au moment où il montait dans le fiacre, son regard se croisa avec un marchand de parapluies ambulant.

– Où donc ai-je vu cette figure ? se demanda-t-il.

Et il pria le cocher de le conduire au Splendid Hôtel. Là, une voiture de maître magnifiquement attelée l'attendait. Il y transporta lui-même la boîte qui lui restait. Et il donna un ordre au valet de pied. L'équipage se dirigea vers la Seine, la traversa, passa comme une flèche à travers tout le faubourg Saint-Germain, le quartier des Écoles, et gravit les hauteurs des Gobelins, finalement sortit de Paris, à la barrière d'Italie. Mais il ne s'arrêta qu'à trois kilomètres de là, au bord d'un champ pelé, d'un terrain vague, où le regard ne découvrait que des ordures, des tessons de bouteilles et une misérable roulotte qui portait cette enseigne : « C'est ici, la Paysanne de la Forêt Noire. »

Si « la paysanne de la Forêt Noire » était cette femme qui se tenait assise, le menton dans les mains, sur les degrés de l'escalier de bois, elle avait l'air d'une fameuse sorcière. Elle regardait venir l'homme d'un œil hagard. Quand il fut au pied de l'escalier qui lui servait d'escabeau, elle se leva et lui dit d'une voix affreusement gutturale :

– Monte, toi ! Je t'attendais. Les présages sont terribles.

Il la suivit. Il portait sa boîte. Et il entra derrière elle dans la roulotte. Tout au long des cloisons, ainsi qu'au plafond, pendaient maintes plantes aromatiques, pectorales, des racines de capillaires et des pensées sauvages et toutes herbes aux vertus mystérieuses dont la paysanne de la Forêt-Noire devait évidemment connaître le secret.

– Voilà les heures ! déclara l'homme en déposant sa boîte. Tu connais ton devoir, Giska. Je n'ai pas de temps à perdre à tes salamalecs. Adieu !

Mais la vieille lui saisit le poignet.

– Attends ! dit-elle. J'ai préparé quelque chose pour toi. Aussi vrai que j'ai été changée en chatte, tu ne t'en iras pas d'ici sans savoir !

Et avant qu'il ait eu le temps de s'y opposer, elle avait jeté sur un réchaud, où brûlaient des charbons, une poignée de graines qui remplirent immédiatement la roulotte d'une fumée et d'une odeur insupportables. La sorcière s'était jetée aussitôt sur une sorte de trépied fait de trois branches de coudrier, et telle la pythonisse antique, elle commençait de subir l'influence des effluves. Alors elle fit entendre une série de vocables étranges, accompagnés de cris gutturaux et bizarres, et qui devait sans doute avoir une signification bien sinistre, car Réginald en parut fort impressionné.

Quand la sorcière se fut tue, il remit son manteau, et Giska, qui le regardait avec des yeux fous de prêtresse en communication avec son Dieu, vit qu'il avait sur la poitrine, noué en sautoir, le fouet à manche de cuivre et à longue lanière du Grand Coesre\{1\}. Alors elle descendit de son trépied et se mit à genoux. Réginald dénoua le fouet et le lui remit.

– Giska, fit-il, si tu ne me revois plus, tu leur porteras cela, aux Saintes-Maries-de-la-Mer !

Puis brusquement l'homme sortit de la roulotte et regagna sa voiture. L'équipage reprit au galop le chemin de Paris ; mais tout à coup, au-dessus de la plaine nue, froide et déserte, un grand cri courut, qui roula dans l'air, qui rattrapa les chevaux, qui vint frapper Réginald au fond de sa voiture :

– N'y va pas ce soir !

II -- UNE PETITE FÊTE INTIME À L'AMBASSADE D'AUSTRASIE

Ce soir-là, à dix heures, le client de « Monsieur Baptiste » descendit de voiture devant la façade illuminée de l'ambassade d'Austrasie. Un aide de camp s'avança au-devant de lui avec empressement et l'introduisit rapidement dans un petit salon qui servait de coulisse à un théâtre improvisé, dressé dans la grande galerie de l'ambassade ; là, l'homme laissa tomber son manteau et apparut en habit noir, simple et correct, cravaté de l'Aigle-Noir de Carinthie et décoré de la Légion d'honneur. D'un coup de tête, il rejeta en arrière les boucles de sa chevelure, et ayant accordé rapidement les cordes d'un violon que son valet avait sorti de sa boîte, il fit signe qu'il était prêt.

On entendit sur le théâtre une annonce, et il y eut un grand éclat d'applaudissements, événement rare dans ces soirées royales ; mais le roi et la reine de Carinthie eux-mêmes avaient donné le signal des bravos. Et aussitôt s'avança sur la scène, noble comme le plus noble des hospodars, le célèbre professeur Réginald Rakovitz-Yglitza. Il salua les princes et les princesses, et aussitôt commença son jeu vertigineux.

Quand il eut donné le dernier coup d'archet, ce fut du délire. L'art avait vaincu l'étiquette. Il écouta, très pâle, les hôtes royaux. Et surtout il osa la regarder, elle, la reine, sa Marie-Sylvie adorée, son auguste maîtresse. Ce fut un éclair où ils brûlèrent leurs deux âmes.

Pendant que les acclamations passionnées l'enveloppaient comme d'un brûlant manteau de gloire, il ne voyait qu'elle : la reine Marie-Sylvie, son amour ! Quant à tous ces hommages, il les recevait d'un cœur simple et fier, comme un grand artiste qu'il était, et aussi comme le plus noble de la race tzigane, héritier des princesses de Bude. Il se faisait traiter à l'ordinaire comme un prince et prétendait pouvoir marcher de pair avec n'importe quelle altesse. Mais seigneur et maître, il l'était surtout par un art si personnel, que rien ne lui pouvait être comparé sur le violon. On disait que lorsqu'il était encore enfant, son archet avait conduit à la victoire les Valaques contre les Turcs, et que son violon, pendant la bataille, s'entendait au-dessus du canon. Depuis, sa gloire avait rayonné sur l'Europe, et toutes les cours se l'étaient disputé... Mais aux yeux de Réginald, que valait la gloire à côté de l'amour ?...

Le rideau était retombé sur la scène. Et déjà on entourait le tzigane qui continuait de regarder la salle, par un des trous du voile de velours. On lui parlait, on le félicitait, mais il ne voyait point ces gens ni ne les entendait. Rien d'autre n'était plus devant lui que Marie-Sylvie, avec son beau visage calme, douloureux et doux, et ses grands yeux splendidement tristes. Marie-Sylvie, reine et martyre.

Il l'avait vue ! Enfin, enfin ! Depuis deux ans ! Deux ans qu'il lui avait dit adieu pour la sauver des soupçons de Léopold-Ferdinand, soudard taillé en hercule, toujours traînant son sabre. Léopold-Ferdinand, terrible chasseur, terrible buveur, et terrible époux, à qui elle avait été unie de force, par ordre de François, empereur d'Austrasie.

Assis aux côtés de la reine, le roi de Carinthie lui tournait, dans ce moment, grossièrement le dos, et s'entretenait à voix haute et forte avec le jeune prince Karl de Bramberg, surnommé déjà Karl le Rouge, à cause de ses instincts de bataille et de sa férocité au combat. Quant à Marie-Sylvie, ses yeux semblaient encore chercher le tzigane par-delà le rideau qui le lui cachait. Et comme si elle était sûre que son regard serait suivi du regard de l'autre, elle le conduisit d'un mouvement de ses belles paupières jusqu'à deux têtes chéries, jusqu'aux deux petites jumelles de Carinthie, qui avaient tenu à venir applaudir leur ami Réginald, qu'elles n'avaient pas vu depuis si longtemps.

Le tzigane ne put retenir un soupir, tellement son cœur se gonflait d'amour et de douleur à la vue de ces deux merveilleuses enfants. Elles se tenaient par la main et riaient. Elles pouvaient avoir de douze à treize ans, et se ressemblaient d'une façon si étrange, si incroyable, que l'œil, stupéfait et troublé, admettait difficilement qu'il reçût là une double image rappelant l'adorable profil de Marie-Sylvie. Évidemment c'étaient deux jumelles ; mais jamais deux sœurs, nées ensemble à la lumière du jour, n'avaient montré des grâces aussi égales, des formes aussi semblables, un regard aussi pareillement profond, intelligent et pur, et ce sourire unique sur leurs deux bouches vermeilles.

Toutes deux avaient les mêmes cheveux noirs bouclés ; si bien que la nature, qui n'a point fait, dans tout l'univers, deux feuilles absolument pareilles, semblait avoir créé deux petites filles qu'il était impossible de distinguer l'une de l'autre. Elles riaient. Elles étaient heureuses du grand succès de leur ami Réginald. Et toujours elles se tenaient par la main, comme s'il leur était impossible, même un instant, de se séparer... Le tzigane murmura d'une voix étouffée :

– Regina ! Tania !

Il les vit se lever sur un signe d'une vieille noble dame toute vêtue de noir et couronnée de magnifiques cheveux blancs : leur gouvernante sans doute. Celle-ci devait être connue aussi de Réginald, car comme le groupe passait devant le théâtre, le tzigane murmura encore un nom, et une larme mouilla sa paupière. Réginald eût prononcé le nom de sa mère qu'il n'eût point marqué plus d'émotion qu'en disant ces trois syllabes : Orsova ! La vieille noble dame tressaillit comme si elle les avait entendues, et tout son vieux beau visage aux traits durs, tout son admirable type de bohémienne moldo-valaque en fut illuminé d'une flamme brève : « Veille bien sur elles, Orsova ! »

Et le tzigane fut tout à coup enlevé brusquement à l'émotion d'un spectacle quatre fois cher à son cœur par l'intervention hardie d'une soubrette qui traversait le plateau de la petite scène, des accessoires en mains. Bousculé, Réginald reconnu Milly, la petite Milly, la seconde femme de chambre de la reine, leur amie sincère et dévouée à tous deux. Et pendant que l'on plantait hâtivement le léger décor d'une pièce d'occasion que devaient interpréter les artistes de la Comédie-Française, elle lui jetait cet avertissement :

– Partez, partez tout de suite ! Le roi va vous faire demander pour vous féliciter. Partez ! Vous aurez des nouvelles...

Et elle-même, ayant dit, disparut... Réginald jeta un dernier regard à Marie-Sylvie, et suivant le conseil de Milly, quitta tout de suite l'ambassade. Du reste, il ne voulait point se trouver en face de Léopold-Ferdinand et il avait peur que la passion qui flambait en son cœur n'éclatât aux yeux de tous.

Il avait renvoyé sa voiture et il descendait à pied les Champs-Élysées, heureux d'être seul avec la chère pensée de leur amour... Et de quel admirable amour ! plein d'horribles souffrances, de sublimes hypocrisies, de départs déchirants, de retours furtifs, de nouvelles absences interminables ! Car ils s'aimaient depuis de longues années, bien avant la présentation officielle de Réginald à la cour de Carinthie. Oui, ils s'étaient aimés dans un secret prodigieusement gardé où ils voyaient la main de Dieu, bien qu'ils dussent chercher leur affreux bonheur au fond des ténèbres, en mentant et en trompant tout le monde. Ah ! que de fois ils avaient été tentés de fuir, dans un oubli de tout, jusqu'au bout du monde ! Mais ce rêve insensé, ils ne l'avaient point réalisé à cause des petites. Et lui, le lion, Réginald le Cigain, qui était l'élu de sa race et son espoir, hélas ! il avait dû passer les frontières comme un voleur et rôder autour des villes comme un chacal !

– Monsieur ! Un billet pour vous...

L'ombre, une petite femme, la tête toute empaquetée d'une capeline, s'enfuyait déjà, la commission faite... remontant les Champs-Élysées déserts. Mais il ne pouvait, dans l'esprit de Réginald, y avoir de doute. Il lui semblait bien avoir reconnu et la silhouette et la voix de Milly. Il s'arrêta sous un bec de gaz, vit qu'il était seul et reconnut tout de suite son papier, son parfum. Il décacheta. Il reconnut son écriture. « À deux heures, cette nuit, à la petite porte qui est derrière l'ambassade, au coin de la rue Balzac. »

Il déchira le billet et en avala les morceaux. Pas un instant les sombres pronostics de la journée ne revinrent le trouver. Il ne songeait qu'à la reine. Sa pensée embrasée la désirait comme un jeune amant.

À deux heures, il passait devant la petite porte de l'ambassade d'Austrasie, au coin de la rue Balzac. L'ombre à la capeline était là et l'arrêta du geste. Elle poussa la porte. Elle écouta et lui fit un signe. Il gravit un étroit escalier derrière elle. Il se laissait guider dans la nuit par une main qui lui prenait la main. Il ignorait les aîtres.

– C'est toi, Milly ?

L'ombre ne répondit pas. Sa main continuait d'être dans la main de l'ombre, et il était dans la main du destin. Une porte fut ouverte et refermée, et il se trouva tout à coup dans une pièce doucement éclairée par une veilleuse et dont la qualité de l'atmosphère, tiède et discrètement parfumée, l'arrêta net, dans un émoi de tous ses sens.

– Qui est là ?

– Sylvie !

– Réginald !

Elle prononça son nom dans un cri de terreur indicible. Elle était soulevée sur sa couche, et ses beaux bras jetés en avant semblaient moins attirer l'amant que le rejeter à la nuit d'où il était sorti.

– Comment es-tu là ?

– Tu m'as appelé !

– Moi !

– Tu m'as écrit !

– Moi !

– Oui, un mot, me disant de venir ce soir.

Elle sauta du lit, demi-nue, râlant ces questions :

– Qui t'a conduit ici ? Qui ? Comment es-tu venu ici ? Comment es-tu entré ?

Il comprit que quelque chose d'horrible se préparait contre eux, dans les ténèbres. Il s'agenouilla et dit :

– Ma reine !

Elle le releva, le pressa d'un geste désespéré sur sa poitrine haletante :

– Malheureux, nous sommes perdus !

Ils se donnèrent un baiser affreux, puis leurs mains fiévreuses essayèrent de rouvrir la porte qui avait livré passage à Réginald. La porte était fermée ! Alors Marie-Sylvie appela d'une voix sourde :

– Milly ! -- Et elle ajouta entre ses dents : -- Comment n'ai-je pas vu Milly aujourd'hui ?

– Tu n'as pas vu Milly aujourd'hui ? s'exclama Réginald. C'est elle qui m'a remis le billet, qui m'a conduit ici !

En entendant cela, farouche, la reine entraîna Réginald à l'autre bout de la chambre, ouvrit une porte qui donnait sur un cabinet où couchait Milly. Le cabinet était vide.

– Par là ! commanda-t-elle.

Elle bondit jusqu'à l'escalier de service, mais la porte s'ouvrit, et Milly parut. En apercevant Réginald, la soubrette étouffa un cri et barra le passage aux deux amants.

– Pas par ici ! Il y a deux officiers au bas de l'escalier !

Et elle ferma derrière elle la porte au verrou. Elle était aussi pâle que la reine.

Comme Réginald s'élançait vers elle, Milly lui dit d'une voix sourde :

– Ah ! monseigneur, pourquoi êtes-vous venu ici ? Je vous avais dit de fuir...

– C'est toi qui m'as conduit ici ! lui souffla l'autre en lui brisant les poignets, pendant que Marie-Sylvie courait aux fenêtres.

Milly tomba à genoux. Réginald la lâcha. Elle s'entra dans les joues les ongles de ses mains démentes. Elle gémit :

– Depuis ce matin, je soupçonnais qu'on voulait vous perdre !

– Et tu ne m'en as rien dit ! grinça Marie-Sylvie qui tournait dans la chambre comme une louve dans la cage.

– Majesté, je n'ai pas pu vous approcher ! J'étais surveillée ! Il m'était défendu de vous parler... Mais j'ai fait avertir monseigneur...

– Tu nous as trahis ! Tu nous as trahis encore ! gronda Réginald. Et comme il allait à une porte dont le double battant donnait sur le vestibule de l'appartement de la reine, Marie-Sylvie l'arrêta :

– Pas par là ! C'est l'escalier d'honneur ! Tu ne pourrais pas faire deux pas sans être arrêté, reconnu !

Milly continuait de gémir :

– Monseigneur, tout mon sang pour vous ! pour la reine !

– Tais-toi ! Tais-toi ! C'est toi, tout à l'heure, qui m'as introduit ici ! dit encore Réginald qui faisait un effort prodigieux pour arracher la porte par laquelle il était entré.

– Par la Vierge et par mon salut, c'est faux !

Quittant la porte, Réginald s'en fut à la fenêtre qu'il ouvrit tout doucement. Elle donnait sur une cour, et dans cette cour il aperçut deux ombres immobiles qui attendaient. Il referma la fenêtre.

– Oh ! fit-il, sauver la reine !

Et il regarda Marie-Sylvie qui essayait de reconquérir un peu de calme et jetait sur ses épaules nues un peignoir...

Milly sanglotait sur le parquet. Face à face, de femme à femme, la reine lui cria :

– Tu vas le sauver !

Milly tremblait, claquait des dents. Elle parvint cependant à dire :

– Il n'y a qu'un moyen... un seul ! Passer par la grande galerie, et là, reprendre un escalier de service. Si nous arrivons là, sans rencontrer personne, je me charge de tout...

– Mais il faut passer par l'escalier d'honneur ! protesta Marie-Sylvie. Et vous rencontrerez quelqu'un, c'est certain !

Soudain, Réginald fit :

– Silence !

Et il se pencha derrière la porte qui conduisait chez Milly. Tous trois écoutèrent. On eût pu entendre battre leurs trois cœurs. Les pas, dans l'escalier de service, s'étaient arrêtés. Ils écoutèrent encore. Rien ! Maintenant l'immense hôtel semblait reposer dans un absolu silence.

Réginald ouvrit alors avec d'infinies précautions la grande porte qui faisait communiquer l'appartement avec le palier donnant sur l'escalier d'honneur. Sortir par là, c'était tout risquer, et cette issue laissée libre ne paraissait-elle point conduire, par cela même, à quelque piège ? Enfin, là, c'étaient la nuit, les ténèbres, l'inconnu. Chose bizarre : pas une lumière... Réginald voulut prendre ce chemin là tout de suite. Il dit à Marie-Sylvie, qu'il serra éperdument dans ses bras :

– Au moins, si l'on s'empare de moi, ce ne sera point dans ta chambre !

– Nous n'en serons pas moins perdus l'un et l'autre, fit-elle toute tremblante. Il n'y a que Milly qui puisse nous sauver, mais elle veut peut-être nous perdre !

Milly fit le signe de la croix, puis prenant la main de Réginald :

– Venez, monseigneur, dit-elle, retrouvant soudain un peu de calme. Venez ! Si nous sommes surpris, je jurerai que vous sortez de chez moi et, si l'on vous tue, je prends Dieu à témoin que je ne vous survivrai pas !

– Allons ! commanda Réginald.

La reine lui tendait encore les bras, mais il ne la vit pas, car il s'était déjà enfoncé dans la nuit noire du palier, derrière Milly. Alors, penchée sur l'ombre, Marie-Sylvie écouta, dans la terreur de percevoir tout à coup des pas précipités, des bruits de lutte, un cri désespéré peut-être, cri d'appel et d'adieu ! Mais rien ne se fit entendre... Les minutes s'écoulèrent, terribles d'abord, puis apaisantes, pleines d'espoir... Marie-Sylvie se reprenait à respirer, à vivre...

Elle referma tout doucement la porte de sa chambre et alla tomber à genoux devant une petite image de la Vierge qu'elle emportait partout avec elle. Sa prière fut longue, ardente, et elle ne cessa de mêler tout bas à ses soupirs les noms adorés de Réginald, de Tania et de Régina...

Quand elle se releva et se retourna, elle se trouva en face de Léopold-Ferdinand, qui était tranquillement assis dans un fauteuil, au coin de la cheminée, et qui la regardait en caressant d'une main molle sa grosse moustache.

III -- CE QUE REGINALD TROUVA DANS LES COULOIRS DE L'AMBASSADE D'AUSTRASIE

Milly et Réginald étaient parvenus au premier étage sans encombre, prenant, du reste, les plus grandes précautions pour qu'aucun bruit ne vînt révéler leur présence. D'après les rapides paroles de Milly, on pouvait imaginer facilement que toutes les issues de l'hôtel étaient gardées. Réginald ne pouvait espérer forcer ces gardes-là. Il n'avait pas une arme sur lui... Aussi, sa situation était terrible, car il devait s'attendre à quelque chose d'horrible de la vengeance d'un homme comme Léopold-Ferdinand qui le tenait à sa disposition à l'ambassade d'Austrasie, c'est-à-dire chez lui, tous les princes de l'empire pouvant, dans l'enceinte de cet hôtel, bénéficier jusqu'au crime du régime diplomatique d'exterritorialité. La police de France n'avait point à connaître de ce qui se passait au-delà de ce seuil. Mais de cela, l'homme n'avait cure : il ne pensait encore, toujours, qu'à sa royale maîtresse...

Sa vie à lui ne comptait pas, si Marie-Sylvie pouvait être sauvée. Son angoisse à cause d'elle était affreuse... Et il continuait de suivre Milly dans le noir... Ils se tenaient par la main... Celle de la petite était glacée et tremblait. Ses hésitations parurent suspectes à Réginald. Où allait-il ? Où le conduisait-on ? Qu'est-ce que l'on faisait de lui ? Il n'en savait rien ! Il ignorait les lieux : c'était la première fois qu'il venait à l'ambassade d'Austrasie.

Du noir, du noir et du silence. Une porte est ouverte à tâtons et grince. Ils s'arrêtent, étouffant leur respiration, écoutant. Rien. Ils avancent. Encore des ténèbres. Ah ! c'est le parquet maintenant qui crie ! Encore une porte qu'ils franchissent ! Et tout à coup, derrière eux, ils sentent que la porte se referme toute seule... Milly pousse un léger cri, et puis on n'entend plus rien que les bruits sourds et haletants d'une lutte terrible qui agite l'ombre.

Et enfin de la lumière, là-bas, tout au fond de la pièce... une lampe, dont la lueur, concentrée sous un abat-jour, éclaire l'uniforme éclatant de blancheur et le crâne d'un officier chauve, penché sur des dossiers... Dans la pénombre, à droite et à gauche, on devine deux autres uniformes dont les boutons, les aiguillettes, un bout d'épaulette accrochent quelques rayons. Les ténèbres se piquent encore de la petite lueur jaune d'une lampe minuscule sur la droite. Et derrière ce mince rayonnement jaune, une ombre est debout dont on n'aperçoit bien que la garde éblouissante du sabre.

La disposition de ces figures entre-aperçues rappelle, à s'y méprendre, l'aspect d'un tribunal militaire, la nuit, réuni d'urgence pour prononcer un jugement terrible et rapide sur quelque affaire secrète qui ne peut se terminer que par la mort de l'accusé, condamné à être fusillé en sourdine au fond d'un fossé, au petit jour, ou au fond d'une cave, la nuit.

Un crime de plus ou de moins ne comptait pas pour cette race terrible des Wolfbourg, qui régnait depuis des siècles sur l'Austrasie. Les salles de leurs palais, les murs de leurs châteaux féodaux, portaient les traces de leur politique sanglante, et étaient peuplés des fantômes de leurs victimes...

Réginald, debout maintenant, mais les mains liées et entouré de quatre gardes du corps qui ont tiré du fourreau leur épée nue, a vu cela, a deviné, a compris qu'il était arrivé au bout du guet-apens. Évidemment, Léopold-Ferdinand, trop lâche pour faire sa besogne lui-même, allait la faire exécuter par ses gens.

Aucun mot n'a encore été prononcé. On n'entend que le bruit que fait le président, en tournant tranquillement les pages du dossier qu'il a devant lui. Ce ne fut pas long. L'ombre à droite, qui était debout, lut quelque chose d'où il ressortait que « par ordre de l'empereur », un tribunal extraordinaire, militaire et secret était constitué pour juger Réginald Rakovitz-Yglitza, Valaque d'origine, Hongrois de nation, sujet austrasien, coupable de trahison et de haute félonie. Puis, la voix sèche et agressive procéda à la lecture d'un acte qui ne dura pas plus de cinq minutes, dans lequel il était relaté que Réginald Rakovitz-Yglitza avait des relations avec tous les ennemis de l'État, tant intérieurs qu'extérieurs, et qu'il avait formé une vaste association dont il était le chef, ayant pour but la chute du régime actuel et le soulèvement simultané des différentes nationalités constituant l'empire d'Austrasie... finalement l'établissement d'une fédération nouvelle de toutes les nationalités du Bas-Danube, reconnaissant l'autonomie de chaque race, surtout de la race bohémienne-cigaine, dont il était le grand chef. En châtiment de quoi le ministère public requérait contre ledit Réginald Rakovitz-Yglitza la peine de mort.

Réginald écouta l'acte d'accusation, sans un mouvement, sans un geste. Son ombre resta haute et droite dans l'ombre. Il avait tout perdu, sa maîtresse et sa patrie. Qui l'avait trahi ? Qui ? Cette comédie secrète d'un procès politique était évidemment destinée à masquer surtout la vengeance de l'époux outragé. En le faisant passer par la chambre de la reine, on avait fait comprendre à Réginald, sans qu'un mot eût été là-dessus prononcé, pour quelle raison première il allait mourir.

La voix de l'accusateur s'était tue. Le silence s'était fait à nouveau, pesant, terrible. Et soudain, dans cette paix noire et tragique, où se prépare un crime, Réginald entend, sur lui, sonner douze coups. Un frisson alors le secoue.

– Oh ! murmure-t-il. Deux heures et quart ! Dieu est donc contre nous !

Dès lors, il se crut bien perdu, fit une courte prière et attendit. Le président, lâchant enfin son dossier, lui adressa quelques questions auxquelles il ne répondit pas. Un officier, sur l'ordre du président, vint jusqu'à lui avec une petite lanterne, et lui soumit des papiers en lui demandant s'il reconnaissait son écriture. Il ne répondit pas.

À cette minute suprême, il ne songeait encore qu'à elle, et aussi aux deux enfants. Et c'est pourquoi, un instant, il trembla. Quel sort leur était réservé ? Marie-Sylvie, Régina, Tania, trinité sainte qui emplissait, à le faire éclater, son cœur.

Un bruit de sabre le tire de son rêve. Le tribunal est debout. Le président lit la sentence qui condamne Réginald à la peine de mort. La sentence de ce tribunal extraordinaire ne dit pas de quelle mort l'homme doit mourir. On l'entraîne. On lui fait traverser une grande salle obscure, puis on l'introduit dans une petite pièce où il n'y a pas un meuble, et qu'éclaire tristement une lampe pendue au plafond. Là les quatre officiers qui l'accompagnent le fouillent, ne trouvent aucune arme sur lui, et le laissent seul, les mains liées.

Réginald regarde autour de lui de quel côté la mort va venir.

IV -- LE RIRE DE LA REINE

Tout en travaillant sournoisement à se délier les mains, Réginald se glisse jusqu'à la fenêtre garnie de barreaux et de volets de fer. À travers les lames de ces volets, il aperçoit au-dessous de lui les Champs-Élysées, quelques lumières, des voitures qui passent avec un roulement sourd, enfin la vie nocturne de Paris, de ce Paris moderne qui l'entoure, et où la haine et l'audace d'un Wolfbourg ont su ressusciter un tribunal du moyen âge pour l'égorger en silence.

Réginald fait maintenant le tour de la chambre, interrogeant les murs, se demandant encore par où, de quel côté la mort va venir, par quelle porte elle va entrer. Et puis, c'est le silence à nouveau.

C'est horrible, cette attente de la mort, dans la chambre de cet hôtel, au centre de la civilisation ! Et voilà que se produit une chose qui fait que ses cheveux se dressent sur sa tête. Tout à coup... est-ce en haut ? en bas ? à gauche ? à droite ? Non et oui ! C'est partout, partout autour de lui il y a un immense éclat de rire2 un éclat de rire de la reine. Oh ! ce n'est pas lui qui se trompe sur cette voix-là, même avec un rire pareil !

Mais quel rire échappé jamais d'une bouche folle fut plus effrayant que celui-là ! C'est un rire qui ne cesse pas ! Ce sont des hoquets extravagants qui se suivent dans un crescendo délirant et formidable, tantôt sombres et lugubres comme des sanglots, tantôt aigus, clairs et perçants jusqu'à la pâmoison, comme ceux d'une personne qui ne peut plus retenir les éclats de son incroyable joie... Cela s'apaise cependant, et puis au moment où il croit que ce rire va expirer, cela reprend par saccades plus précipitées et remonte toute la gamme de la folie.

– La reine est folle ! La reine est folle ! hurle Réginald, en faisant des efforts surhumains pour se libérer de ses liens.

Et le rire continue toujours, atroce, déchirant, et Réginald, plein d'horreur et de rage, se demande quel supplice nouveau fut réservé à Marie-Sylvie pour que Léopold-Ferdinand obtienne un rire pareil !

– Au secours ! Au secours pour la reine !

Une porte s'ouvre, un monstre écumant, bavant, la mâchoire prête à mordre comme les bêtes acharnées à leur proie, les yeux injectés de sang, le poil hérissé, Léopold-Ferdinand se précipite sur Réginald, et le saisit à la gorge.

– Tu vas me dire, rugit le prince en délire, tu vas me dire depuis quand ? Tu vas me dire cela, et tu as la vie sauve. Allons, allons ! Depuis quand ?

Et pour que Réginald réponde, il cesse de l'étrangler.

– Tu ne le sauras jamais !

Par la porte laissée ouverte, le rire de la folle éclate plus proche avec un affreux tintinnabulement.

– Écoute la reine ! reprend le bourreau. Écoute-la : elle est folle, tu entends ? elle est folle parce que je lui ai demandé cela, et qu'elle m'a répondu comme toi ! Parce que moi, moi... il faut que je sache, vois-tu ? Comprends-tu ? Ah ! comprends-tu à la fin ?

Et sa fureur criminelle, son besoin de broyer de la chair, de faire jaillir du sang, de sentir palpiter une vie expirante sous ses doigts impatients, le précipite encore à la gorge de l'autre.

– Régina ! Tania ! Ce sont tes filles ! dis ?

Réginald a compris. Il s'arrache par lambeaux à la griffe du monstre, et sa voix trouve encore la force de râler :

– Non ! Non ! Tu sais bien que ça n'est pas vrai !

– Tu mens ! Régina-Tania, Tania-Régina, toutes deux portent ton nom, Réginald. Elles sont tes filles, dis ? Dis cela ! Et tu as la vie sauve ! Mais réponds donc ! Non ! Tu réponds non ! C'est oui qu'il faut dire ! Dis oui, et tu as la vie sauve ! Et je suis débarrassé de ce cauchemar ! Et je te renvoie avec tes filles te faire pendre ailleurs ! Comprends-tu, je ne veux point de tes bâtardes sur les marches de mon trône ! Deux bohémiennes au trône de Carinthie ! Tu vas pouvoir t'en aller tout de suite avec elles, tu entends, si tu me dis cela ! Ce sont tes filles, dis ?

Ah ! le mouvement de la mâchoire qui dit cela : « Ce sont tes filles ! » Réginald hausse les épaules :

– Tu es fou !

– C'est la reine qui est folle ! Elle aussi a juré que ce n'était point tes filles ! Elle a menti. Mais il me faut la vérité ! Sans la vérité de cela, je ne peux pas vivre, et si vous ne le dites pas, il faut mourir ! Mais dis-moi que ce sont tes filles et tu as la vie sauve !

Réginald répète :

– Tu es fou !

Léopold le prend aux épaules, le secoue.

– Qu'est-ce que tu crois ? Que je me vengerai sur tes enfants, dis ? Pour qui me prends-tu ? Est-ce que tu me crois capable d'un crime pareil ? Tu ne me réponds pas ! Te voilà comme la reine !

Réginald répète une fois encore :

– Tu es fou !

Mais l'autre s'exaspère :

– Veux-tu savoir pourquoi la reine est folle ? Eh bien tu sauras tout. Tu en sauras beaucoup plus long que moi qui ne sais rien. Sont-elles tes filles ? Sont-elles les miennes ? Alors, dans le doute... Tu ne sais pas ce que je fais, moi, Réginald, dans le doute ?

– Qu'est-ce que tu fais ?

Le monstre, écumant, a repris la gorge de Réginald.

– Je tue ! dit-il... Réginald ! Réginald ! Tes deux enfants sont mortes ! Elles sont mortes ! mortes ! mortes ! Je les ai tuées ! Et voilà pourquoi la reine est folle !

– Tu mens !

Ceci fut craché à la figure du bourreau dans un bondissement effrayant de Réginald qui se dressa enfin, les mains délivrées... Plus prompt que l'éclair, il a saisi la garde du sabre de Léopold et a tiré l'arme hors du fourreau. Le prince n'a pas eu le temps d'éviter le choc ; il pousse un cri terrible au moment où la lame s'abat sur lui à toute volée. Mais à son cri, un autre cri a répondu, et le coup de Réginald est paré par une arme sortie de l'ombre, arme assassine qui vient frapper le malheureux tzigane en plein front.

Réginald chancelle, étend le bras, laisse échapper le sabre de Léopold-Ferdinand, pare de la main un nouveau coup qui lui tranche les doigts et tombe à genoux non pour demander grâce, mais pour mourir... Il sent que la vie lui échappe et s'écoule avec son sang. À côté de Léopold-Ferdinand se tient l'homme qui a frappé. Réginald le reconnaît.

– Karl le Rouge ! murmure-t-il... assassin !

Mais le roi est penché au-dessus de Réginald et lui crie :

– Tu t'es trahi, Réginald ! Tu vois bien que ce sont tes filles ! Je sais la vérité maintenant, et tu peux aller en paix les rejoindre ! Ne te l'avais-je pas promis ?

Il y a un affreux silence... Réginald, par un effort suprême, redresse la tête, fixe son bourreau.

– Ce ne sont point mes filles ! Et si tu les as tuées, tu as tué deux innocentes... Mais tu mens ! Régina et Tania ne sont point mortes !

Léopold-Ferdinand soulève Réginald, le traîne jusqu'à la porte et lui dit :

– Regarde !

Alors Réginald, qui essuyait le sang de son front avec le sang de ses mains, aperçut à travers ses larmes rouges, tout au bout d'une galerie, une lueur... un coin de chambre éclairé où l'on distinguait vaguement une tache blanche.

– Allons ! un peu de courage, tu ne vas pas mourir avant de les avoir revues !

Et Léopold-Ferdinand, s'adressant à son complice :

– Tu as frappé trop fort, Karl ! Le malheureux va mourir avant d'avoir revu ses enfants... Aide-nous !

Soutenu par Léopold-Ferdinand et par Karl le Rouge, Réginald, le regard tendu vers la lueur, vers la tache blanche, avance. Et pendant qu'il avance, le rire reprend autour de lui, le rire semble sautiller tout autour de la tache blanche. Quand il eut fait quelques pas encore, Réginald vit que cette tache blanche était un lit, et que la lumière qui l'éclairait était celle de quatre cierges allumés aux quatre coins du lit.

Encore un effort... le voilà dans la chambre. Sur le lit, deux petites formes humaines sont étendues. Le drap qui les recouvre laisse voir seulement les deux visages. Ce sont les formes jumelles et les visages si adorablement pareils, dans la mort comme dans la vie, de Régina et de Tania. Au-dessus du drap, les mains des deux enfants sont croisées comme pour la prière et retiennent les crucifix.

Si les yeux pleins d'horreur de Réginald ne peuvent plus se détacher de ce spectacle de mort, les regards de Léopold-Ferdinand ne quittent point Réginald.

– Vois-tu, dit-il, comme elles reposent. Il y a une chose qui doit te consoler, Réginald, si tu es un bon père : c'est qu'elles n'ont point souffert !

Réginald, qui est au bout de ses forces, a étendu ses mains ensanglantées au-dessus de la couche, et sa bouche s'est ouverte... L'aveu va-t-il s'en échapper ? Ah ! comme Léopold-Ferdinand attend la suprême clameur qui va sortir de là ! Sa face hideuse est sur le visage de sa victime, où coulent les larmes de sang ; mais ainsi placé, Léopold-Ferdinand ne peut pas voir ce que Réginald voit de ses yeux qui s'éteignent...

Réginald voit que les paupières de l'une des deux petites princesses se sont soulevées... Il a aperçu le regard vivant de l'enfant qui le fixe terriblement une seconde, le regard égaré sur lequel tout de suite, comme lassées de l'effort accompli pour vaincre le sommeil, les paupières sont aussitôt retombées... Et alors une immense joie remplit ce cœur à l'agonie. Non ! non ! Elles ne sont pas mortes, ses deux enfants adorées ! Comédie ! comédie imaginée par l'autre, pour savoir... Vaincues momentanément par le narcotique, les deux royales jumelles connaîtront le réveil.

Et alors... et alors voilà ce que Léopold-Ferdinand entend de la bouche expirante de Réginald :

– Léopold-Ferdinand, Dieu t'a puni ! Tu as tué tes filles ! Le prince s'accroche au mourant qui, déjà, vacille...

– Jure-le ! Jure-le ! Tu vas mourir ! Jure-le sur ton salut éternel !

– Je le jure sur mon...

Et Réginald, dans un affreux soupir, auquel répond un rire infernal derrière les murs, se soulève une dernière fois pour aller tomber sur les lèvres blêmes de l'une des deux jumelles, y achever sa phrase et mourir !

Léopold-Ferdinand s'est rué sur Réginald, l'a arraché à la couche où il est allé jeter son dernier soupir, et l'a fait rouler sur le parquet. Et maintenant, le voilà, à genoux, auprès du corps ; il regarde et il écoute.

– Je crois qu'il est bien mort ! fit-il. Regarde donc, Karl ! Karl se penche à son tour sur le cadavre, écarte les vêtements qui recouvrent cette noble poitrine et, levant son poignard, l'enfonce jusqu'à la garde...

– Pour en être plus sûr ! dit Karl...

Léopold-Ferdinand s'est relevé, a repoussé le cadavre du pied et est revenu à ce lit où les deux formes s'allongent sous le drap mortuaire. Il prononce ce mot, ce seul mot : « Savoir ! » Puis il se courbe davantage, davantage encore sur ces deux visages si beaux, si jeunes... qui ont toute l'apparence de la mort, et tout à coup, il ne peut retenir une sourde exclamation. Son doigt qui tremble montre l'une des deux têtes :

– Regarde, Karl ! Regarde !

Au-dessus du front de marbre, dans la chevelure plus noire que la nuit, vient de pousser une mèche blanche. Et il reste sans un geste, stupéfait, devant ce phénomène... ne pouvant comprendre. Enfin, il calme son émoi et dit, la voix mal assurée :

– On va pouvoir les reconnaître l'une de l'autre, maintenant. Viens, Karl !

Et, ayant enjambé le cadavre, le bourreau s'en va, suivi de son aide... Derrière les murs, le rire s'est tu.

Quelques minutes se passent sans que rien vienne troubler le silence de cette chambre funèbre où il y a un corps de plus... et puis une porte s'ouvre tout doucement, et une vieille qui sanglote, toute couverte de voiles noirs, une vieille noble dame, couronnée de cheveux blancs, s'avance vers le cadavre, tombe à genoux, et dépose un baiser sur le front sanglant de Réginald. Après quoi, elle glisse la main dans la poche du gilet et « fait la montre du mort ». Puis elle se relève, se signe et dit tout haut :

À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur ! \{2\}

FIN DU PROLOGUE

PREMIÈRE PARTIE -- LES MYSTÈRES DE LA CRYPTE

I -- LES SAINTES-MARIES-DE-LA-MER

Les Saintes-Maries-de-la-Mer. Un pays, un village qui s'appelle les Saintes-Maries-de-la-Mer. Ce nom est long, lent, onctueux et charmeur comme une prière. Et c'est vrai qu'il existe, dans la solitude immense des marais insalubres et des sables sans fin, dans une contrée désolée, très loin du monde, un petit village de pêcheurs surgi, on ne sait par quel miracle, de la lagune mouvante, un petit village qui s'appelle les Saintes-Maries-de-la-Mer !

Sur cette grève de la Camargue, l'histoire ou la légende -- c'est souvent la même chose -- nous apprend que la troupe très sainte des Maries fut jetée par la tempête. Les gentils les avaient chassées d'Antioche, embarquées, vouées à l'infortune des flots. C'étaient les femmes qui avaient pleuré Jésus, les parentes du Christ qui avaient gémi au pied de la croix, et le Golgotha était encore plein de leur douleur.

Marie Jacobé et Marie Salomé habitèrent donc ce lieu, et avec elles leur servante qu'elles avaient amenée de Judée et qui s'appelait Sarah, celle qui devait devenir la patronne des bohémiens. Un autel leur fut dressé dans ce désert, et à cause de cet autel, il arrive que ces mornes solitudes sont parfois étrangement peuplées.

Ainsi, en ce jour où le doux soleil de mai dore les sables et se reflète au miroir des étangs argentés, regardez !

Voici, sur les routes qui viennent de tous les points de l'horizon, une étrange et innombrable procession de véhicules bizarres, de pataches préhistoriques, de roulottes de toutes nuances, de toutes formes, de toutes dimensions, entourés d'un peuple poussiéreux, coloré, de nomades, de bohémiens, de tziganes accourus de toutes les directions, parlant toutes les langues, tous les patois, tous les charabias, qui à pied, qui à cheval ; et tout cela se meut, s'allonge, s'arrête, repart à nouveau le long des routes, dans un ordre relatif, mais dans un grouillement étonnant de splendeur et d'ignominie, d'ombre et de lumière. Gitanes d'Espagne, gypsies d'Angleterre, zingaris d'Italie, zigenner d'Allemagne, ciganos de Portugal ; tous les types et tous les métiers de la route, tous nos bohémiens chaudronniers, vanniers, musiciens, maquignons, marchands de bonne aventure, maraudeurs et tire-laine, tous les romanichels de la terre, les romichals, les cigains, comme ils disent, sont là représentés : les uns beaux comme des demi-dieux ; les autres dégénérés, monstrueux, tirant des bénéfices quotidiens de leurs anomalies physiques ; des jeunes femmes aux yeux de cigale, rayonnantes de toute la beauté orientale, au teint doré par les soleils d'Asie ; de vieilles sorcières au menton de galoche, tireuses de cartes, habituées du sabbat, magiciennes qui ont recueilli toute la laideur, toute la vieillesse, toute la saleté humaines, et en tête desquelles, accroupie en silence sur le siège de sa hideuse baraque roulante, derrière une boiteuse haridelle, Giska, « la paysanne de la Forêt-Noire », allonge son profil d'enfer...

Mais que se passe-t-il tout à coup ? Pourquoi cet arrêt brusque de toutes les colonnes en mouvement ? Pourquoi ces bras en l'air ? Ces cris, ces clameurs sauvages et suraigus ? Pourquoi ces cavaliers se dressent-ils sur leurs étriers, avec des gestes de fous sous les cieux embrasés ?

C'est que là-bas, tout à l'horizon, le peuple des nomades a enfin aperçu, debout sur les eaux, la basilique sacrée, l'église des Saintes-Maries-de-la-Mer, temple saint de la légende, la maison de sainte Sarah, vieille de plus de mille années, et qui, toute droite encore, les regarde venir, eux, ses enfants chéris, les fils de la Poussière, les maîtres de la Route... Et les clameurs redoublent ! Hosannah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! la mère des bohémiens ! Elle les attend tous, là-bas, dans la crypte profonde... la sainte d'entre les saintes, celle que tous les délégués de tous les bohémiens de la terre viennent visiter et prier, celle qui tous les cinq ans leur donne un roi, le grand chef de la Terre en marche, le grand Coesre ! Celui qui porte le fouet en sautoir et qui flagellera le monde !

Les troupes exaltées se sont remises en route. On excite les chevaux fourbus, les cavaliers bondissent, le peuple en haillons des femmes et des enfants court dans la poussière, et toutes les mains sont tendues vers l'apparition... là-bas...

Des étrangers, attirés par la curiosité de ce spectacle, sont venus pour assister aux fêtes et sont allés aux portes du village, au-devant des nomades. Au premier rang de ces étrangers, se tient un homme d'un certain âge, que quelques bohémiens saluent au passage, de son nom : M. Baptiste.

C'est une figure bien simple et bien triste que celle de ce M. Baptiste. Oh ! il est connu aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Depuis des années il revient toujours au moment des fêtes, et il ne faut pas croire que ce soit uniquement par curiosité. Il y trouve son intérêt. C'est lui qui, à ces dates fixes, raccommode toute l'horlogerie des romanichels. Ceux qui ont des montres qui ne marchent plus attendent d'être arrivés aux Saintes-Maries-de-la-Mer pour les confier à M. Baptiste, qui est un habile homme. Du reste, quand on le regarde, on devine bien au premier coup d'œil à qui on a affaire. Il n'y a qu'un horloger pour porter cette espèce de blouse noire-là, et fixer toutes choses de si près, avec ce mouvement de myope et aussi cette attention soutenue et tout à coup immobile. Quand il observe les gens, ses petits yeux tristes et inquiets semblent s'approcher des visages pour les fouiller ride à ride et y découvrir quelque chose qui s'y cache, comme lorsqu'il fouille pièce à pièce dans ses rouages pour y trouver « ce qui fait que ça ne marche pas ». Et certainement il y a quelque chose qui ne va pas suivant les désirs de M. Baptiste, car le voilà bien nerveux au fur et à mesure que les groupes défilent.

La muette et inquiète investigation à laquelle se livre M. Baptiste ne l'empêche pas de traîner derrière lui, par la main, comme s'il avait peur qu'il ne s'échappât, un bien étrange et long, bien long jeune homme, dont les habits étriqués (un complet jaquette à carreaux, tout neuf) le vêtent trop court, dont le pantalon s'arrête haut au-dessus des chevilles. La tête de ce jeune homme, qui offre un curieux mélange de naïveté et de malice, le tout fort emmêlé de cheveux filasse, se balance avec candeur au-dessus du commun des mortels. Ce jeune homme est certainement l'un des plus longs et des plus secs jeunes hommes connus ; il se laisse docilement conduire par M. Baptiste. Il semble prendre plaisir à tout et même à des riens du tout.

Ainsi, il s'est penché tout à l'heure, avec ravissement, sur trois culs-de-jatte qui passaient et il a paru enchanté de pouvoir étudier de si près leur structure avortée. Une femme à barbe avait excité ensuite son intérêt. Mais en cette minute agréable où son maître le traite, sans qu'il sache absolument pourquoi, de gibier de potence, toute son attention est retenue par l'apparition assez lointaine encore, tout à fait en bordure de la caravane, d'un petit point qui marche. Oh ! c'est épais comme une mouche. Et puis cela grossit naturellement, mais, chose extrêmement curieuse, cela grossit surtout en largeur.

Et c'est arrivé à quelques pas de Jeannot, ça ne mesure guère, des pieds à la tête qui est énorme, plus de soixante-deux centimètres ; mais ça s'étale d'une jambe à l'autre d'une façon étonnante ; le buste tout court est plus large que haut, et les épaules s'allongent horizontalement, pour laisser pendre, à angles droits, deux bras dont les petits poings balayent la terre avec nonchalance.

– Bonjour, monsieur Magnus ! fait Jeannot, en soulevant timidement sa petite casquette. Me reconnaissez-vous ?

– Si je vous reconnais, mon petit Jeannot ! répond le phénomène avec une belle et puissante voix de basse. Si je vous reconnais ! Vous n'avez pas beaucoup changé !

Et il lui tend la main. Jeannot, qui a une main libre, en profite pour serrer l'une des mains de M. Magnus avec émotion. Et pendant que M. Magnus et Jeannot se serrent ainsi la main... il y a encore deux petits poings qui appartiennent à M. Magnus et qui continuent de balayer la terre avec nonchalance... Car M. Magnus a trois bras mais ce troisième bras, M. Magnus ne le montre que dans les grandes circonstances, pour vingt-cinq centimes les jours de représentation, et pour rien quand il rencontre un véritable ami ! Dans ce dernier cas, c'est avec la troisième main « qu'il la lui serre ».

À l'ordinaire, le troisième bras, qui prend son origine par derrière l'omoplate gauche, se dissimule sous le vêtement, la main passée dans le gilet, selon le geste cher au grand Napoléon. M. Magnus est bien connu du monde entier sous le nom du Nain parallélépipède à cinq pattes. Il est illustre. Jeannot est tout rouge du bonheur d'avoir été reconnu par cette illustration.

Il balbutie :

– Hélas ! non, monsieur Magnus, je n'ai pas beaucoup changé depuis cinq ans. Je n'ai réussi à grandir que de cinq centimètres, ce qui ne fait qu'un centimètre par an et qui me donne en tout deux mètres trente-deux.

– Ça n'est déjà pas mal, répliqua M. Magnus d'un ton consolateur. J'espère qu'on se reverra.

– Oh ! oui, monsieur Magnus !

Le nain salue M. Baptiste de l'une de ses mains gauches, et continue son chemin.

Jeannot soupire :

– Je n'étais pas fait pour être horloger...

Quant à M. Baptiste, il n'a prêté aucune attention à la scène de Jeannot et de Magnus. Son regard ne s'est éclairé un peu qu'en apercevant la roulotte de l'antique Giska, la paysanne de la Forêt Noire. La sorcière, de son côté, a aperçu M. Baptiste et a remué son menton d'une certaine façon qui a paru satisfaire l'horloger. Et M. Baptiste traînant toujours Jeannot par la main, s'est mis à suivre la roulotte. À ce moment, les cris redoublent en tête de la caravane. Cela vient de la place de l'Église. Chacun s'y précipite, s'y entasse, s'y étouffe. Le peuple des nomades a enfin atteint le seuil, la Pierre Promise.

Une grande joie est répandue sur tous les visages. Ils sont arrivés. Demain, on leur ouvrira les portes du sanctuaire, et tous, ils oublient les chemins parcourus, tous les romani, même ceux qui sont venus de très loin et qui traînent à leurs souliers d'osier la poudre des deux mondes... Ceux qui ont accompli les premiers rites, les premières prières, accompagnées de signes incompréhensibles aux profanes, font place à d'autres, et s'en vont procéder à leur hâtive installation en attendant les cérémonies du lendemain\{3\}. Des tentes se dressent partout, sur les places, sur la plage, dans la plaine.

Des forains dressent déjà leurs baraques pour les fêtes qui suivent les cérémonies religieuses et l'élection du roi. Des feux s'allument, çà et là, sous les chaudrons pendus à trois bâtons en faisceau, et qui contiennent la soupe du soir. De la marmaille demi-nue souffle sur les charbons ardents, tandis que les premiers des tribus se réunissent au bord de la mer, s'accroupissent en cercle et parlementent déjà autour de l'événement attendu...

... attendu depuis cinq ans...

... Car depuis cinq ans les romichals n'ont point de chef. Un signe mystérieux venu d'en haut leur a ordonné d'attendre. Et toutes les bandes accourues, il y a cinq ans aux Saintes-Maries-de-la-Mer s'en étaient retournées et s'étaient dispersées aux quatre coins du monde sans le mot d'ordre suprême qui fait les cigains joyeux et pleins d'espoir.

Qui donc leur aurait donné alors le mot sacré, puisque leur grand coesre, le dernier élu de sa race, était mort, disait-on, assassiné, et qu'ils avaient reçu l'ordre de sainte Sarah d'attendre pendant cinq ans un nouveau maître ? Hélas ! hélas ! l'insigne du commandement, le fouet du grand-coesre avait été laissé à la garde des Saintes-Maries, sur la pierre du tombeau de sainte Sarah, au fond de la crypte sacrée. Mais aujourd'hui, l'heure est venue ! L'heure où la main du maître inconnu va saisir le fouet aux acclamations de son peuple et en faire cingler la mèche déchirante.

Autour des chefs des tribus assemblées, sur la plage, on fait un large cercle de mystère et de silence. Les étrangers n'ont point le droit de savoir ce qui se dit là-bas... Il y en a de ces étrangers, foi de tziganes !... qui voudraient en savoir plus long que les tziganes eux-mêmes qui, eux-mêmes, ne sauront rien avant que les délégués de tous les romanis de la terre soient sortis de la crypte mystérieuse où ils s'enfermeront pendant trois jours. Que se passe-t-il pendant ces trois jours-là ? Quand ils se seront glissés par la petite porte, quasi dérobée, derrière l'église, dans le vaste souterrain habité par le souffle de sainte Sarah, à quelles pratiques millénaires se livreront-ils ? Les gens du pays racontent qu'hommes et femmes vivent là dans une terrible promiscuité et qu'il se passe dans cet antre des choses tellement effrayantes que la terre gémit comme une femme enceinte et que les pierres de l'église en tremblent jusqu'au troisième dimanche. Oui, pendant trois jours, les cigains ne voient pas la lumière du soleil, et nul ne communique avec eux.

Quels rites bizarres et prodigieux célèbrent-ils au milieu de la fournaise des cierges embrasés ? Quelles paroles de mystère et de cabale sont échangées par les chefs ? Quels signes sacrés, venus à travers les âges, dessine-t-on sur les murs ? Quelle écriture de ténèbres, quel mot de lumière relie soudain les descendants de cette race magnifique et maudite qui prétend savoir l'avenir du monde ?

– Oh ! mon Dieu ! gémit Petit-Jeannot dont la main était toujours retenue dans la solide main de M. Baptiste. C'est moi qui voudrais les voir les mystères de la Crypte !

Mais M. Baptiste, toujours préoccupé, n'entendait pas Petit-Jeannot. La nuit venait. Il regagna avec son apprenti la vieille masure délabrée et abandonnée qu'il louait toujours à l'extrémité du village, du côté opposé à celui où étaient campés les romanichels et sur le bord même du rivage de la mer. Comme il y arrivait, il trouva debout, devant sa porte, un homme aux vêtements en lambeaux et qui portait sur ses épaules un gros bissac. L'homme était couvert de sueur et de poussière. À l'approche de M. Baptiste, il dit en soulevant un feutre lamentable :

– L'heure rouge approche !

M. Baptiste laissa échapper aussitôt un gros soupir, et Petit-Jeannot vit bien que tout le souci dont son front était chargé depuis deux jours avait disparu du coup. Alors il en fut intrigué et regarda de plus près l'homme au bissac. Il ne lui trouva pas l'air « catholique », mais plutôt une drôle de tête de Turc. « C'est une espèce de mécréant ! » se dit Petit-Jeannot. L'homme entra dans la maison sur un signe de M. Baptiste.

M. Baptiste s'était enfermé avec l'homme dans une petite pièce, laissant Jeannot au milieu de toute l'horlogerie, dont la première salle était encombrée. Le jeune homme était fort curieux de sa nature, et, comme aussi il était fort grand, il n'eut même pas à monter sur un escabeau pour apercevoir par le truchement d'une petite lucarne intérieure ce qui se passait de l'autre côté du mur. Il ne fut pas peu stupéfait d'apercevoir « l'espèce de mendiant » prosterné devant son maître et lui embrassant les genoux. M. Baptiste le releva avec une grande émotion apparente et lui adressa quelques paroles que Petit-Jeannot n'entendit point, mais qui lui semblèrent faire une grande impression sur l'étranger. Celui-ci leva les yeux au ciel, puis se prit à faire un long récit que M. Baptiste écoutait dans le plus parfait silence.

L'horloger s'était assis, les coudes à une petite table, et s'était mis la tête entre les mains. Quand « le mendiant » eut fini de parler, M. Baptiste releva la tête et Petit-Jeannot vit qu'il avait les yeux pleins de larmes ; tout en pleurant, il tendit les mains vers le bissac de l'étrange voyageur, et, s'en étant emparé, en vida le contenu sur la table. Il n'y avait là que des papiers qui devaient être fort précieux à en considérer les magnifiques cachets de cire qui les scellaient pour la plupart. M. Baptiste se leva, embrassa « le mendiant », et Petit-Jeannot n'eut que le temps de regagner sa place. Son maître conduisait déjà son visiteur au seuil de sa demeure. Puis, sans prêter aucune attention à son apprenti, M. Baptiste retourna s'enfermer dans la petite pièce.

Jeannot, s'étant assuré que son maître était très occupé à dépouiller le volumineux et mystérieux dossier qu'on venait de lui apporter, sortit doucement de la maison et descendit sur la grève, il s'assit sur un tertre, et, dans la nuit commençante, se prit à rêver. Et il était parti, ma foi, pour des pensées si vagues et si lointaines, qu'il ne prit point garde à quelques ursari (dompteurs d'ours) qui passèrent en traînant leurs bêtes velues aux ombres dandinantes. Autour de lui, la nuit se peuplait de silhouettes fantasques, grotesques ou monstrueuses. Une sorte de gigantesque araignée de mer sortit de l'ombre et gravit en rampant la rampe sablonneuse sur laquelle Jeannot était assis. Elle marchait dans un tel silence qu'on ne l'entendait point se déplacer. Ses cinq pattes supportaient une carcasse étrange et quadrangulaire.

L'araignée fut bientôt tout près de Jeannot qui n'avait pas fait un mouvement. Et de dessous la carcasse sortit une tête énorme et barbue et tout à fait phénoménale pour une araignée de mer, car on n'ignore pas que les araignées de mer, si grosses soient-elles, n'ont point de tête. Or celle-ci avait donc une tête dont les yeux tout ronds brillaient comme de l'acier. La tête s'allongea, se dressa devant Jeannot immobile, comme si elle allait le dévorer, et tout à coup s'en vint reposer tranquillement sur ses genoux.

– Oh ! fit Jeannot, qui fut surpris une seconde... Vous m'avez fait peur, monsieur Magnus !

– Pourquoi es-tu triste, Jeannot ?

– Parce que je ne suis point fait pour être horloger.

– Et pour quelle chose es-tu né, Jeannot ?

– Pour être phénomène, monsieur Magnus : j'ai deux mètres trente-deux. Je suis si maigre que je peux me cacher dans un tuyau de poêle ; je suis tout naturellement disloqué ; je cours comme un lièvre, et je me suis appris à remuer les oreilles comme un lapin.

– Il faut le dire à tes parents, Jeannot.

– Ah ! je leur ai déjà dit. Mais ils veulent que je sois horloger. Ils m'ont mis en apprentissage chez M. Baptiste, qui est très bon pour moi, mais qui ne me laisse aucune liberté. Il craint toujours que je ne me sauve et que je ne l'abandonne pour suivre les bohémiens.

– Comment connais-tu le romani ? Qui t'a appris cette langue ?

– Eh ! j'avais cinq ans quand j'ai été volé, mon bon monsieur Magnus.

– Les bohémiens t'ont volé à tes parents ?

– Non, ce sont mes parents qui m'ont volé à des bohémiens !

-- Oh ! fit M. Magnus, ça, c'est grave ! Mais ton père et ta mère, c'est pas ton père et ta mère ?

– Mais non. Moi, je ne leur suis rien à ces gens-là. Ils m'ont volé dans une foire, parce qu'ils avaient envie d'un gosse, et que je leur avais plu, sans doute par ma gentillesse ; et puis ils m'ont adopté. Et depuis ce temps-là, ça n'a été que des embêtements ! Il a fallu aller à l'école, et puis ç'a été l'horlogerie... Ils m'ont fait aussi enfermer dans une maison de correction parce que je courais toujours après les roulottes, et que je ne voulais plus rentrer chez nous. Mais ils n'ont pas pu me garder dans la maison de correction.

– Pourquoi ?

– Parce que je m'en échappais toujours. Moi, je glisse partout comme un serpent.

– C'est vrai que tu peux te cacher dans un tuyau de poêle ?

– Pourvu qu'il soit long... Mais il n'a pas besoin d'être tout droit ; il peut être replié comme on veut, je me replie comme lui.

– C'est bien ! Pourquoi restes-tu alors chez l'horloger ?

– Je l'aime bien. C'est un homme qu'a un gros chagrin qu'on ne sait pas lequel et puis il m'a dit qu'il était l'horloger des bohémiens, et il a besoin de moi à cause de la langue romani. Ça m'a fait prendre patience... Mais j'en peux plus !

– Qu'est-ce que tu vas faire ?

– Je voudrais descendre dans la crypte, comme un vrai romani, et y voir les mystères...

– Si tu fais ça, tu te feras tuer.

– Non, car je suis un romani et votre roi sera mon roi. Vous qui savez tant de choses, monsieur Magnus, savez-vous pourquoi on est resté cinq ans sans roi ?

– Les anciens disent que sainte Sarah a laissé grandir le dernier descendant du dernier Grand Coesre qui a été assassiné et qui sera vengé : il s'agit d'un jeune homme qui, paraît-il, s'appelle Rynaldo... On en parlait beaucoup hier soir dans les conseils des tribus...

– C'est lui qui sera nommé grand coesre ?

– Si Sarah le veut...

– Moi, je veux le voir ! Je veux être là quand il viendra dans la crypte...

– Il ne suffit pas d'être romani pour assister aux mystères du grand-coesre... Tu pourras adorer sainte Sarah, mais tu ne pourras pas assister aux mystères du grand coesre... On te fera sortir...

– Et vous, monsieur Magnus, vous y assistez ?

– Mais oui !

– Qu'est-ce qu'il faut pour ça ?

– Il faut une montre comme ça !

Et M. Magnus, cessant de faire l'araignée de mer, se releva tout droit sur ses deux jambes ; il apparut en une pose convenable, c'est-à-dire en nain parallélépipède à cinq pattes. De sa deuxième main gauche, il alla fouiller dans la poche de son gilet et exhiba une montre à Petit-Jeannot. L'apprenti horloger ne put retenir une exclamation.

– Oh ! fit-il, j'en ai vu des montres comme ça ! Je sais ce qu'il y a d'écrit dessus... Et bien qu'il fasse noir comme dans un four, je vais vous en dire l'inscription :

À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur !

Le nain sursauta sur ses pattes de derrière.

– Où as-tu vu de ces montres-là, Petit-Jeannot ?

– Chez M. Baptiste. À un moment, il y en avait tout plein une salle, sur tous les murs. Elles sonnent toutes midi à deux heures et quart, n'est-ce pas ?

– On ne peut rien te cacher, Jeannot.

– Non, rien. Ainsi M. Baptiste a voulu me cacher qu'il avait des montres comme ça ; mais moi, j'ai fini par me faufiler dans le cabinet noir où il les avait pendues.

– Et il n'en a rien su ?

– Ma foi, non !

– Tant mieux pour toi, Jeannot... Et il y a longtemps que tu as vu ces montres-là ?

– Cinq années passées, au moins, avant que je vienne ici pour la première fois, où j'ai fait votre connaissance.

– C'est donc ça, reprit Magnus pensif, en se grattant le menton de ses trois index, c'est donc ça que M. Baptiste est l'horloger des fils de la femme ?\{4\}

– Qu'est-ce que vous me conseillez de faire, monsieur Magnus ?

– Moi, je te conseille d'aller te coucher... Ah ! encore un mot, Petit-Jeannot... Si, par hasard, tu avais envie de raconter à un autre qu'à moi l'histoire des montres... eh bien, un conseil... Tais-toi ! Adieu, Jeannot !

II -- AU FOND DE LA CRYPTE

C'est une vieille basilique que cette maison des Saintes-Maries-et-Sarah au bord de la mer. Il n'y a pas deux églises pareilles au monde. C'est une église et c'est un château-fort... Elle est la maison de la prière, et cependant ses tours, ses créneaux, son chemin de ronde, ses mâchicoulis semblent faits pour la bataille, et son abside supérieure est un donjon formidable qui a pu repousser l'assaut des Sarrasins. Les fêtes s'étaient déroulées comme à l'ordinaire. Le 24 mai, à dix heures du matin, il y avait eu messe chantée : à quatre heures du soir, après vêpres, descente et exposition des reliques, qui avait donné lieu, comme toujours, à de curieuses scènes de mysticisme ; à neuf heures, prédication ; à minuit, chemin de croix et rosaire. Le 25, messes et communions à partir de trois heures du matin ; à dix heures, grand-messe suivie de la procession sur la plage, et la mer avait été bénie... À quatre heures, vêpres, à l'issue desquelles on avait remonté les châsses des Maries dans le sanctuaire, au milieu des transports d'une foule en délire.

Enfin, le tour était venu de fêter plus particulièrement la servante, celle pour qui tout ce peuple vagabond s'était déplacé. Alors, pendant que les cérémonies religieuses se continuaient par des fêtes profanes, la petite porte basse ouvrant sur la crypte souterraine avait laissé passer le flot mystérieux des délégués romanis, hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, depuis les haillons jusqu'aux plus somptueux costumes tziganes gansés d'or. Et l'on avait commencé entre soi d'adorer, d'exalter sainte Sarah, en l'honneur de laquelle on avait allumé un foyer prodigieux de cierges, dont le moindre coûtait au moins cinquante francs.

Comment Petit-Jeannot était-il parvenu à se glisser dans cette foule fanatique ?

Il avait été certainement servi par la connaissance qu'il avait de la langue romani et des mœurs des bohémiens. Et puis il avait eu une imagination que nous connaîtrons bientôt, de laquelle du reste devaient résulter pour lui les plus graves conséquences.

Il était donc entré, et oubliant sa longueur, il essayait de se faire le plus petit, au milieu de cette tourbe déjà chantante et ululante dans l'embrasement des cierges. Caché derrière un pilier, s'efforçant de faire corps avec lui, il regardait avec des yeux de stupéfaction et d'effroi les manifestations subites d'une idolâtrie à laquelle les cérémonies précédentes, en dépit de l'enthousiasme qui y avait présidé, ne l'avaient que peu préparé.

À cause de ce mélange d'ombres et de flammes, de cette alternance de ténèbres et de clartés, de ce grouillement fantomatique de démons qui tantôt apparaissaient comme des figures en feu, et tantôt s'éteignaient comme si on avait soufflé dessus, il put se croire descendu dans un coin de l'enfer. D'abord, tout sembla tourner autour de lui. Il percevait peu de détails ; tout cela semblait être les figures, les têtes, les bras, les gestes, les haillons d'une même masse en délire qui s'étirait, se rétrécissait, se rallongeait, s'agitait, commandée par une seule âme damnée ; et de cette masse montait une odeur à laquelle la senteur des cierges et celle des encens et certains autres parfums d'Arabie se mêlèrent pour prendre Petit-Jeannot à la gorge et le faire défaillir.

Il eut honte de lui-même. N'était-il donc pas un vrai romani ? Déjà il distingue mieux ce qui se passe ; il perçoit des sons tout particuliers au-dessous et au-dessus de la grande litanie énervante composée uniquement avec le nom de Sarah. « Ah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! ahahsarah ! » Ce sont des sons de crânes sur les dalles, des bruits terribles de fronts sur le pavé d'airain... Comment, comment ces fronts n'éclatent-ils pas comme des noix ? Et puis voilà, autour des cierges, des cris plus aigus de femmes pâmées qui écartent les bras comme si on les clouait en croix... Elles tournent, tournent, tournent, les cheveux dénoués, la gorge sifflante, et puis elles s'abattent dans une crise affreuse... Et on les emporte jusqu'au fond ténébreux de la crypte, pendant que d'autres les remplacent et que la litanie continue : « Sarah ! Sarah ! Sarah ! Sarahahah ! Sarah ! Sarah ! »

Depuis combien de temps cette scène dure-t-elle ? Jeannot pourrait-il le dire ? Non, car il est comme enivré et sa bouche entrouverte chantonne déjà : « Sarah ! Sarah ! Ah ! Ah ! Ah ! » Et même les mouvements de la danse commencent à le faire danser... Autour de l'autel où brûlent les cierges, filles, femmes, estropiés se trémoussent à l'envi les uns et les autres. On se cambre, on se tord, on s'agite en mille façons extravagantes... Et Petit-Jeannot va se tordre lui aussi, quand une main tout à coup le saisit, puis une autre, puis une autre, le tirant par en bas... Il se penche. Qu'est-ce qui l'agrippe ainsi ? Ah ! ce sont les trois bonnes mains amies de ce cher M. Magnus. Et il se laisse conduire.

– Viens ! dit M. Magnus. Laissons ces fous. Nous allons nous asseoir à côté des aurari\{5\}, des chaudronniers et des lingurari\{6\}. Ce sont des gens sérieux qui laissent crier tous les liaessi\{7\}. Et tu feras comme moi, et tu ne te laisseras pas émouvoir... Comment as-tu pu passer inaperçu avec ta taille, avec ton petit complet de magasin de nouveautés ?

– Bah ! fait Petit-Jeannot, je ne me suis point caché.

Et il exhibe à M. Magnus une montre qu'il a tirée de son gousset.

– Oh ! tu m'en diras tant ! fait M. Magnus. Mais prends garde ! ces petites affaires-là, ça brûle !

Petit-Jeannot serre sa montre et demande :

– Est-ce qu'on ne va pas bientôt élire le grand-coesre ?

– Attends un peu, répond le nain. Avant, on va tuer les deux petits enfants.

– Comment ! on va tuer deux petits enfants ?

– Oh ! fait M. Magnus avec une moue méprisante, ce sont deux petits enfants de gadschi\{8\}.

– C'est abominable ! Je ne veux pas voir une chose pareille !

– Chut ! Tu vas te faire écharper. C'est un sacrifice que nous faisons à sainte Sarah pour qu'elle nous donne le Coesre vengeur.

-- Vrai ? Ce sont deux petits enfants que l'on a volés ? interrogea en tremblant le pusillanime Jeannot.

– Non ! On les a achetés à leurs pères et à leurs mères. Oh ! ils sont bien à nous. Nous les avons achetés avec notre argent\{9\}. Jamais on n'aurait pu offrir à sainte Sarah un enfant qu'on aurait volé. Je croyais que tu savais cela, Petit-Jeannot. Ces enfants-là, ils sont à nous et bons pour le sacrifice comme Isaac était à Jacob !

– Monsieur Magnus, je veux m'en aller !

Ils étaient arrivés dans un des coins les plus profonds de la crypte ; et là, Petit-Jeannot, dont les yeux commençaient à se faire à l'obscurité, distingua un grand nombre d'ombres assises et qui ne remuaient, ni ne parlaient, ni ne chantaient.

– Tu peux t'asseoir ici, avec nous, Petit-Jeannot. Tu es de la confrérie.

– Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ?

– Ce sont les Heures !

Et comme pour corroborer le dire de M. Magnus, dans le même moment, toutes les Heures, dans leurs poches, se mirent à sonner douze coups.

Puis il y eut un grand éclat de voix qui fit se retourner Petit-Jeannot. Là-bas, devant l'autel improvisé où brûlaient les cierges, des flammes vertes venaient de s'allumer ; une épaisse fumée odoriférante montait et dans ce nuage diabolique apparaissait, debout sur le trépied de bois de coudrier, Giska, les bras en l'air, brandissant d'une main un fouet court au manche de cuivre et à la longue lanière, et de l'autre un large poignard, cependant qu'autour d'elle les danses avaient cessé et que s'élevait sous les voûtes profondes et sonores le terrible chant de « Pharaon » entonné par le chœur des Lautari, le chant de « Pharaon », le plus vieux chant de la race que seuls les initiés aux grands mystères peuvent comprendre, et que Petit-Jeannot ne comprenait pas !

Mais Petit-Jeannot, s'il ne comprenait pas, voyait. Il voyait le poignard de Giska dessiner une croix au-dessus d'un petit autel de pierre, et sur cette pierre il y avait deux petits enfants, beaux comme des anges, étendus tout nus et qui pleuraient au milieu de ce peuple de démons. Alors Petit-Jeannot commença de regretter sincèrement l'horlogerie, et il n'y eut pas trop des trois bras accueillants de M. Magnus pour le soutenir.

Tout à coup le chant du « Pharaon » cesse, et Giska commence une étrange psalmodie que toute l'assemblée répète en chœur, et ce chant est le plus lugubre de tous ceux qui se sont fait entendre depuis le commencement des cérémonies. Elle appelle la bénédiction de sainte Sarah sur le grand Œuvre entrepris par le peuple nomade cigain, et pour que la sainte soit à jamais liée avec son peuple, Giska lui annonce que ce peuple lui offre le sang tout chaud de deux petites filles de gadschi, que l'on a payées très cher et que l'on va tuer comme de jeunes biches, selon la loi du Tigre et de l'Euphrate et malgré la loi des gadschi.

-- Alors, annonce Giska, le peuple verra enfin arriver le Coesre vengeur, le Dieu doré, que sainte Sarah lui a promis, et qui doit venir avec ses cheveux d'amour et sa taille de fille à marier et ses petits poings d'enfant qui saisiront le fouet retentissant !

En entendant ces derniers mots, il y eut tout près de Giska, devant l'autel de pierre, de sourdes exclamations, puis des protestations.

– Un enfant ! Nous ne voulons pas d'un enfant pour grand-coesre ! Giska ne sait plus ce qu'elle dit ! Notre vieille sorcière est folle !

D'autres voix criaient :

– Elle parle du jeune Rynaldo ! Il ne saurait même pas tenir le fouet ! Il n'est encore bon qu'à le recevoir !

– Du jeune Rynaldo ou de tout autre ! Sainte Sarah seule sait de qui je parle ! fit la voix de Giska. Taisez-vous, maudits, quand sainte Sarah parle par ma bouche !

– Qu'elle parle ! Qu'elle parle ! cria-t-on du fond de la crypte.

Alors la voix de Giska domina tous les bruits, même les propos et les rires impuissants des concurrents. Ces concurrents étaient Balthazar de Croatie, Routchouk le Valaque, Hedjaz du grand désert de la mer Rouge, et Attila le Dace. Ils étaient noirs comme des corbeaux et se gaussaient de la prophétie qui annonçait que le Fouet tomberait dans la main d'un éphèbe doré. Eux, ils étaient forts comme des brigands. On verrait. Depuis cinq ans, ils étaient candidats. Sainte Sarah connaissait les siens. Mais Giska redresse son vieux col étique. Elle pousse un grand cri sauvage en agitant le fouet et le poignard. Elle est inspirée. Ses yeux flambent. Sa bouche écume : ce n'est plus la sorcière, c'est la prophétesse.

– Je le vois ! Je le vois ! le petit Dieu doré ! Sainte Sarah l'a fait grandir en force et en sagesse ! Le voilà ! Le voilà avec ses longs cheveux blonds qui descendent jusqu'à ses talons et ses si grands yeux de nuit noire ! Il a un visage de rose et de lys ! Il a de petites mains et de petits pieds, mais malheur à ceux qui en approcheront ! C'est un vrai cigain de la vraie race. Il sait mentir, comme vous ne le saurez jamais, et renier et tromper comme saint Pierre lui-même... Et quand il lave ses mains dans le Danube, l'eau devient toute rouge de l'occident à l'orient... C'est Jésus, la Sainte Vierge et sainte Sarah qui l'ont fait et qui nous l'envoient sur un grand cheval blanc, dont j'entends sonner les quatre sabots d'or ! Mais pour qu'il arrive, il faut que le sang des gadschi coule !

Toute l'assemblée répond :

– Il faut que le sang des gadschi coule !

Giska, plus fort :

– Il faut que le sang des gadschi coule ! pour que Réginald soit vengé !

Et toute la foule, avec des voix terribles :

– Il faut que le sang des gadschi coule ! pour que Réginald soit vengé !

Les flammes vertes ont pris une ampleur démesurée ; elles lèchent les voûtes, elles enveloppent Giska de leur rayonnement macabre et tout à coup, agitant son poignard, la sorcière saute de son trépied.

– Entendez-vous gémir la terre ? hurle-t-elle. Écoutez ! Écoutez le sol qui tremble sous les quatre sabots d'or ? Le voilà ! Il arrive ! Il est à nous, le Dieu vengeur ! Qu'il vienne donc, et qu'il se lave les mains dans le sang chaud des gadschi !

Et elle va frapper les deux innocentes victimes, quand soudain son bras meurtrier reste suspendu... Car c'est vrai que le sol tremble et que la terre est déchirée... Et le tonnerre n'entre point avec plus d'éclat dans le temple pour foudroyer l'impie que ne se précipite dans la crypte cette jeune amazone, enveloppée du masque d'or de ses cheveux flottants, vêtue de la longue robe rouge qui traîne comme une flamme sur la croupe fumante de son blanc coursier.

Par où sont-ils entrés tous deux ? Ont-ils défoncé la porte ? Ont-ils percé les murs ? Sont-ils surgis de la terre profonde ? Ils ont traversé les flammes vertes et les ont courbées sous eux comme ferait le vent de la tempête, et ils ont bondi jusqu'à la prophétesse qui est maintenant désarmée, les mains nues... Le poignard a été rejeté dans la nuit et tout à coup le fouet, le fouet sacré s'est fait entendre ! Il a claqué éperdument sous les voûtes sonores...

Et il est dans le poing, dans le petit poing de l'amazone à la robe de flamme, aux bottes jaunes et aux cheveux de soleil ! Il claque au poing du Dieu doré, le fouet du grand-coesre ! Et ce petit Dieu est une déesse... une enfant... et sous le rayonnement extraordinaire de sa chevelure d'or on aperçoit sur son beau front courroucé... une mèche blanche !

Quel silence maintenant sous les arches souterraines de l'antique basilique ! Eh quoi ! c'est cela que sainte Sarah leur envoie... cet être frêle... cette belle enfant impétueuse, dont toute l'audace ne tiendrait pas une seconde devant le danger, surgi en travers de sa course ! Devant cette jeunesse et tant de faiblesse apparente, l'assemblée, un moment surprise par l'arrivée foudroyante de l'amazone, reprend conscience d'elle-même, regarde, juge, et, stupéfaite, attend qu'on lui explique cette énigme.

– Qui es-tu ? demande Giska, toi qui rejettes le glaive et t'empares du fouet.

– Je suis la maîtresse de la Bonne Aventure... répond la belle enfant d'une voix mélodieuse.

– Qui t'a dit de venir ici ?

– Le Maître de l'heure !

– Et qui a commandé au Maître de l'heure de t'envoyer ici ?

– Sainte Sarah !

Des murmures montent des coins les plus obscurs et les plus profonds de la crypte. Giska ordonne d'un signe que l'on se taise, et l'ordre et le silence, en un instant, sont rétablis. Mais l'assemblée certainement, est frémissante d'entendre d'aussi énormes paroles dans une aussi petite bouche. Giska demande :

– Qu'est-ce que tu nous apportes ?

– L'Heure Rouge !

– Où la portes-tu ?

– Sur mon cœur !

Des cris amis éclatent :

– Elle répond bien !

– Chut ! fait Giska. Que viens-tu faire ?

– Vous venger.

– Et que demandes-tu pour cela ?

– Votre obéissance.

À ce mot, nouvelles rumeurs. Giska étend le bras ; elle proclame :

– Jamais le peuple cigain n'a obéi à un autre qu'à son Grand-Coesre.

– Je suis votre Grand-Coesre.

Alors il y a des gloussements, des rires, des moqueries. Ce n'est plus de l'indignation. On s'amuse.

– Tu dis que tu es notre Grand-Coesre, reprend Giska, mais tu ne le prouves pas.

– Je le prouve, puisque c'est moi qui ai le Fouet sacré.

-- Tu me l'as pris.

– Je ne le rendrai pas.

– On te le reprendra.

– Non !

Et l'amazone se dresse debout sur ses étriers d'or, les deux soleils noirs de ses yeux lancent des flammes sombres :

– Tous ici, depuis le premier des aurari jusqu'au dernier des liaessei, vous me jurerez fidélité ! Je suis votre Grand-Coesre ! Je suis votre Reine ! Mâles et femelles, vous êtes à moi !

Ce disant, elle fait claquer au-dessus de sa tête le Fouet sacré, et cette fois, d'une façon si effrayante, que l'écho de la vieille basilique en est déchiré... Et pendant que le fouet claque, elle proclame encore sa tyrannie :

– Tous ! Tous ! Tous ! Vous êtes mes vabrassi !\{10\}

Tumulte effroyable et puis silence... Alors quatre géants s'avancent. C'est Balthazar le Croate, c'est Routchouk le Valaque, c'est Hedjaz du grand désert de la mer Rouge, et Attila le Dace.

Attila le Dace prend la parole.

– Non, dit-il, nous ne sommes point tes vabrassi ! Et Balthazar le Croate :

– Évidemment, tu as le dolman rouge à brandebourgs et les bottes jaunes et le bonnet d'astrakan des Grands-Coesres ; mais nous ne sommes pas tes vabrassi.

Hedjaz du grand désert de la mer Rouge :

– Tu as le fouet également : mais ce sont des attributs que tu as volés à l'aide de quelque sortilège. Il ne sera pas difficile de te les arracher.

Ce fut Routchouk le Valaque qui prononça la parole la plus grave :

– Comment veux-tu avoir des vabrassi ! Tu ne saurais pas les fouetter !\{11\}

L'amazone avait croisé les bras sur sa jeune poitrine haletante. Son petit poing crispé tenait toujours le fouet ; les rênes flottaient sur l'encolure du merveilleux cheval blanc qui ne bougeait pas plus qu'un cheval de bronze.

La foule des bohémiens attendait maintenant, sans manifestations, ce qui allait, ce qui devait se passer. Tous étaient stupéfaits de l'arrivée de cette radieuse enfant, car ils ne pouvaient se faire à cette idée qu'ils trouveraient en elle un maître. Encore une fois, était-il possible que Sarah eût remis leur sort entre des mains si tendres ? Ce devait être une épreuve. Enfin, on allait voir. Ils attendaient, pour se prononcer, l'issue de la « cérémonie du Fouet » comme on attendait au moyen âge l'issue du duel appelé « jugement de Dieu ».

Chaque fois qu'on élisait un Grand-Coesre, il y avait des vabrassi qui se révoltaient, qui voulaient tenter l'épreuve du fouet, et cela n'avait pas d'autre importance que celle qu'il fallait attacher à un rite consacré ; cela faisait partie intrinsèque de la cérémonie au bout de laquelle le Grand Coesre, vainqueur, était acclamé. Mais dans la circonstance on ne présageait rien de bon de la fragilité de l'amazone rouge. Elle pouvait raconter qu'elle apportait « l'Heure Rouge » ; si elle ne savait pas manier le fouet, elle serait traitée comme la dernière des gadschi !

Giska, intervenant alors, comme c'était son devoir, et s'adressant à Routchouk le Valaque :

– Tu prétends qu'elle ne sait pas fouetter les vabrassi ; il faut le prouver.

– Je le prouverai ! répondit Routchouk.

– Et moi aussi ! fit Hedjaz.

– Et moi aussi ! proclama Balthazar.

– Et moi aussi ! grogna Attila.

En un tour de main, tous quatre se mirent nus jusqu'à la ceinture et entourèrent la belle « cavalière ». Celle-ci retroussa tranquillement sa manche sur son poignet où craquaient des bracelets d'or.

Les quatre hurlèrent un cri de guerre et se ruèrent...

Mais le fouet à la longue lanière commença de tracer un cercle que les quatre bohémiens essayaient en vain de franchir. Le fouet était partout et nulle part. On n'entendait que sa mèche sonore qui déchirait les chairs, les coupait comme eût fait la lame la plus effilée, crépitait sur les têtes, sur les torses, sur les bras, et faisait pleuvoir sur toute l'assistance une véritable pluie de sang. Ce fut pour les romani un spectacle unique et qui ne tarda pas à déchaîner leur enthousiasme. La jeune femme faisait face partout à la fois ; son bras infatigable tournait, voltait, s'allongeait, se repliait, décochait les coups avec une précision et une rapidité, une virtuosité qu'on n'avait pas encore connues de mémoire de romani.

Les quatre géants avaient commencé à se débattre en silence sous les coups. Furieux et bondissants, ils essayaient d'éviter la terrible lanière qui sifflait de tous côtés à la fois et les poursuivait partout. Et bientôt ils ne purent plus retenir le cri de leur douleur, le rugissement de leur rage. Le visage et le torse en sang, ils étaient étourdis, aveuglés et leurs bras ne pouvaient rien pour eux que leur éviter de trop cruelles atteintes. Ils n'avaient que le temps de garantir de leurs mains impuissantes, les yeux... les yeux qu'un coup de la mèche sacrée pouvait aller chercher au fond des orbites et cueillir comme des fruits.

Et maintenant, ils râlaient, ils s'accroupissaient, ils essayaient encore quelques bonds, et puis ils s'affalaient, vaincus par le petit poing de la déesse nouvelle, de la vierge maîtresse, du petit Dieu doré. Et une clameur insensée proclama cette victoire.

Alors commença la ronde traditionnelle autour du fouet qui continuait de claquer. Des fanatiques, ivres de cris, de chants, de prières et de blasphèmes, se dévêtirent à leur tour et hommes et femmes, la poitrine nue, s'offrirent avec exaltation à tous les coups de lanière, et pendant que la lanière cinglait, cinglait encore, ils tournaient, tournaient encore en psalmodiant comme des derviches, et en « demandant de la douleur » comme les Aïssaouas... Et la litanie reprenait dans tous les coins de la crypte son rythme monotone et lugubre... Sarahahaha ! sarahaahahasarah !...

Enfin Giska, qui semblait commander à cette tourbe de damnés, lança un ordre guttural qui arrêta la ronde net. Et Giska dit à la princesse dorée\{12\} :

– C'est bien ; tu es le Grand-Coesre annoncé. Tu es la plus forte de tous, et la femme a vaincu le mâle. Ton poignet est petit, mais ton fouet est terrible ; tu es notre reine et nous sommes tes vabrassi ! Tout ici t'appartient : nos personnes, nos biens et nos vies. La chair du sacrifice elle-même est à toi. Prends le poignard toi-même, et que le sang des gadschi coule sur tes petits doigts dorés !

Elle fit un signe, et les deux bohémiennes apportèrent les deux petits enfants qui se mirent à crier... Tranquillement la princesse dorée avait noué en sautoir, sur sa poitrine, le fouet sanglant. Aucune fatigue ne se lisait sur son jeune et frais visage. Elle prit les deux enfants qui cessèrent de pleurer, les serra contre son cœur et dit :

– Ils sont à moi : ils vivront !

Alors il y eut une rumeur nouvelle, et la voix des quatre qui avaient combattu se fit encore entendre :

– Nous voulons le sang des gadschi ! Le fouet est solide, mais le poignard tremble !

– Je suis la maîtresse du sacrifice, et le sang coulera à l'heure que je voudrai, car je suis aussi la maîtresse de l'Heure Rouge. Que l'on apporte notre Évangile.

Le livre fut apporté et déposé sur l'autel de pierre. Alors elle éleva les deux petits enfants au-dessus de l'Évangile et prêta ce serment :

– Je jure, dit-elle, sur notre Évangile, que j'enverrai aux enfers plus de gadschi qu'il y a de gouttes de sang dans les veines de ces deux petites filles.

Et pour qu'il n'y eût aucun doute sur l'œuvre de vengeance qu'elle promettait, elle prononça le serment solennel dit « du roi Sigismond » :

– « Comme le Seigneur a noyé Pharaon dans la mer Rouge, ainsi soit englouti dans les entrailles de la terre le cigain qui, ayant juré sur son Évangile, aura menti à un cigain ! Qu'il soit maudit, et que jamais aucun vol ne lui réussisse !\{13\}

Aussitôt que l'amazone eut prononcé ce terrible serment, Giska fit un signe et tout le monde courba la tête. La vieille bohémienne avait ouvert l'Évangile, et lu en chantant.

– L'Évangile tzigane... murmura Jeannot, en retirant pieusement sa casquette.

Giska chantait :

« ... Seuls, les tziganes sont les vrais chrétiens... Seuls, les tziganes sont les fils de Dieu... Jésus l'a dit, en vérité... Il n'a aimé que les gens de la route... Il a dit : « Nourrissez-vous comme les petits oiseaux qui mangent le grain partout où ils le trouvent... »

... C'est Jésus qui a appris au romanichel à mendier et à marcher pieds nus... Et c'est Saint-Pierre, son disciple bien-aimé, qui a enseigné aux tziganes à trahir leurs semblables... Et le voilà à la porte du Paradis...

... Car c'est Jésus qui a institué tous les corps d'état...\{14\} Depuis celui du vol au « rendez-moi » jusqu'à tous ceux de la musique, de la bonne aventure et de la chaudronnerie... Que Jésus, la sainte Vierge et sainte Sarah nous protègent ! »

Quand Giska eut cessé cette étrange prière, tout le peuple se releva. La jeune amazone alors enveloppa dans les plis de sa robe de flamme les deux petits-enfants, et, divine protectrice, s'enfonça, sur son cheval, au plus noir de la crypte, pendant que des clameurs d'amour l'accompagnaient. Elle se retourna une dernière fois :

– Qu'on distribue le Pain et le Vin ! ordonna-t-elle.

La tourbe nomade, épuisée de contorsions, de convulsions et d'invocations, ne songea plus qu'à se faire des forces dans la ripaille. Des tonneaux pleins de provisions, des barils gonflés de vin et d'hydromel roulèrent sous les voûtes... Alors commença une effroyable orgie, comme jamais la crypte des Saintes-Maries-de-la-Mer n'en avait vu. Ce fut un tel sabbat que l'on appela la reine qui avait été élue cette nuit-là : la Reine du Sabbat.

III -- OÙ PETIT-JEANNOT COMMENCE À SE REPENTIR D'AVOIR ÉTÉ TROP CURIEUX

C'était la seconde nuit que M. Baptiste, enfermé dans sa petite maison, perdue tout là-bas au bout de la grève des Saintes-Maries-de-la-Mer, travaillait sur le dossier mystérieux que lui avait apporté « l'espèce de mécréant ». Il lisait, écrivait, annotait, scellait des papiers d'une sorte de sceau dont le cachet bizarre ressemblait à une montre. Il ne prenait point une seconde de repos.

Soudain, la porte de la petite pièce dans laquelle il était enfermé résonna sous de terribles coups. M. Baptiste sursauta, tressaillit, releva son front en sueur ; ses mains se jetèrent instinctivement sur le paquet de dossiers qui s'échafaudait sur la table, et ses yeux s'allumèrent d'une flamme terrible. Jamais un quelconque client de M. Baptiste, habitué à son terne et mélancolique regard, n'eût soupçonné que tant de feu couvait au fond de ces orbites.

– Qui est là ? demanda-t-il d'une voix mal assurée.

– C'est moi ! moi, Jeannot ! Ouvrez ! Ouvrez vite, monsieur Baptiste, pour l'amour de Dieu !

M. Baptiste se leva et ouvrit la porte, repoussa Jeannot qui s'en fut tomber sur une chaise avec un soupir désespéré. M. Baptiste, tranquillement, referma la porte de la petite pièce, la porte de la boutique, et se retourna vers Jeannot.

– Qu'y a-t-il, mon ami ? demanda-t-il.

– Ce qu'il y a, monsieur ? Ce qu'il y a ? Il y a que je vous ai volé votre montre.

– Quelle montre ? interrogea stupéfait M. Baptiste.

– Eh ! vous savez bien, celle sur laquelle on a écrit : À deux heures...

-- Chut ! commanda brutalement l'horloger qui pâlit en constatant que la poche de son gilet était vide, en effet, de l'objet en question. Je te disais bien, bandit, que tu mourrais sur l'échafaud !

– Ah ! monsieur, j'en ai été bien puni !

– Et où est-elle ?

– Ici, dans ma poche, monsieur, tenez... prenez-la vous-même... Quant à moi, j'ai juré que je n'y toucherai jamais plus. Ah ! M. Magnus avait bien raison... ces montres-là, ça brûle !

L'horloger plongea un pouce et un index dans la poche du gilet de Petit-Jeannot et en retira sa montre.

– Au moins, fit-il, en la regardant et en la remettant dans sa propre poche, tu ne l'as montrée à personne ?

– Eh ! voilà bien le malheur, monsieur ! Je l'ai montrée à tous ceux qui me l'ont demandée !

M. Baptiste empoigna Petit-Jeannot au collet :

– Et qui donc pouvait te demander à regarder cette montre-là ?

– Lâchez-moi, monsieur, car vous allez m'étouffer, et je ne pourrai plus rien vous dire.

– Parle donc, commanda M. Baptiste, impatient.

Alors Petit-Jeannot, qui paraissait encore avoir allongé et avoir maigri depuis deux jours, et dont le pauvre visage émacié, tout barbouillé de cheveux filasse, portait tous les stigmates d'une récente épouvante... Petit-Jeannot commença le récit de la terrible aventure où l'avait jeté la curiosité qu'il avait eue de connaître les mystères de la crypte de sainte Sarah. Il dit comment M. Magnus lui ayant appris quelle sorte de montre il fallait avoir pour assister aux plus secrètes cérémonies, il s'était rappelé que M. Baptiste en avait toujours une de ce genre dans la poche de son gilet. Mais la seule nouvelle qu'on avait pu lui tirer sa montre de son gousset suffit à mettre M. Baptiste dans un état des plus hostiles vis-à-vis du pauvre Jeannot, dont le regard suppliant semblait demander grâce.

– Et comment savais-tu que j'avais une montre de ce genre dans la poche de mon gilet ?

– Monsieur, je vais vous dire : j'avais quelquefois mis les doigts dans votre gousset.

– Et pourquoi faire, fléau de Dieu ?

– Mon bon monsieur Baptiste, ne vous fâchez pas... C'était pour vous emprunter quelques petites pièces...

– Assassin !

– Oh ! mon bon monsieur Baptiste... c'étaient des petites pièces de dix sous de rien du tout. Les autres, je n'y touchais pas... ou plutôt je les remettais avec la montre... car vous vous seriez certainement aperçu de leur disparition et vous n'auriez pas manqué de m'accuser, monsieur Baptiste.

– Tais-toi ! enfant de bagne !

– Me taire ! Oh ! monsieur Baptiste, il y a encore tant de choses qu'il faut que je vous dise...

– Et quand tu as eu la montre, tu es allé à la crypte ?

– Hélas ! monsieur. Hélas, oui ! Je suis allé à la crypte !

– Et qu'est-ce que tu as vu dans la crypte ?

– J'ai tout vu, mon bon monsieur Baptiste. Les fous qui chantent et qui dansent et les petits enfants que l'on voulait tuer... quand la dame en rouge est arrivée...

– Qu'est-ce que c'est que la dame en rouge ?

– C'est la reine qu'on attendait, paraît-il. Elle s'est emparée du fouet et elle a flanqué une bonne raclée à tout le monde. Ils ne l'avaient pas volée ! Oh ! elle n'a pas l'air commode ! Et puis, on a mangé et on a bu, c'est là que mes malheurs ont commencé... J'ai cru que ma dernière heure était venue.

– Tu auras commis quelque imprudence ?

– La grande imprudence, monsieur Baptiste, c'était d'avoir la montre... J'ai cru que je pouvais aller en paix partout où allaient les montres... et pendant que l'on distribuait le pain et le vin, j'ai suivi les Heures qui, elles, suivaient la reine rouge que l'on appelait le Dieu doré.

-- Et où est-il allé, le Dieu doré ?

– Oh ! pas loin ! D'abord il était à cheval, et son cheval ne pouvait pas aller bien loin dans la crypte. Il est allé tout de même jusqu'au fond. Et puis ils sont tous entrés dans une petite salle humide et voûtée, éclairée dans son milieu par une torche qui brûlait derrière un fauteuil de pierre. Dans le fauteuil il y avait un vieil homme, si immobile qu'on aurait dit que lui aussi était en pierre, et si vieux que sa barbe blanche descendait jusqu'à ses genoux. On disait que c'était l'Ancien des tribus, et on l'appelait Omar. M. Magnus m'avait bien averti que c'était dangereux pour moi de pénétrer dans cette salle-là, mais la dame à cheval qui avait sauvé les deux petits enfants me plaisait tant que je ne pouvais plus me séparer d'elle.

« En entrant, on nous demandait à tous notre montre. J'ai montré la mienne, ou plutôt la vôtre, monsieur Baptiste ; alors on en a ouvert le boîtier et on en a pris le numéro. C'est ce qui a fait que c'est devenu très grave, parce qu'en même temps que l'on regardait ma montre, on m'a regardé, moi aussi, et personne ne m'a reconnu. On m'a posé des questions auxquelles je n'ai pas pu répondre. Alors on a fermé la porte de la petite salle humide et voûtée, et on a voulu me tuer tout simplement.

– Pauvre Jeannot ! fit M. Baptiste, avec une réelle émotion.

– Oui, pauvre Jeannot ! Ah ! je n'en menais pas large ! Ils avaient tous sorti leurs couteaux. Mais je leur ai parlé en romani, et alors ils ont bien voulu attendre pour me tuer, ce qui n'aurait pas manqué d'être fait sans ce bon M. Magnus. Vous savez bien, monsieur, le « nain parallélépipède à cinq pattes » ?

– Oui, oui, je le connais. C'est un brave homme !

– Ah ! oui, c'est un brave parallélépipède ! C'est-à-dire que c'est entre lui et moi maintenant, à la vie à la mort, continua Petit-Jeannot. Ce M. Magnus leur a tenu un petit discours qui les a tous « retournés ». Il ne leur a pas déguisé la vérité. Il leur a dit que j'étais un enfant volé à des bohémiens. Et ils en ont tous été tellement attendris, qu'il y en avait qui pleuraient. Alors j'ai bien vu que je n'avais plus rien à redouter de leur colère. Ce bon M. Magnus leur a encore dit que j'étais employé chez vous, monsieur Baptiste, qui êtes l'horloger des Bohémiens. Cela a produit un excellent effet. Enfin il leur a raconté que je tenais ma montre d'un romanitchel qui était venu la faire réparer chez vous, il y a cinq ans et qui n'était jamais venu la chercher, peut-être bien parce qu'il était mort. Tant est qu'il m'a si bien présenté comme un vrai Romani qu'on ne m'a pas fait de mal. Mais on m'a laissé en sentinelle à la porte pendant que tout le monde se réunissait autour de la torche du fauteuil de pierre et de l'Ancien des tribus. La dame en rouge, le dieu doré, se tenait immobile et muette sur son cheval, devant l'Ancien, et autour d'elle on parlait très bas. J'ai entendu cependant que l'on faisait l'appel des délégués des Bosniaques, des Valaques, des Galiciens, des Hongrois et des Croates. Alors ils ont tenu un conseil auquel je n'ai pu rien entendre. Ils avaient tous la tête penchée, excepté la dame en rouge, qui se tenait toujours plus droite que dans la bataille. Cela a duré fort longtemps. Je ne pouvais pas me faire la moindre idée du temps qui s'était écoulé depuis que j'étais descendu dans la crypte. D'abord il y avait eu mon évanouissement, et puis j'avais été tellement occupé par tout ce que j'avais vu et entendu que je n'aurais pas pu dire combien de fois votre montre, dans ma poche, avait sonné midi à deux heures et quart.

– Ah ! vaurien ! faut-il donc te couper la langue ! Et après, que s'est-il passé ?

– Eh bien, à un moment donné, ils ont tous agité en même temps leurs couteaux autour du dieu doré, et tous, ils ont crié par trois fois : Stella ! Stella ! Stella !

– Et après ?

– Après, j'ai cru que c'était fini : mais c'est alors que mes malheurs ont commencé.

– Encore ?

– Mais oui ! Écoutez donc, monsieur Baptiste. Il s'est passé alors un remue-ménage que je ne comprenais pas plus que tout le reste, à la suite de quoi l'Ancien dans sa chaise de pierre, le vieux père Omar a proclamé tout haut deux numéros. Oh ! je m'en souviendrai toute ma vie ! C'étaient les numéros 118 et 213. Puis il y eut un silence, et j'entendis la voix de M. Magnus qui disait : « Le numéro 118, c'est moi ! » Et encore, il y eut un silence, et puis du brouhaha... et chacun avait l'air de se demander quelque chose, et chacun regardait dans le boîtier de sa montre. Enfin M. Magnus vint à moi et demanda à regarder dans mon boîtier de montre, à moi. Je ne pouvais pas lui refuser cela. Il craqua une allumette et regarda donc. Puis il dit : « C'est bien cela ! Le voilà, le numéro 213 ! » Et il retourna à l'ancien et il revint me chercher en me disant : « Viens ! Tu es sorti au tirage au sort ! »

« Je demandai des explications à M. Magnus, mais M. Magnus n'avait pas le temps de me les donner. J'ai été entraîné ainsi au beau milieu des Heures devant le père Omar. Les figures, autour de moi, étaient devenues terriblement sinistres ; mais ce qui me parut plus sinistre encore, c'est que quelques-unes de ces figures-là, même de celles qui avaient pleuré d'attendrissement tout à l'heure, riaient, ou plutôt faisaient des grimaces qui semblaient se moquer de moi, et cela sans rien perdre de leur sauvagerie. Moi, j'ai demandé tout de suite en tremblant, car je ne suis pas brave, mais je n'aime pas que l'on m'embête :

« -- Qu'est-ce que vous voulez ?

« Alors l'Ancien m'a demandé :

« -- Comment t'appelles-tu ?

« J'ai répondu la vérité :

« -- Petit-Jeannot.

« -- C'est bien vrai que tu es Romani ? Et c'est bien vrai que tu as été volé par tes parents à des bohémiens ? Et c'est bien vrai que tu possèdes la montre numéro 213 ?

« J'ai regardé d'abord le numéro de ma montre et puis j'ai répondu :

« -- Tout cela est bien vrai !

« -- Eh bien, Petit-Jeannot, m'a fait le père Omar, tu viens d'être désigné avec le numéro 118, qui est M. Magnus, pour servir de gardien à la reine.

« -- Quelle reine ? demandai-je. Si c'est la dame en rouge, je veux bien.

« -- Voilà une bonne réponse, Petit-Jeannot, que m'a dit Omar. C'est elle !

« -- Alors, ça va !

« C'est alors qu'ils ont fait apporter l'Évangile. Et devant l'Évangile, l'Ancien dans sa barbe m'a tenu un discours dont j'ai encore la chair de poule. À ce qu'il paraît que la reine, mon bon monsieur Baptiste, court les plus grands dangers, qu'on en veut à sa tête, qui est si jolie, mais que si jamais sa tête tombe, la mienne tombera aussi. Elle peut tout nous demander, tout exiger de nous, même la vie ! M. Magnus et moi, nous n'avons qu'à obéir. Nous devons nous jeter dans le feu pour elle, si elle le veut, et dans l'eau aussi, ce qui est moins important, puisque je sais nager. Enfin le père Omar l'a dit : nous devons nous mettre devant le poignard de ses assassins, si nous en rencontrons en route. Ah ! mon bon monsieur Baptiste, je n'avais plus envie de rien garder du tout...

– C'est terrible ! observa M. Baptiste.

– Si c'est terrible ! Mais c'est moins terrible encore que le reste. Écoutez, écoutez bien, monsieur Baptiste, et plaignez mon triste sort. La reine, qui n'avait pas encore prononcé un mot depuis que je m'étais avancé, dit tout à coup :

« -- Je ne veux pas de gardiens !

– Dame ! ce qu'elle disait là me faisait pleurer maintenant, car je le répète, moi, je n'ai jamais fait le malin, foi de Petit-Jeannot, et le danger m'a toujours fait peur. J'aurais embrassé la reine pour ce qu'elle venait de dire là. Hélas ! monsieur Baptiste... c'était bien là le commencement de mes malheurs !

– Si tes malheurs commencent toujours, observa encore M. Baptiste, ils ne finiront jamais.

Mais Jeannot, tout à son sujet, continua de raconter :

– L'ancien demanda à la reine :

« -- Pourquoi ne veux-tu pas de gardiens ?

« -- Parce que je saurai bien me garder moi-même, répondit-elle, et aussi parce que, pour accomplir l'œuvre, j'ai besoin de toute ma liberté.

« Le père Omar, qui était comme enragé, reprit :

« -- Le maître est-il moins libre parce qu'il est suivi de deux chiens fidèles ? Réginald non plus n'a pas voulu de gardiens, et il est mort.

« Alors la reine répondit :

« -- Si vous me donnez des gardiens, je vous avertis que je les perdrai en route.

« -- Tu ne feras pas cela, parce que nous ne pouvons rester sans avoir de tes nouvelles ; il faut que nous sachions si tu es morte ou vivante.

« -- Vous aurez de mes nouvelles, même dans le temps que je ne vous en donnerai pas personnellement. Le monde sera plein de mes nouvelles.

« Et Omar, qui grognait comme un ours et soufflait comme un phoque dans sa barbe, repartit :

« -- Tu parles comme Réginald. Et il est mort, et il n'est pas encore vengé. Nous te donnons deux gardiens qui ne te quitteront pas et qui seront tes vabrassi. C'est la volonté des Heures.

« Aussitôt toutes les Heures qui étaient là approuvèrent. Quant à M. Magnus, il ne dit rien. Et moi, je regardais l'Omar, comme si je voulais le manger ! Et maintenant la reine en rouge, le dieu doré, se taisait. L'Ancien nous fit avancer, M. Magnus et moi, devant l'Évangile et il nous dit :

« -- Gardiens de votre reine, vous allez, sur l'Évangile, jurer que vous êtes prêts à mourir pour elle...

« Moi, j'hésitais.

« -- Jure, me dit tout bas M. Magnus. J'ai répondu de toi... mais si tu veux sortir d'ici vivant, dépêche-toi de jurer, car on te regarde.

« Alors j'ai juré, et M. Magnus aussi a juré. Je croyais que c'était fini, mais le plus terrible n'était pas encore arrivé, car le vieil Omar avait repris l'Évangile comme s'il voulait nous le jeter à la tête.

« -- Attendez ! cria-t-il. Attendez ! 118 et 213 ! Vous avez juré de garder votre Reine jusqu'à la mort, mais nous, les Heures, nous allons jurer de vous donner cette mort si vous perdez notre reine.

« En entendant cela, je ne pus m'empêcher de crier au nez du vieil Omar :

« -- Mais c'est elle qui veut nous perdre.

« Alors le vieux hibou me riposta que cela ne le regardait pas mais nous regardait uniquement, nous, les 118 et 213, et ayant fait signe aux Heures, ils se mirent tous à faire un serment dans lequel il n'était question que de notre trépas ! Ah ! mon pauvre monsieur Baptiste ! nous voilà propres ! Si nous parvenons à la garder, cette reine de malheur, nous avons des chances de mourir ; mais si nous perdons jamais sa trace, nous sommes sûrs de notre affaire.

Et Petit-Jeannot se passa avec désespoir ses pauvres doigts étiques dans sa chevelure aussi rebelle que filasse.

– Eh bien, alors, qu'est-ce que tu fais ici ? interrogea M. Baptiste, sur les lèvres duquel errait maintenant un singulier sourire.

– Eh bien, mais puisque je suis sûr de mourir, je suis venu vous dire adieu ! Vous avez toujours été un bon maître pour moi, monsieur Baptiste. Je ne pouvais pas partir comme ça sans vous annoncer mon malheur et sans vous rapporter votre montre, gémit le pauvre Jeannot.

– Tiens, mon enfant, reprends-la... fit M. Baptiste, sur un ton d'une grande douceur.

Et il lui tendit la montre fatale. Mais Petit-Jeannot n'y voulait plus toucher.

– Écoute, mon enfant, as-tu confiance en moi ?

– Oh ! oui, monsieur Baptiste.

– Eh bien, prends cette montre et ne t'en sépare jamais. Elle pourra être pour toi d'un grand secours dans le moment que tu t'y attendras le moins.

– C'est comme vous voudrez, monsieur Baptiste... C'est elle qui est la cause de mes malheurs ; si elle me sauve, ce ne sera que justice. Et Petit-Jeannot reprit la montre.

– Qu'est-ce que je vais dire à tes parents ? demanda l'horloger.

– Tout ce qu'il vous plaira. Moi, ça m'est égal. Ils m'ont envoyé en maison de correction parce que je leur volais leur crochet à bottines ; ils ne m'intéressent pas.

– Petit-Jeannot, tu as toujours volé tout à tout le monde, chez tes parents, chez moi, à l'école quand tu y allais, à l'atelier plus tard, partout. Les boîtes d'allumettes et les sous, les cigarettes et les tabatières, les porte-plume et les outils, les bonbons, jusqu'à des épingles à cheveux en écaille, sur la tête de ta mère adoptive...

– Oh ! monsieur Baptiste ! C'était du celluloïd... et puis est-ce de ma faute si je suis atteint de la klep... klep... kleptomanie ?

À cette réponse inattendue, l'horloger ne put retenir encore l'expression de son étonnement amusé.

– Quel est le médecin qui t'a appris que tu étais atteint de cette maladie-là ?

– Mais mon avocat, monsieur Baptiste, quand mes parents m'ont fait passer en correctionnelle. Ah ! je suis bien malheureux ! À ce qu'il paraît que c'est une maladie qu'on ne peut pas guérir... Pour sûr, je n'ai plus qu'à mourir.

Et Petit-Jeannot se prit à sangloter de tout son cœur. M. Baptiste lui posa la main sur l'épaule.

– Pendant que tu pleures, lui dit-il, la reine est peut-être partie. Le jeune homme, épouvanté, s'écria :

– Mon Dieu !

Mais l'horloger n'écoutait plus son apprenti. L'oreille tendue vers quelque bruit de la nuit, il avait en une seconde changé de physionomie. Ses traits s'étaient comme illuminés sous le reflet d'une lampe intérieure. Quelle mystérieuse flamme habitait ce corps d'aspect si humble, si triste, si dénué d'apparente vie, si... résigné ? On percevait maintenant distinctement le pas tranquille d'un cheval qui, lentement, se rapprochait de la maison... Ce bruit s'arrêta, il y eut un murmure de voix, une question posée, une réponse... et l'on frappa doucement à la porte de la boutique.

– Qui est là ? demanda l'horloger. Au-dehors, une voix répondit :

– Deux heures et quart.

M. Baptiste, en proie à une émotion qu'il ne pensait même pas à dissimuler à Petit-Jeannot, alla ouvrir. Une jeune femme d'une beauté singulière, dont les cheveux d'or étaient coiffés d'un bonnet d'astrakan et qui s'enveloppait d'un long manteau sombre sous lequel apparaissait la flamme rouge de la robe, se montra.

– La reine ! s'écria Petit-Jeannot.

– Oui, répondit la visiteuse d'une voix étrangement calme et harmonieuse, la reine, la Reine du Sabbat qui vient chercher son gardien. Bonjour, monsieur Baptiste !

L'horloger regardait cette superbe enfant dont les beaux yeux noirs, caressants, ne le quittaient pas ; elle lui souriait, elle lui tendait la main... Et voilà qu'il n'eut point la force de prendre cette main... Il était devenu d'une pâleur mortelle... Des sons inintelligibles s'échappaient de sa gorge... Il parut étouffer et il chancela.

La jeune fille et Jeannot s'étaient déjà précipités... mais reprenant ses sens, l'horloger, d'un geste, rassura sa visiteuse... Enfin, il put parler, et il pria Jeannot d'aller prendre quelque soin « du cheval de madame ». Petit-Jeannot comprit. Il les laissa seuls, non sans faire, à part lui, maintes réflexions sur les visites extraordinaires que recevait son pauvre horloger de maître. De toute évidence, M. Baptiste et la petite reine des bohémiens ne se voyaient pas pour la première fois. Quel regard ils avaient échangé ! Et quelle émotion chez M. Baptiste !

Quand il eut refermé la porte de la boutique, Petit-Jeannot se trouva dans la nuit de la grève, non loin du cheval, dont il distinguait vaguement la forme blanche et les quatre sabots dorés. Il s'entendit appeler :

– C'est toi, Petit-Jeannot ?

– Ah ! ah ! c'est vous, monsieur Magnus ?

Et il distingua, accroupi sur le seuil, tout entortillé dans un manteau, et ne tenant pas plus de place qu'une grosse petite valise, le nain parallélépipède à cinq pattes.

– Qu'est-il donc arrivé ? demanda Petit-Jeannot. Vous deviez m'attendre à la porte de la crypte, et je ne suis pas en retard.

– Il est arrivé, fit la voix gutturale du nain, que Stella...

– Qui est-ce, Stella ?

– Stella, c'est le nom dont nous avons baptisé notre reine.

– Mais pourquoi lui avez-vous donné ce nom-là ?

– Pour qu'il nous porte bonheur : Stella : l'Étoile !

-- Elle en avait donc un qui portait malheur ?

– Personne n'en sait rien, Petit-Jeannot, car personne ne connaît le vrai nom de Stella, excepté sainte Sarah... et le Maître de l'heure... Mais personne ne connaît le Maître de l'Heure...

Au-dessus du nain, toujours roulé mélancoliquement dans son manteau, Petit-Jeannot s'était courbé et avait collé son œil à la serrure.

– Qu'est-ce que tu regardes ? demanda M. Magnus.

– Je regarde l'heure qu'il est...

Et voici ce que l'apprenti, par le truchement de cette serrure, voyait : M. Baptiste et la petite reine se tenaient étroitement embrassés, et les larmes de M. Baptiste tombaient sur la tête douloureusement inclinée de la jeune fille. Ce spectacle remua profondément le cœur de Jeannot, et en même temps, commença de lui donner une idée très haute de M. Baptiste. Jeannot se redressa, car il eut peur d'être surpris, et en se redressant, il pensait :

« Pourquoi donc mon maître n'a-t-il pas fait entrer la reine dans la pièce du fond au lieu de me mettre à la porte de sa maison ?

Et l'apprenti en conclut que les dossiers sur lesquels il avait vu travailler si mystérieusement et si ardemment l'horloger devaient se trouver encore dans la petite pièce et ne devaient être vus de personne, même point de cette belle enfant que M. Baptiste pressait avec tant d'émotion sur son cœur. Il s'assit sur la pierre à côté de M. Magnus.

– Vous ne dites rien, monsieur Magnus ?

– Dame ! Tu ne m'écoutes pas !

– Ah ! oui... je vous demandais ce qui était arrivé... et vous me disiez que l'Étoile...

-- Oui, Stella ; je te disais que Stella était sortie de la crypte plus tôt qu'elle ne l'avait pensé et qu'elle ne me l'avait dit. Et elle se disposait à partir sur son cheval blanc quand je l'ai avertie que si nous ne te prévenions pas de son départ, tu ne nous rattraperais jamais, ce qui ne manquerait pas d'être très mauvais pour ta santé, à cause des serments qui venaient d'être prêtés devant elle par les Heures. Elle m'a répondu : « C'est trop juste ! Je ne veux pas la mort de Petit-Jeannot. »

– Oui-dà ! Elle a dit ça ? Elle ne veut pas la mort de Petit-Jeannot ?

– Elle a même ajouté : « Puisqu'il ne me garde pas, c'est moi qui vais le garder. Allons le chercher. »

– Voilà une bonne reine, déclara Petit-Jeannot avec des larmes dans la voix. Nous ne risquons plus rien avec une reine pareille... Et alors vous êtes venus...

– Nous sommes venus. Mais auparavant, nous avons fait un petit tour dans la campagne. Nous sommes allés frapper à un méchant bastidon où l'on devait nous attendre, car on nous ouvrit tout de suite ; mais Stella seule est entrée dans la cour que lui a ouverte une vieille demoiselle qui s'appelle, paraît-il, Milly. Quand la reine est sortie, elle ne portait plus dans les plis de sa robe les deux petits enfants des gadschi.

-- Ah ! oui, je les avais oubliés.

– Heureusement pour eux que Stella ne les avait pas oubliés, elle... Enfin nous sommes revenus tout doucement te chercher en causant comme de vieux amis et elle m'a demandé de lui indiquer le chemin, car elle ignorait, naturellement, où était la maison de l'horloger.

Petit-Jeannot fut sur le point de dire à M. Magnus : « Eh ! si elle ne connaît pas sa maison, elle le connaît bien, lui ! » Mais il garda cette réflexion pour lui, car Petit-Jeannot, sous ses dehors naïfs, était d'un naturel rusé et prudent. Tout à coup, une ombre surgit en face de Petit-Jeannot.

– Qui est là ? demanda l'apprenti en se relevant avec une agilité de singe et en posant sa question sur le ton d'une sentinelle qui demande : « Qui vive ? »

– Je veux voir ton maître !

Petit-Jeannot reconnut alors « l'espèce de mécréant ». Il lui répondit :

– M. Baptiste n'est pas seul.

– Avec qui est-il ? demanda l'autre.

– Vous êtes bien curieux, mon ami, fit de sa « basse » la plus impressionnante le nain parallélépipède à cinq pattes, dont la voix semblait sortir de terre.

À ce moment, la porte de la masure s'ouvrit, et M. Baptiste et la petite reine apparurent en pleine lumière.

– Elle ! s'exclama « l'espèce de mécréant ».

Et il disparut comme si la terre l'avait englouti.

La petite reine appelait déjà Magnus, et lui ordonnait de lui faire avancer son cheval. Elle fut vite en selle, adressa un dernier adieu de la main à l'horloger, qui restait comme cloué sur son seuil, et elle dit à ses gardiens sur un ton étrangement goguenard :

– En route, mauvaise troupe ! Petit-Jeannot fit :

– Adieu, monsieur Baptiste !

Mais M. Baptiste ne l'entendit même point.

Alors le cheval aux sabots d'or se porta en avant, mais d'un pas si tranquille qu'il semblait avoir pitié du tout petit nain qui trottinait derrière lui de ses toutes petites jambes.

Derrière le nain venait Jeannot, les mains dans ses poches.

IV -- LA COURSE À L'ÉTOILE

Comme le chemin allait faire un coude, Petit-Jeannot se retourna pour voir une dernière fois le toit qui abritait son maître. M. Baptiste faisait entrer en hâte dans sa boutique « l'espèce de mécréant », et le carré de lumière de la porte s'éteignit tout à coup. Sur quoi, Jeannot s'en vint, en deux enjambées, retrouver M. Magnus, et se courbant jusqu'à sa taille, il lui dit :

– Monsieur Magnus, j'ai une petite course à faire jusque chez M. Baptiste. Je m'absente un instant. Au train dont vous allez, je vous aurai rejoint tout de suite.

Le jeune homme détalait déjà de toutes ses longues jambes. Il arriva à la masure. Les volets étant toujours hermétiquement clos, il dut avoir recours à nouveau au trou de la serrure pour savoir ce qui se passait chez l'horloger. La boutique était vide. Et il n'entendait aucune voix. Mais la porte de la pièce du fond s'ouvrit, et « l'espèce de mécréant » réapparut suivi de Baptiste. Le « mécréant » finissait de mettre des papiers dans son bissac, et M. Baptiste lui disait sur un ton de grande autorité :

– Tu m'as compris, n'est-ce pas ? Coûte que coûte, il faut que d'ici à vingt-quatre heures ils aient perdu sa trace.

– Coûte que coûte ?

– Oui, répéta M. Baptiste avec plus d'énergie encore. Je l'ordonne. Coûte que coûte !

Et si par hasard Petit-Jeannot eût hésité sur l'importance qu'il devait attacher personnellement à ces paroles, il eût été suffisamment renseigné par ces mots qui suivirent :

– Du reste, j'espère que tu n'en seras pas réduit à quelque fâcheuse extrémité. Rien ne te sera plus facile de te débarrasser du nain qui marche comme une tortue, et de Petit-Jeannot qui est un bon petit niais que j'aime du reste beaucoup !

Petit-Jeannot n'eut que le temps de se rejeter en arrière et de se dissimuler au coin du mur. Le mécréant sortit de la maison après un grand salut à « Monsieur Baptiste ».

– Coûte que coûte ! répéta encore celui-ci sur le seuil. Le mécréant se retourna une dernière fois :

– Oh ! vous pouvez compter sur moi !

Et il redescendit vers le village, du côté opposé à celui que suivait la caravane. La porte s'était refermée. Petit-Jeannot claquait des dents.

– Jamais, gémissait-il, pendant qu'il regardait l'homme s'éloigner, jamais je n'aurais cru ça de M. Baptiste ! Et il espère que le mécréant n'en sera point réduit sur moi à quelque fâcheuse extrémité.

Ce mot, particulièrement, l'avait frappé... Il le répéta plusieurs fois : « Fâcheuse extrémité ! Fâcheuse extrémité ! » Il eut un accès de colère enfantine. Il s'arracha une poignée de cheveux, qu'il montra à la lune. « Jamais, sanglota-t-il, jamais je n'en réchapperai ! »

Il pleurait tout haut. Il espérait peut-être que M. Baptiste viendrait le consoler, le rassurer... mais la porte de la boutique était bien, cette fois, définitivement fermée... et Petit-Jeannot, avec un gros soupir, songea qu'il était temps de rejoindre la reine Stella, s'il ne voulait pas éviter une mort certaine, en perdant des minutes précieuses à se lamenter. Il allongea les ciseaux gigantesques de ses maigres jambes. Dix minutes plus tard il avait rejoint le cheval blanc, le dieu doré et M. Magnus. Les rênes flottaient toujours sur l'encolure du cheval, le dieu doré n'était pas sorti de ses réflexions profondes et M. Magnus continuait de trottiner en sifflant un petit air triste. Jeannot regagna sa place derrière M. Magnus et la caravane reprit l'aspect bizarre et fantomatique qu'elle avait en sortant du village.

Toutefois, elle ne devait point garder longtemps ce bel alignement de file indienne. M. Magnus conservait, sans en dévier de cinquante centimètres, sa distance entre le cheval et lui, mais ce pauvre Jeannot avait beau s'astreindre à marcher le plus lentement possible, il était tellement préoccupé par ce qu'il venait d'entendre qu'il arriva un moment où il dépassa M. Magnus, ce que M. Magnus ne put souffrir. De ses trois mains crochues, le nain l'agrippait aux culottes et le rejetait en arrière avec des mots de mauvaise humeur. Petit Jeannot lui demanda pourquoi il tenait tant à ce que lui, Jeannot, marchât derrière lui, M. Magnus, et le nain lui répondit d'un air négligent qu'il ne voulait personne entre lui et la reine Stella ; qu'il ne s'en reposait que sur lui-même du soin qu'ils devaient avoir d'elle et qu'il était bien décidé à ne la point quitter d'un pas.

Jeannot estima à part lui que M. Magnus avait raison d'être prudent ; ils devaient l'être tous deux plus que jamais ! Tout de même il ne put s'empêcher de songer que dans un pays aussi plat et aussi désert et aussi bien éclairé par la lune que celui qu'ils étaient en train de traverser, il serait bien difficile de leur voler leur reine.

Il le dit à M. Magnus.

Celui-ci répondit :

– Est-ce qu'on sait jamais ?

– Où allons-nous ? demanda Jeannot.

– Bah ! tu es bien curieux... Nous allons où elle voudra !

– Monsieur Magnus...

– Petit-Jeannot...

– Vous êtes bien changé. Je ne vous reconnais plus. Vous n'êtes plus le même qu'il y a cinq ans.

– C'est vrai, gronda le nain entre ses dents.

– Il y a cinq ans, vous étiez gai, amusant, jovial et maintenant vous sifflotez tout le temps d'un air triste.

– C'est vrai ! Je suis triste, Petit-Jeannot.

– Vous êtes bougon !

– Je suis bougon, c'est vrai !

– Est-ce à cause de ce qui nous arrive ?

– Ma foi non ! Et il pourra bien m'arriver maintenant tout ce qu'on voudra.

– À cause de quoi, alors, avez-vous changé, monsieur Magnus ?

– Petit-Jeannot, je suis marié.

– Ah ! bah ! Vous ne m'aviez pas dit cela !

– On ne pense pas à tout. Il y a une chose aussi que je ne t'ai pas dite, mais je vais te la dire maintenant, mon petit Jeannot : je suis cocu !

– Oh ! monsieur Magnus ! s'exclama l'apprenti, ça n'est pas possible ! Vous qui avez tant de succès auprès des femmes... Jamais Mme Magnus...

– Eh bien, justement, c'est ce qui te trompe... Ma femme, que je croyais la plus honnête de toutes les femmes, n'était qu'une...

– Allons donc !

– C'est comme je te le dis. Elle s'est enfuie avec l'homme à la tête de veau.

– Non ! Avec l'homme à la tête de veau ?

– ... Avec l'homme à la tête de veau, je te dis ! Ah ! Petit-Jeannot, tu es encore jeune. Crois-moi : méfie-toi des femmes... Et maintenant que tu sais pourquoi je suis triste, laisse-moi siffler.

Impressionné par cette confidence, Petit-Jeannot, qui s'était laissé aller un instant à marcher sur la même ligne que M. Magnus, reprit sa place derrière lui et referma la file. En marchant il examinait la plaine déserte et si éclairée par l'astre des nuits qu'on voyait jusqu'à l'extrême horizon. Rien ne bougeait. Les étangs brillaient çà et là, comme de grandes glaces immobiles... puis on vit se dresser peu à peu, sur la gauche, les murs d'une bastide. M. Magnus étendit l'un de ses bras gauches.

– La bastide, dit-il simplement.

– Celle où elle a laissé les petits des gadschi ?

– Oui.

Dix minutes plus tard la petite caravane était arrivée à la porte de la bastide. Cette porte s'ouvrit sans qu'un mot eût été prononcé. Une ombre était sur le seuil de la cour.

– C'est toi, Milly ? demanda la reine.

– Oui, maîtresse, fut-il répondu.

– Tu laisseras entrer ces messieurs, j'ai à leur parler.

M. Magnus ne quittait pas le cheval d'un pas, et Petit-Jeannot ne quittait pas M. Magnus. La porte de la cour fut refermée sur la petite troupe. La reine avait sauté à bas de son cheval. Elle dit à M. Magnus :

– Je suis à vous dans un instant ; prenez patience.

Le nain ne répondit rien et laissa celle dont il avait la garde entrer dans un bâtiment isolé au milieu de la cour. Puis il s'en fut tenir le cheval qui paraissait le plus doux du monde.

Petit-Jeannot considérait toutes choses autour de lui. Cette enceinte lui paraissait ne cacher aucun piège, et quand l'ombre que la reine avait appelée Milly les pria d'entrer dans une pièce qui faisait partie du bâtiment où avait pénétré le « dieu doré », il ne vit aucun inconvénient à s'asseoir auprès d'un feu qui brûlait hospitalièrement dans l'âtre. Mais M. Magnus ne quitta pas les rênes du cheval.

La bastide paraissait abandonnée. Aucune trace de vie. La lune éclairait la cour toute nue. Les murs étaient fortement ébréchés, les toits tombaient en ruines. Les portes de la plupart des bâtiments étaient ouvertes. Aucun bruit, aucun cri, aucune lumière, si ce n'est celle de la flamme du foyer où se chauffait Jeannot, et aussi, dans la même bâtisse, une lueur à une fenêtre derrière laquelle se mouvait une ombre, l'ombre de Stella.

Ce qui rassurait particulièrement M. Magnus, c'est que Milly était restée avec eux. Elle leur avait offert à souper, mais M. Magnus avait refusé et Petit-Jeannot avait déclaré qu'il n'avait pas faim. Tous deux avaient mangé dans la crypte. Soudain, la petite lueur de la fenêtre s'éteignit et une porte claqua. La reine apparut. Elle avait changé de costume. Elle était vêtue d'une amazone sombre des plus simples et une toque de loutre coiffait ses cheveux qui tout à l'heure soutenaient le haut bonnet d'astrakan. Elle avait à sa ceinture le fouet du grand-coesre.

– Causons ! fit-elle.

Et ayant fait entrer M. Magnus dans la pièce où se trouvait déjà Petit-Jeannot, elle referma la porte et vint s'asseoir auprès du feu sur le carreau, mettant ses bottines dans la cendre. Le feu l'éclairait en plein et découpait sur la muraille un profil de mauvais augure. La ligne en était singulièrement dure. Elle dit :

– Monsieur Magnus, et vous, monsieur Jeannot, vous avez été désignés par les Heures pour leur donner de mes nouvelles. Eh bien, vous n'en manquerez pas. Je vous en ferai parvenir tous les huit jours dans les conditions que vous trouverez les plus commodes : ainsi, vous ne craindrez point de me perdre et vous pourrez aller vous promener où bon vous semblera. Cela va ?

M. Magnus s'était, lui aussi, assis près de la cendre. Il talonnait les tisons et jonglait avec des charbons brûlants. Il continua à jouer ainsi en disant :

– Non ; cela ne va pas !

– Je le regrette, prononça la reine d'une voix sèche et métallique, et en fronçant si bien les sourcils que Petit-Jeannot, qui la regardait, en eut froid dans le dos.

– Nous aussi, nous le regrettons, expliqua M. Magnus. Mais nous avons reçu l'ordre de ne pas quitter Stella, et nous ne la quitterons pas ! Il vaudrait mieux pour tout le monde ici que l'on s'entendît et que Stella acceptât nos services, qui seront dévoués jusqu'à la mort.

La reine fut aussitôt sur ses talons. Toute sa petite personne frémissait d'impatience.

– Vous tenez donc bien à mourir, monsieur Magnus ? Car c'est la mort que je traîne après moi.

– Justement, madame, répondit le nain avec une grande courtoisie, justement, c'est ce que j'expliquais tout à l'heure à Petit-Jeannot. Je tiens si peu à la vie qu'il se peut très bien que je tienne à mourir... Mais encore de cela je ne suis point sûr, et il serait plus juste de dire, je crois, que je ne tiens à rien du tout... qu'à vous suivre et vous garder, ce qui est mon devoir de romani...

– Vous êtes neurasthénique, monsieur Magnus ?

– Non, madame, mais il m'est arrivé un malheur dans mon ménage.

– Vraiment ? Mais Petit-Jeannot, lui, n'est pas marié, et il n'a point les mêmes raisons...

– Petit-Jeannot fera son devoir aussi, madame, justement parce qu'il tient, lui, à la vie qu'on lui a promis de lui ôter dans le cas où nous aurions le malheur de vous perdre.

– Je vous avertis que je vous aurai perdu avant dix minutes !

– Non !

La petite reine avait dénoué d'une main rapide le fouet qui lui servait de ceinture.

– Je vous avertis, madame, dit M. Magnus en saluant Stella, que nous sommes vos vabrassi, c'est-à-dire vos esclaves, mais nous ne sommes point des liaessi et votre fouet n'est point pour nous.

– Il sera pour Darius !

Ainsi appelait-elle son cheval. D'un bond elle fut dans la cour et sauta en selle.

– Milly ! appela-t-elle.

La porte s'ouvrit et Milly apparut ; les deux romani purent alors voir celle-ci. C'était une femme qui eût paru jeune encore si son visage n'avait été fané. Sa physionomie présentait des aspects incohérents de vieillesse prématurée et d'inexplicable jeunesse. De loin, on lui eût donné vingt ans ; de près, elle en avait cinquante. Mais elle avait une voix de jeune fille. Stella lui dit :

– Comment vont les petites des gadschi ?

– Très bien, maîtresse. Elles ont bu et dormi. Elles viennent de se réveiller.

– Apporte-les-moi tout de suite.

Milly disparut. Magnus et Petit-Jeannot se tenaient de chaque côté du cheval. Pas un mot ne fut prononcé entre Stella et ses deux gardiens. Et Milly revint, tendant à sa maîtresse, enveloppées dans un manteau, les deux petites, dont on entendait les gémissements.

– Ouvre la porte ! ordonna Stella.

Milly ouvrit la porte de la cour. À ce moment la lune se cacha derrière de gros nuages qui étaient accourus, chassés par le vent de mer, dont on entendait les premiers souffles. De telle sorte qu'au-delà de la porte, c'était la vaste nuit noire. Toute la campagne, si lumineuse quelques instants auparavant, avait sombré dans un abîme obscur.

– Adieu, Milly ! fit la voix de Stella.

– Adieu, maîtresse... et bon voyage ! Et encore la voix de Stella :

– Es-tu prêt, Darius ?

Un hennissement joyeux lui répondit. Le fouet à la longue lanière déchira l'air et fut le signal d'un bondissement effrayant dans les ténèbres.

Quelle course furieuse sur la plaine sonore ! Le galop roulait comme une tempête. Darius semblait avoir les ailes du vent qui déferlait alors sur la campagne, et il n'apaisa sa course que lorsque le vent lui-même s'arrêta, fatigué. Les flancs de la bête soufflaient comme une forge.

Stella fit entendre dans la nuit quelques paroles amies à l'adresse du vaillant animal qui l'avait délivrée d'une garde encombrante. Elle lui laissa quelques moments de répit, et puis elle le fit repartir à belle allure. Soudain, le rideau des nuages se déchira ; la lune réapparut et l'attention de Stella fut attirée par quelque chose qui se mouvait non loin d'elle, sur la gauche, et puis par une autre chose qui se mouvait également sur sa droite, dans la plaine. Elle ne put retenir un cri de stupéfaction, et elle éperonna Darius qui bondit à nouveau. Mais les deux choses suivaient avec une régularité si parfaite qu'elle eût pu croire qu'elles étaient attachées à son propre mouvement, que la même force et la même ardeur mécanique les poussaient en avant.

C'était, d'une part, le grand corps efflanqué, l'immense squelette de Petit-Jeannot, dont chaque enjambée élastique le faisait rebondir de terre comme s'il eût été chaussé des bottes de sept lieues de la fable, et d'autre part, c'était...

C'était une roue... oui, quelque chose comme une roue humaine... un homme en forme de roue... qui roulait... roulait... roulait... La tête, qui était au moyeu, tournait, tournait... tournait... et de cette tête se détachaient cinq rayons de chair humaine, bras et jambes... qui paraissaient dix tant tout cela roulait avec rapidité... Ah ! la forme monstrueuse de cela ! et le regard froid et clair de ces deux yeux attachés au moyeu, et qui tournaient avec lui... et ces rayons armés de doigts, qui empoignaient la terre et qui la rejetaient et qui faisaient tout au long du passage de la roue comme un rejaillissement de poussière et de limon.

Stella arrêta son cheval... et la roue tourna quelques tours encore, puis s'arrêta elle aussi, se détendit comme si un ressort l'avait disloquée tout à coup, et apparut enfin dans la lumière bleue de la lune, en forme de nain parallélépipède à cinq pattes. De l'autre côté de la route, la grande perche élastique de Petit-Jeannot se tenait toute droite, immobile.

– Approchez, ordonna Stella de sa voix mélodieuse. Elle ne paraissait nullement en colère.

– Vous n'êtes pas fatigués ? leur demanda-t-elle.

– Ma foi, non ! répondirent Jeannot et Magnus.

– Alors, il faut me résoudre à voyager avec vous ?

– L'ancien des tribus l'a dit, fit entendre le nain : les chiens doivent suivre le maître.

– Eh bien, si vous n'êtes pas fatigués, je n'en dirai pas autant que vous, avoua la jeune fille. Ces deux petites des gadschi sont lourdes et de les porter d'un bras pendant que je tenais Darius de l'autre m'a exténuée.

– Vous auriez mieux fait, madame, de les laisser à la bastide, observa M. Magnus.

– Pour que les liaessi les retrouvent demain et qu'ils leur fassent un mauvais parti ! Non ! Non ! Vous savez bien qu'ils les ont payées et que le sang des petites est promis à sainte Sarah. Je leur ai sauvé la vie ! Je ne les abandonnerai point !

– Eh bien, fit Jeannot, passez-les nous un instant ; cela vous reposera.

– Je ne sais point si je puis vous les confier.

À cette parole, M. Magnus montra qu'il était vraiment offensé. Et il se départit de ce ton de bonne compagnie qu'il avait affecté dans ses rapports récents avec l'envoyée de sainte Sarah. Il parla en vrai romani.

– Est-ce que nous ne sommes pas tes vabrassi ! Nous nous ferons leur nourrice à tes moutards, si tu l'ordonnes.

– Les romani n'aiment point les petits des gadschi.

-- Et toi, n'es-tu donc point une romani ? interrogea le rude Magnus.

– Eh ! puisque vous les aimez, nous les aimerons autant que vous-même, madame ! énonça avec une douceur engageante Petit-Jeannot. Ne sommes-nous point là pour vous rendre service ? Donnez, madame.

Et il tendit les bras vers les deux bébés.

– Oh ! vous allez les laisser tomber !

– Donnez-m'en un, fit Magnus impatient.

– Donnez-moi l'autre, reprit Jeannot, et vous verrez si on vous les rend en bon état !

– Vous me jurez cela sur vos têtes ?

– Ma foi, un serment de plus ou de moins, au point où nous en sommes ! expliqua Jeannot. Donnez, madame.

– Je réponds de la casse, proclama la voix de basse de la petite taille.

– Quoi qu'il arrive ?

– Quoi qu'il arrive !

– C'est que vous ne savez pas ce qui va vous arriver.

– Eh ! madame, gardez donc vos petits salés ! répliqua M. Magnus, dont la mauvaise éducation reprenait le dessus.

– Allons ! je vois que vous êtes de braves gens et que nous pourrons nous entendre, fit la reine en souriant.

Et elle se décida à donner l'un des petits à l'apprenti horloger, et l'autre au nain. Les deux enfants étaient solidement emmaillotés dans de chaudes couvertures de laine. Aussitôt qu'ils furent dans les bras des deux gardiens de Stella, ils se prirent à brailler.

– Tu vas te taire, la môme ! grogna M. Magnus.

– Ta bouche ! ordonna Petit-Jeannot.

Et ils se mirent à bercer les bébés en regardant curieusement ces petites bouches d'où s'échappaient de si grands cris... Jamais des petits de romani n'avaient crié comme ça. Et les deux étranges voyageurs étaient si fort occupés de leurs nouvelles fonctions qu'ils ne s'aperçurent point que Darius filait. Mais ils entendirent une voix qui criait :

– À Arles ! Je vous laisserai de mes nouvelles à l'hôtel des Alyscamps !

Et ils levèrent le nez. Alors M. Magnus et Petit-Jeannot éclatèrent en malédictions et ils se ruèrent sur la trace de la fugitive. Mais ils étaient fort encombrés. Celui qui était le plus gêné était de toute évidence M. Magnus, car enfin Petit-Jeannot courait avec ses jambes, tandis que lui... Aussi Petit-Jeannot était déjà loin quand M. Magnus le rappela.

– C'est pas la peine ! lui cria M. Magnus. Tu ne la rattraperas jamais avec le mioche dans tes bras, ni moi non plus !

Jeannot revint dans un état de rage inexprimable tandis que là-bas, tout au loin, Darius et Stella n'étaient plus qu'un petit point sur la grande route... Et bientôt on ne les vit plus du tout.

– Elle mériterait, gémit Jeannot, qui était prêt à pleurer de désespoir et de honte de s'être ainsi laissé berner, qu'on lui abandonne ses gosses au bord du chemin.

– Faut pas faire ça, pour plusieurs raisons, déclara M. Magnus qui avait son idée.

Les petites continuaient à faire retentir la plaine de leurs cris perçants.

– Allez-vous vous taire ! ragea Jeannot. Mais taisez-vous donc ! À-t-on jamais vu des mioches pareils !

– Ils ont peut-être faim ? opina M. Magnus.

– Ben oui ! Je ne peux pourtant pas leur donner à téter.

Et Petit-Jeannot s'assit sur le bord de la route, en berçant son « petit salé » qui piaillait toujours...

– Ne dirait-on pas que je l'écorche ? Dodo... dodo... Ah ! il ne me manquait plus que ça ! constata le pauvre Jeannot. Me voilà mère de famille, à c't'heure !

– Écoute, fit M. Magnus, t'impatiente pas. Tant que nous aurons les mômes, Stella ne se désintéressera pas de nous... Elle nous l'a promis.

– Eh là ! elle nous a promis de nous « lâcher » et ça n'a pas été long.

– Ça prouve qu'elle tient sa parole, Petit-Jeannot... Mais es-tu sûr qu'elle nous a autant « lâchés » que cela ?

– Dame ! vous êtes difficile !

– Tu voudrais peut-être qu'elle nous ait donné son adresse ?

– Puisque tout le monde l'ignore, c'était à peu près le seul moyen que nous avions de la savoir.

– Es-tu sûr que tout le monde ignore son adresse ?

M. Magnus cligna de l'œil, puis se gratta le nez avec sa deuxième main gauche, qui était restée libre, et dit :

– Et Milly ?

– Oui dà ! s'exclama Jeannot, ça, c'est une idée... et dire que je n'y pensais même pas ! Mais si elle ne veut pas parler ?

– Elle parlera, affirma M. Magnus. Elle parlera... Je vais te dire, Jeannot... tu n'as pas connu mon arrière-grand-père ? Non ! Eh bien, mon arrière-grand-père était un type épatant dans son genre, et qui, avant de s'établir « homme torpille », avait été « chauffeur ».

– Chauffeur ? Chauffeur de quoi ?

– Chauffeur, imbécile ! Tu ne connais donc pas ton histoire de France ? À un moment, ç'a été un métier très répandu... et qui rapportait gros.

– Qu'est-ce qu'on faisait dans ce métier-là ?

– Eh bien, voilà ! On arrivait la nuit dans une ferme isolée... quasi comme qui dirait le bastidon à la Milly...

– Et alors ?

– Et alors on réveillait la société, à laquelle on posait quelques questions relatives, par exemple, aux économies du ménage.

– Ça c'est rigolo ! fit Jeannot. Ils devaient en faire des têtes dans la société !

– Tu penses ! Et ils étaient tellement épatés qu'ils en oubliaient quelquefois de répondre. Certains prétendaient même que d'avoir été réveillés comme ça, dans la nuit, ils n'avaient plus la mémoire bien fraîche. C'est alors que le chauffeur les rafraîchissait en les chauffant !

– Ah bah ! Il rafraîchissait en chauffant ! Ça, c'est épatant ! En chauffant quoi ?

– Quoi ? Des plantes, Petit-Jeannot... en chauffant des plantes de pieds ! Petit-Jeannot, des plantes de pieds !

– De pieds de quoi ?

M. Magnus courut à Petit-Jeannot.

– Ah çà ! fit-il, furieux, est-ce que tu te fiches de moi ?

– Chut ! ordonna Petit-Jeannot, en repoussant M. Magnus. Taisez-vous ! Vous voyez bien qu'elle dort !

– Elle dort ?

– ... Comme un ange du bon Dieu ! et elle me sourit en dormant... oui, monsieur Magnus... elle me sourit... Regardez-moi ça, comme ça respire doucement ! Comme ça a confiance...

À ce moment, la « petite de M. Magnus », qui se taisait depuis quelques secondes, recommença de réveiller les échos de la Camargue.

– Faites donc taire votre « lardon », ordonna Jeannot, impatienté. Il va réveiller le mien.

Puis un grand attendrissement le fit se pencher à nouveau comme une mère, sur cette petite existence qui venait d'échouer dans ses bras, et il reprit de sa voix la plus douce :

– C'est-y mignon ! Et dire qu'il y a des pères et des mères qui vendent des bibelots pareils ! Dors, ma gosse... dors, ma petite... T'as confiance... dis... dors...

Les deux hommes s'étaient remis en marche, rebroussant chemin, refaisant la route que Darius avait remplie tout à l'heure de sa course retentissante... M. Magnus dit :

– C'est drôle ! la mienne ne dort pas ! Je la berce pourtant.

– C'est que vous lui faites peur, bien sûr, avec votre grande barbe, monsieur Magnus. Tenez, je vous dis qu'elle va réveiller la mienne ! Donnez-la moi ! Là... c'est ça... dodo... dodo... Eh bien, voyez ! Elle se tait déjà... Elle me sourit, elle aussi ! Eh bien, mais, si vous avez des succès auprès des femmes, monsieur Magnus, j'en ai, moi, auprès des gosses...

Et Jeannot ordonna à M. Magnus de ne plus dire un mot pour ne pas réveiller « ses petites »... Et il allongea sur la route ses longues jambes avec de grandes précautions... et il se retenait de respirer, tant il avait peur de troubler le sommeil des deux petits enfants. Ils marchèrent ainsi plus d'une heure, pour refaire le chemin qu'ils avaient accompli précédemment en vingt minutes. Et ils se retrouvèrent devant les murs de la bastide.

– Il doit y avoir du lait dans c'te boîte-là, dit Jeannot qui décidément ne pensait plus qu'à ses nourrissons.

M. Magnus l'avait arrêté, et considérait attentivement la grande porte de la cour qui était grande ouverte.

– Mauvais signe, dit-il tout bas.

– Monsieur Magnus, dit Petit-Jeannot, cette Milly ne m'a pas l'air d'une méchante femme. Elle nous aidera bien à soigner les deux petites, hein ?

– J'en doute, répondit M. Magnus.

– Pourquoi ?

– Parce que la porte est ouverte.

– Eh bien ?

– Eh bien, si la porte de la cage est ouverte, il y a des chances pour que l'oiseau soit envolé.

Et M. Magnus pénétra dans la bastide silencieuse. Aucune lumière... aucun bruit... M. Magnus appela. Personne ne lui répondit. À l'intérieur de la cour toutes les portes étaient béantes sur des pièces obscures... Dans la salle où ils avaient attendu Stella, tout à l'heure, pendant qu'elle changeait de costume, un dernier tison au fond de l'âtre jetait sa dernière lueur. M. Magnus fit preuve d'une certaine philosophie.

– Elle est partie ! Au fond, ça vaut mieux pour elle !

– Pour qui ? demanda Jeannot.

– Zut ! répondit M. Magnus.

– Quel sale caractère ! murmura Jeannot.

Et plus préoccupé que jamais du soin de sa maternité, il s'assit sur la pierre de l'âtre. Mais M. Magnus courut à lui, et brutalement le fit se relever.

– Surtout, ne les réveille pas... et silence ! Écoute. On entendait le bruit de grelots sur la route.

– Une voiture ! souffla M. Magnus.

Mais ces deux mots : « une voiture » furent prononcés sur un tel ton que Petit-Jeannot n'eut point de peine à comprendre tout le sens que M. Magnus y attachait. Ah ! une voiture ! Tout ce qu'on peut faire avec une voiture... dans la situation de Petit-Jeannot et de M. Magnus ! Les deux hommes écoutaient... les grelots approchaient... on distinguait nettement le trot du cheval et le bruit des roues de la charrette... car c'était une charrette... Elle s'arrêta juste devant la porte de la bastide abandonnée... Et ils virent l'homme qui conduisait cette charrette.

– Eh ! s'exclama Petit-Jeannot avec joie, rien n'est perdu ! C'est « l'espèce de mécréant » !

– L'espèce de quoi ?

– Je vous dis que c'est « l'espèce de mécréant ». Laissez-moi faire, et tout n'est pas dit, foi de Jeannot !

L'homme avait sauté en bas de sa charrette. Il fut étonné de trouver les portes de la cour ouvertes ; il cria :

– Eh bien ? Il n'y a personne ici ?

Il attendit, et comme aucune réponse ne lui parvenait, il répéta plus fort :

– Il n'y a personne ?

Alors il alla à sa charrette, en décrocha la lanterne et revint à la bastide. Il entra dans toutes les pièces du rez-de-chaussée, puis monta au premier étage. On entendit son pas qui faisait craquer les planchers, et qui, de temps à autre, s'arrêtait. Il cherchait, il furetait. Il redescendit dans la cour, et promena sa lanterne au ras du sol, examinant des empreintes. Enfin il revint auprès du foyer où se trouvaient tout à l'heure M. Magnus et Petit-Jeannot, et dit tout haut :

– Ils ne l'ont pas quittée ! Ils voyagent ensemble. Est-ce qu'elle se serait laissée attendrir ?

Il garda un instant le silence, paraissant réfléchir, puis :

– Pourvu qu'elle ne m'ait pas vu chez M. Baptiste ! Non ! Elle n'aurait pas eu le temps de me reconnaître !

Il reprit sa lanterne et en jeta le feu falot sur les murs... Un coin de glace était cloué près de la porte. Il se regarda.

– Bah ! fit-il, qui est-ce qui me reconnaîtrait ? Je ne me reconnais pas moi-même...

L'homme qui disait cela n'avait point l'air très... catholique... Il n'avait point l'air romani non plus... À quel pays, à quelle race, à quelle religion appartenait-il ? On comprenait à première vue l'épithète dont l'avait salué Petit-Jeannot, la première fois qu'il s'était trouvé en face de cette figure : « C'est une espèce de mécréant ! » L'apparent désordre avec lequel il était vêtu ne paraissait point non plus très naturel, et il était tout à fait extraordinaire, par exemple, qu'un homme habillé comme un vagabond eût la lèvre aussi soigneusement rasée. Satisfait de son examen, il lança cette réflexion :

– Allons ! je les aurai bientôt rejoints ! j'en fais mon affaire. Sur ce, il regagna la charrette, éteignit sa lanterne, car le jour commençait à poindre, reprit les guides et fouetta son cheval... Aussitôt une trappe se souleva dans le plancher, et les deux figures attentives de M. Magnus et de Petit-Jeannot apparurent.

– Il est parti !

Les deux hommes sautèrent dans la salle.

– Vite ! fit-il. Monsieur Magnus... Vite ! Vous allez me rattraper cet homme-là !

– Ce ne sera pas difficile.

– Il croit nous suivre... comme je vous ai expliqué... Il croit que nous sommes encore avec elle...

– Compris !... Nous le suivons !

– Il sait où elle va, elle, et nous ne le savons pas, nous. Mais, sans s'en douter, il nous l'apprendra. Vite, en route !

– Mais toi ? Qu'est-ce que tu vas faire avec tes mioches ?

– Écoutez bien ! Il faut, de toute façon, que vous passiez par Arles... et lui aussi... et elle aussi... il n'y a que cette route-là. Eh bien, laissez-moi un mot à l'hôtel des Alyscamps.

– Entendu !

– Et je vous aurai vite retrouvé ! Allez...

Mais M. Magnus était déjà sur la route. Il lança ses trois mains en l'air et ses deux pieds, et il recommença de tourner. Cinq minutes plus tard, « l'espèce de mécréant » qui fouettait toujours son cheval ne se doutait pas qu'il avait une cinquième roue sous sa voiture.

DEUXIÈME PARTIE -- LES MOMES ET LES GNOMES DE LA FORÊT-NOIRE

I -- LA DILIGENCE DU VAL-D'ENFER

Büchen est un gros village perdu au cœur même de la Forêt-Noire et, bien qu'il fût déjà célèbre dans tout le pays de Bade par la fabrication de ses coucous à l'époque où se place ce récit, il n'était relié au nord, à Fribourg, et au sud, à Todtnau, que par les chemins du Val-d'Enfer. La diligence qui, trois fois la semaine, partait de l'auberge de la « Pomme de Pin » chargée de voyageurs qui se rendaient à Feld ou à Todtnau, ou qui se dirigeaient vers Schaffhouse, ou qui voulaient gagner encore les routes du Tyrol ou d'Austrasie, cette diligence, disons-nous, était réputée à vingt lieues à la ronde pour la plus brave, la plus honnête et la mieux équilibrée et aussi la plus solide des diligences. Particulièrement en ce qui concernait sa solidité, elle avait fait ses preuves depuis plus de cent ans. On racontait couramment, à la « Pomme de Pin », qu'elle avait transporté Napoléon 1er un soir où l'empereur, un peu trop pressé de faire la guerre, avait brisé sa berline sur les rochers du Val-d'Enfer.

Après avoir eu cette gloire de faire sauter sur ses coussins le maître du monde, la diligence de Büchen allait avoir l'honneur, le jour qui nous occupe, d'offrir son marchepied à Petit-Jeannot lui-même.

À la suite de quels détours, marches et contremarches, de quels inouïs voyages et invraisemblables tribulations le pauvre Jeannot, une semaine après être parti des plaines de la Camargue, se retrouvait-il errant entre les sommets et les précipices du pays de Brisgau ? Quelles aventures l'avaient conduit jusque dans cette cour de l'auberge de la « Pomme de Pin » ?

Il est probable que si quelque voyageur avait eu la curiosité de demander à ce sujet des renseignements à l'ancien apprenti de M. Baptiste, Petit-Jeannot, dans le moment, eût négligé de lui répondre, tant il était occupé par ses deux pupilles qu'il portait toujours dans ses bras. Il essayait en vain, par la promesse peut-être fallacieuse d'un bon dîner -- il était alors cinq heures du soir -- de les faire taire ; mais les petites des gadschi, sans doute instruites par l'expérience, ne voulaient rien entendre et répondaient aux discours doucereux de leur père nourricier par les cris les plus perçants, si perçants que le conducteur de la diligence de Fribourg, qui venait de faire son entrée avec fracas dans la cour des messageries, et son collègue de la diligence de Todtnau, qui n'attendait que la correspondance pour se mettre en marche, ne parvenaient point à les couvrir du double claquement de leurs longs fouets et du son assourdissant de leurs trompes. Ce qui n'empêcha point l'une des diligences de se vider et l'autre de se remplir. Petit-Jeannot assista à ce spectacle, l'œil morne et le visage mélancolique.

Grâce à ses deux bébés et à la connaissance que maître Frederik avait de la langue française, le jeune homme avait su attendrir le maître de céans sur la misère de sa bourse. Ce n'était point avec le deux marks qui lui restaient en poche qu'il pouvait espérer payer sa place jusqu'à Todtnau, où il avait rendez-vous avec M. Magnus. Et il était trop fatigué pour espérer y arriver à pied avec son double fardeau. Le propriétaire de la « Pomme de Pin » et de la diligence, à qu'il avait exposé son cas bien honnêtement, lui avait promis de le laisse monter dans sa voiture s'il s'y trouvait quelque place. Jeannot avait remercié avec des larmes, mais cette émotion, qui était toute de reconnaissance, devait bientôt se changer en désespoir quand il eut constat que le véhicule historique allait se trouver comble de la base au faîte, car il y avait grande foire à Todtnau le lendemain.

Tout ce monde comptait bien arriver à Todtnau sur les minuit. Dans la cour, quelques gros marchands de coucous, fabricants d'horlogerie, fêtaient déjà sur les tables de bois les heureux marchés à venir. C'était grande beuverie de bière et mangeaille de saucisses et fumerie de pipes. Maître Frederik, le patron, et ses deux filles, qui l'aidaient dans le service, ne savaient à qui répondre, quand l'heure du départ vint mettre tout le monde d'accord. Chacun s'empressa, à l'appel de son nom, de gagner sa place ; l'impériale fut envahie par une petit troupe que conduisait M. Paumgartner, de Fribourg, qui montrait ses mollets dans des bas de laine et qui avait une plume de coq à son chapeau.

Dans l'intérieur, littéralement, on s'écrasait. Petit-Jeannot vit monter là un petit vieillard aux yeux tristes que maître Frederik appela maître Mathias ; puis vinrent de joyeux sabotiers énormes, aux ceintures gonflées ; un garde-forestier taciturne avec sa tunique, sa casquette et son fusil ; une vieille paysanne méchante et têtue, que tout le monde appelait la mère Rosa, et qui passait son temps à bousculer sa fille Marthe, douce créature ; un bizarre marchand de parapluie dont la figure se couvrait d'une barbe hirsute et dont les yeux fouineurs dévisageaient les gens avec une inquiétante curiosité ; enfin deux jeunes filles qui parlaient français et qui avaient l'air de deux institutrices ou gouvernantes venues en Brisgau pour y chercher quelque place.

Et la portière fut refermée par le conducteur. Ah ! l'on était au complet !

Maître Frederik fit comprendre d'un geste à Jeannot toute l'étendue de son malheur. Celui-ci soupira, sauta sur le marchepied et s'y cramponna comme il put, toujours maintenant ses deux pupilles qui firent entendre de nouvelles protestations devant cette inédite façon de voyager. Les chevaux démarrèrent et, dans un glorieux tapage, on traversa la place de l'Église, dont tout un côté était occupé par trois petits chalets à pignons, de mine fort triste et rébarbative. Leurs portes et fenêtres étaient fermées et elles devaient l'être depuis un temps infini, à considérer l'herbe qui poussait entre les pavés, devant les trois portes, et la mousse qui habillait les trois seuils. Tout ce coin de la place présentait, à cause des trois petits chalets abandonnés, un aspect des plus désolés, et, à l'ordinaire, personne ne passait dans ce coin-là. Les villageois, qui avaient à se rendre à l'église, se détournaient même de ce lieu, comme s'il eût porté malheur.

Quand la diligence arriva avec fracas devant les petits chalets, les voyageurs regardèrent d'un autre côté, sans affectation, mais avec unanimité. Et celui que l'on appelait maître Mathurin et le garde-forestier firent entendre un profond soupir.

La diligence, maintenant, traversait toute la grand-rue de Büchen, qui n'est guère faite que de petites boutiques d'horlogers et, tournant tout à coup vers le Val-d'Enfer, s'engagea dans l'un des plus sombres défilés de la Forêt-Noire.

La glace de la portière qui fermait la caisse intérieure était baissée de telle sorte que la clameur enfantine, sortie des bras de Petit-Jeannot, entrait dans cette boîte ambulante avec la prétention d'y couvrir le bruit de la conversation qui n'avait point manqué de s'engager entre gens se connaissant pour la plupart depuis longtemps. Ce furent les gros ventres ceinturés qui, les premiers, s'agitèrent en signe de protestation, et l'on commença d'adresser les admonestations les plus désagréables au voyageur du marchepied, lequel s'en préoccupa d'autant moins qu'il n'entendait presque rien à une langue qu'il n'avait pas apprise chez M. Baptiste, et si peu chez ses bons amis les romanichels.

Seulement, comme pour répondre aux propos désobligeants des marchands de coucous, les deux institutrices placées près de la portière offraient de prendre les bébés sur leurs genoux. Petit-Jeannot, cette fois, comprit tout de suite, car ces demoiselles s'exprimaient en excellent français. Et Petit-Jeannot accepta avec reconnaissance leurs services, si bien que la diligence se trouva du coup transformée en une boîte à musique. Aussitôt, Petit-Jeannot, jugeant, à la fureur qui animait les visages et aux interjections et onomatopées que ses filles adoptives couraient quelque danger, allongea à travers la portière, si soudainement et si simplement, un si long, dégingandé et menaçant corps de serpent terminé par une petite tête si hostile que chacun se rejeta prudemment dans son coin.

Les institutrices demandèrent à Petit-Jeannot pourquoi les enfants criaient et celui-ci répondit que c'était sans doute parce que celles-ci réclamaient leur dîner. Mlle Berthe (ainsi l'appelait son amie) était fort sensible. C'était une gentille brunette, un peu boulotte, aux yeux candides et à l'air naïf, mais nullement timide. Elle ne se gêna pas pour laisser couler ses larmes devant tout le monde à l'idée que les enfants de Petit-Jeannot mouraient de faim. Mais celui-ci la consola en lui affirmant que, jusqu'à présent, elles n'avaient point été trop à plaindre, à cause des belles vaches laitières qui paissaient dans les champs ; mais depuis qu'il était entré avec ses enfants dans un pays de forêts, le bétail commençait à manquer et les bébés devaient, depuis quelques jours, se contenter à peu près d'un mouchoir de poche, en fine batiste du reste, que Petit-Jeannot avait, comme par hasard, trouvé sur la place du marché à Fribourg, et qu'il leur donnait à sucer.

– Vous leur donnez à sucer un mouchoir de poche ? demanda Mlle Lefébure (c'était ainsi que Mlle Berthe dénommait sa compagne, une grande et sèche demoiselle, entre les deux âges, de figure pensive et bien sympathique). Et qu'est-ce que vous avez mis dedans ?

– Un peu de ce bon blé vert que le Dieu des petits oiseaux fait pousser au bord des chemins et qui contient, en cette saison nouvelle, une farine si tendre, si humide et si douce que l'on dirait du lait. C'est de la bouillie toute faite.

– Ah ! par exemple, je n'aurais jamais pensé à ça ! s'exclama Berthe. Et vous, mademoiselle Lefébure ?

– Ah ! moi non plus, bien sûr ! répondit la vieille demoiselle avec un mépris à peine dissimulé pour le régime exceptionnel auquel Jeannot soumettait ses nourrissons.

Pendant ce temps, le jeune homme enfonçait consciencieusement deux petits « suçons » en toile blanche dans les deux bouches roses et, instantanément, les bébés, à moitié étouffés, se turent, à la satisfaction générale.

Les enfants s'endormirent sur les genoux de Mlle Lefébure et de Mlle Berthe ; ainsi les voyageurs furent-ils rendus, qui à leur conversation, qui à leur somnolence, qui à leurs réflexions. Petit-Jeannot réfléchissait qu'il voudrait bien, cette fois, retrouver M. Magnus. Depuis que celui-ci avait disparu à ses yeux sur la route d'Arles, Petit-Jeannot n'avait plus revu le nain parallélépipède.

C'est que la course continuait : une course furieuse qui ne lui avait pas laissé une minute de répit, qui les avait jetés, les uns suivant les autres, sans arriver à se rejoindre, sur toutes les routes, chemins de fer, canaux, sentiers perdus, forêts et montagnes, dans les villes les plus peuplées et dans les pays les plus sauvages, et ainsi Petit-Jeannot, en arrière-garde, arrivait-il avec ses deux marmots dans ce Val-d'Enfer de la Forêt-Noire, au bout duquel il espérait bien trouver la silhouette sympathique de son nain de prédilection.

Que de fois n'avait-il point perdu la trace de son ami, depuis le premier jour où M. Magnus lui avait laissé en toute hâte un petit mot à l'auberge des Alyscamps ! Heureusement pour celui qui le suivait, le nain offrait cet avantage de ne pouvoir passer nulle part sans être remarqué. Enfin, de temps à autre, il mettait Petit-Jeannot au courant de la situation, qui était toujours des plus mélancoliques, car elle n'avait point varié : la Reine du Sabbat avait toujours son avance, puis venait le « mécréant », puis venait M. Magnus, puis venait Petit-Jeannot.

Le Val-d'Enfer, le bien nommé ! Ce n'étaient que gouffres et précipices ; la route était étroite et quasi à pic. D'un côté, l'escalade des noirs sapins qui cachaient le ciel comme un rideau et, de l'autre, le vide. Le sol était sec, rocailleux, caillouteux, glissant. L'historique diligence avait heureusement sous elle une fourche qui pendait ; cette fourche -- quand les chevaux, à bout de souffle, refusaient le service et que le véhicule, comme ivre, s'en retournait en arrière -- prenait position d'elle-même sur la pierre du chemin et calait d'un coup tout l'édifice, qui s'arrêtait dans sa pirouette et reprenait son équilibre. Ceux qui « savaient », ceux qui avaient l'habitude continuaient tranquillement, sur l'impériale, de fumer leur pipe et, à l'intérieur, de bavarder ; mais de nouveaux venus, comme les deux institutrices et Petit-Jeannot, ne pouvaient dominer leur inquiétude.

Au surplus, cette angoisse n'était point faite seulement du danger qu'ils croyaient courir, mais aussi leur cœur se serrait instinctivement au centre de cette nature sauvage qui, à l'approche de la nuit, se faisait plus hostile et plus menaçante encore. Du reste, on est d'accord aujourd'hui, dans toute la contrée et bien au-delà, pour affirmer que les sorcières, depuis qu'elles ont abandonné le Brocken et la vallée de Walpurgis, dans le Harz, se donnent rendez-vous à des époques fixes dans le Val-d'Enfer.

Les derniers vestiges des vieux châteaux forts et encore quelques beaux spécimens des burgs habités par les descendants enragés des anciens margraves ont ajouté à l'aspect des lieux pour faire vivre la légende.

Au-dessus de toutes les tours, plus ou moins en ruine, allongeant sur la plaine l'ombre du passé, se dressait cette réalité moderne : la tour Cage-de-fer de Neustadt qui, quelques années auparavant, avait été habitée fort bourgeoisement par un prince dont la disparition subite avait fait grand bruit dans le monde : nous avons nommé l'archiduc Jacques, connu populairement sous le nom de Jacques Ork, frère de la reine Marie-Sylvie de Carinthie.

Depuis, la tour Cage-de-fer de Neustadt était devenue la propriété d'un ami intime du roi de Carinthie Léopold-Ferdinand, le seigneur Karl de Bamberg, duc de Bavière, fort redouté en Brisgau et autres lieux. De Fribourg aux chutes du Rhin, on ne prononçait ce nom de Karl qu'en frissonnant. C'était un maître terrible dont la toute-puissance écrasait la province. Grâce à l'amitié que lui avait vouée son cousin de Carlsruhe, celui que l'on appelait le grand-duc toqué, Karl le Rouge pouvait tout se permettre. Il était jeune encore, mais à trente-huit ans il avait trouvé le temps de se faire haïr de tous ses vassaux et ses fantaisies ressuscitaient le Moyen Âge. Heureusement pour le pays de Brisgau que ce seigneur voyageait souvent, tantôt pour ses affaires -- et alors on entendait parler de lui à Vienne, ou au fond des Carpathes dont il rêvait, avec l'appui de l'empereur François, de se faire un royaume -- et tantôt pour ses plaisirs, et alors il faisait la noce à Paris.

En ce moment, il était rentré dans ses domaines de la Forêt-Noire et, pour ne pas en douter, ceux du pays de Brisgau n'avaient qu'à lever les yeux vers le sommet des monts, au-dessus du Val-d'Enfer, à la tombée du jour. Alors on voyait la tour Cage-de-fer s'allumer comme une torche. Justement, la diligence, à un détour du chemin, se trouva en face de l'ombre immense de la tour au sommet de laquelle quelques feux coururent comme pour un signal. Instantanément, toutes les conversations se turent et tous les visages considérèrent anxieusement ces pierres maudites.

Ce que l'on appelait la tour Cage-de-fer de Neustadt, bien que celle-ci fût, du reste, située assez loin de la petite ville de Neustadt, était un amas prodigieux de constructions, les unes antiques, les autres contemporaines, dominées par une grande tour qui avait conservé sa couronne crénelée du treizième siècle, mais qui avait été fort proprement restaurée. Elle était célèbre dans toute la contrée par les tragédies historiques qui s'y étaient déroulées et, aussi, par les drames modernes qui en avaient ensanglanté les murs.

C'était dans les sous-sols de cette tour que se trouvait la fameuse salle aux oubliettes dont il était parlé avec terreur aux veillées des chaumières et qui était tout entourée de barreaux de fer, comme une cage, d'où le nom de la tour Cage-de-fer. Du temps de l'archiduc Jacques, dit Jacques Ork, dont le souvenir était chéri dans toute la contrée, on la visitait, et les guides ne manquaient point d'y faire descendre les touristes ; mais depuis la disparition de l'archiduc, et surtout depuis que le seigneur Karl avait pris possession de ces lieux, nul ne pouvait se vanter d'avoir vu ou revu la salle aux oubliettes et le bruit courait dans la forêt que, si on la cachait si bien, c'est qu'elle servait encore.

Dans la diligence, une voix a rompu le silence, mais bien étrangement et bien désagréablement. C'est la voix du marchand de parapluies :

– On dit... on dit que, dans la tour Cage-de-fer, a été enfermée la reine Marie-Sylvie, devenue folle.

Cette phrase est tombée dans le noir et le noir s'est refermé sur elle. Pas d'écho, pas de réponse.

Le marchand de parapluies qui a parlé se retourne vers les visages obscurs et fermés de ses voisins. Dame Rosa et sa fille Marthe semblent en pierre. Quant au garde-forestier et aux gros horlogers de Büchen, ils ont baissé le nez. Le marchand fait entendre un grognement sournois et, pour se donner une contenance, remue un peu l'espèce de sac en toile cirée dans lequel sont enclos les objets de son négoce, une vingtaine de parapluies dont les manches dépassent l'enveloppe. Malgré le peu de succès de sa première tentative, il fait un nouvel essai :

– C'est du moins ce qu'on racontait la dernière fois que je suis venu dans le pays... il y a quatre ans environ. Et maintenant, elle y est peut-être encore...

Le silence des voisins augmenta, si possible, car on ne les entendit même plus respirer. Ces questions auxquelles nul ne répondait produisaient un tel effet d'angoisse que les deux institutrices en furent elles-mêmes frappées et qu'elles en oublièrent de bercer les petites. Quant à Jeannot, sur son marchepied, il rêvait à toutes les histoires de gnomes, nains et fantômes qu'on lui avait contées sur la Forêt-Noire.

Soudain, la voiture s'arrête, et dame Rosa et sa fille Marthe en descendent, saluant la société qui leur rend ce salut d'une façon muette et fort embarrassée. Les deux femmes, par un petit sentier, s'enfoncent sous les arbres. La voiture a repris sa marche cahotée et, aussitôt, un des plus importants sabotiers de Büchen se tourne vers le marchand de parapluies et, d'une voix rude :

– Vous n'êtes pas fou, lui dit-il, bonhomme ? Vous n'êtes pas fou de poser de pareilles questions devant dame Rosa et sa fille Marthe ?

Mais l'autre, faisant rouler son sac de parapluies entre ses mains épaisses, ricana :

– Deux femmes vous font peur ! Je m'amuse.

– Vous ne vous amuseriez pas si vous saviez qui sont ces femmes : elles gardent la loge de la tour Cage-de-fer !

– C'est vrai ! c'est vrai ! affirment, très agités à nouveau, les marchands horlogers.

– Alors, elles auraient pu me répondre, car elles doivent bien savoir ce qui se passe chez le seigneur Karl !

Il y eut des grognements. Le gros sabotier n'envoya pas dire ce qu'il pensait au marchand de parapluies :

– Vous feriez mieux de vendre tous vos parapluies et de ne pas vous occuper de ce qui ne vous regarde pas, de ce qui ne regarde personne ici... non, non, personne !

Ils répétèrent tous, à l'exception de maître Mathias et du garde-forestier Martin, qui n'avaient pas prononcé une parole :

– Personne, bien sûr ! Non, non, personne.

Et le sabotier ne fut content que lorsqu'il eut mâchonné ces paroles prudentes :

– C'est un idiot ou un espion ! L'un ou l'autre !

L'homme aux parapluies fit celui qui n'avait pas entendu. Il s'excusa, honteux, paterne :

– Vous savez, je n'ai voulu dire de mal de personne : ça n'est pas un mystère que la reine Marie-Sylvie a été ramenée folle de Paris par son époux Léopold-Ferdinand. Ça n'est pas toujours la faute des rois si les reines deviennent folles. Il y a des reines, à notre époque, n'est-ce pas, monsieur, qui se conduisent comme de petites bourgeoises imprudentes. On est bien obligé de les enfermer, pour sûr ! Sans cela, ça ferait du scandale dans les ménages et dans la politique... Mais je ne dis pas ça pour cette pauvre Marie-Sylvie qui, elle, est devenue bien naturellement folle, comme chacun sait... Et je n'en aurais pas parlé si, en passant à Fribourg, on ne m'avait pas raconté que la reine avait réussi à se sauver de la tour Cage-de-fer...

– Taisez-vous ! Ça ne vous regarde pas ! Taisez-vous ! lui répondit-on encore, fort rudement.

Tout là-haut, au sommet des monts, la tour flamboyait et l'on percevait comme un bruit de musique.

– On s'amuse là-dedans... grogna l'homme.

– C'est l'affaire du seigneur Karl, répliqua sagement le maître horloger que l'on appelait maître Mathias. Il fait comme tous les jeunes gens qui vont se marier, il enterre sa vie de garçon.

– Ah ! ah ! il va se marier ?

– Si vous étiez du pays, vous sauriez que le seigneur Karl est fiancé à l'une des jumelles de Carinthie et que les noces devront avoir lieu en grande pompe dans la capitale de l'empire. Alors, avant ce grand événement, notre duc a réuni, comme il convient, ses joyeux compagnons et amis de jeunesse pour quelques chasses et festins...

À ce moment, dans le lointain, l'écho se fit entendre de fanfares et de clameurs joyeuses. Et tout ce bruit parut glacer d'effroi les voyageurs, si bien que nul ne prononça plus une parole tout le temps que la diligence se trouva en vue du château et à portée des cris qui s'étaient rapprochés et qui étaient devenus si sauvages qu'on ne savait plus si l'on devait les attribuer au plaisir ou à la douleur... Enfin, tout ce tumulte se calma et l'on n'entendit plus que l'aboiement des chiens. Quelqu'un dit alors tout bas :

– Ils doivent rentrer de la chasse...

Une autre voix se risqua :

– Ils en rentrent ou ils y vont...

– Ça n'est pas possible... Qu'est-ce qu'ils chasseraient, la nuit ?

– C'est pour s'amuser. On raconte qu'ils appellent ça la chasse aux fantômes ! C'est une idée du duc Karl, qui veut distraire son hôte, le roi Léopold-Ferdinand, qui s'ennuie.

– Ah ! bien, s'ils veulent chasser tous les fantômes du Val-d'Enfer et toutes les sorcières qui dansent à minuit au creux des Géants, dit une voix frissonnante, c'est pas le gibier qui leur manquera !

Une voix soupira :

– Tout ça, c'est les affaires du diable !

Et l'on se tut. Le marchand de parapluies s'était endormi et Petit-Jeannot, profitant du départ de dame Rosa et de sa fille, s'était glissé sournoisement à côté de l'homme et de son sac et là, tout doucement, essayait de tirer de la toile cirée le parapluie dont le manche lui avait paru le plus soigné et le mieux garni d'argent. Cette délicate opération ne l'empêchait point d'être fort occupé à considérer le profil un peu joufflu de Mlle Berthe qui, dès le premier abord, avait produit sur le jeune homme une importante impression.

Une grande paix régnait donc dans la voiture quand, tout à coup, on vit se dresser le garde-forestier si brusquement que tout le monde crut à un malheur. En même temps que l'homme avait poussé une sourde exclamation, Mlle Berthe, elle aussi, s'était levée et n'avait pu retenir un cri. Petit-Jeannot lâcha du coup l'objet de sa convoitise et, innocemment, se fourra les doigts dans le nez. Le garde, extraordinairement ému, disait :

– Vous n'avez pas vu ?

– Quoi ? Quoi ? demandèrent tous les voyageurs.

– Là... sur la route... la forme noire ?

– Quelle forme noire ?

– Eh ! je ne rêve pas... Je l'ai vue... comme je vous vois... Elle courait sur la route.

– Mais qui ? Quoi ?

– La Dame de minuit !

Il y eut vingt exclamations. Dans le moment, la voiture s'était arrêtée ; une rumeur venait de l'impériale. Des voyageurs descendirent, en proie à une excessive agitation. Alors les horlogers, impressionnés, vidèrent la diligence... et il y eut tout un groupe sur la route, agitant les bras et discourant.

– Elle est passée par là !

– Non, par ici !

– Elle s'est enfoncée sous les arbres, là...

– Et moi, je vous dis qu'elle a disparu devant les chevaux, comme si elle s'était enfoncée dans la terre.

– Le garde a peut-être raison : c'est la Dame de minuit !

-- En tout cas, ça lui ressemble, déclara le garde.

– Vous l'avez donc déjà vue ?

– Oui, répondit-il sourdement. Mais on ne peut pas en approcher. Elle court comme une folle ! Je l'ai appelée. Et elle s'est sauvée...

Pendant que les chevaux soufflaient à mi-côte, les voyageurs prirent lestement de l'avance, groupés curieusement autour du garde-forestier.

– Vous l'avez vue souvent ? interrogea l'un des voyageurs descendus de l'impériale.

– Si l'on vous interroge là-dessus, répliqua rudement le garde, vous répondrez que vous n'en savez rien.

Il y eut un silence et puis quelqu'un, dans l'ombre :

– On dit qu'il y a deux ans que la Dame de minuit est descendue dans la forêt, le soir du sabbat qui a précédé le jour de Noël. Ceux qui revenaient de la messe de minuit, à Büchen, l'ont rencontrée au carrefour du Val-d'Enfer. Elle a poussé un grand cri et s'est envolée dans la montagne, comme un hibou.

C'était un charcutier de Feld qui disait cela, très sincèrement. Mais on le pria de se taire pour écouter le garde qui, sans voir personne, racontait des choses tout haut, comme se parlant à lui-même :

– Moi, je ne l'ai pas vue voler, mais je l'ai vue courir comme je n'ai jamais vu courir personne. Elle glissait tantôt dans les clairières, et tantôt au milieu des bois les plus touffus, comme si elle avait le pouvoir de traverser le tronc des arbres. Ah ! elle connaît la forêt mieux que moi ! Et la lune, pour l'éclairer, marchait devant elle aussi vite, ma parole, tandis que, derrière... (Ici, le garde hésita.)

– Eh bien ! qu'est-ce qu'il y avait derrière ? demanda d'une voix douce le petit vieillard aux yeux tristes.

– Ah ! maître Mathias, c'est vous maintenant qui m'interrogez... Eh bien ! reprit le garde avec effort, j'ai vu la fée dorée et son cheval blanc aux sabots d'or...

– Ça, répliquèrent plusieurs voix, tu n'es pas le seul à avoir vu la fée dorée et le cheval blanc aux quatre sabots d'or... Mon arrière-grand-père... ma vieille grand-mère... mon trisaïeul, il y a cinquante ans, il y a vingt ans, il y a cent ans... ont vu la fée dorée.

– Tout ça, c'est des bêtises, entendez-vous, maître Mathias ? Mais moi, poursuivit-il à mi-voix, j'ai vu ce que personne n'a vu : la fée dorée poursuivant à cheval la Dame de minuit. Cette fée était toute jeune, avec une chevelure de feu qui traînait dans les étoiles.

– Notre vieille fée dorée aussi est toute jeune, répliquèrent les autres. Tout le monde la connaît depuis le commencement de la forêt. Et elle s'appelle ni plus ni moins Élisabeth.

– Et la Dame de minuit, sait-on comment elle s'appelle ? répliqua d'une voix dure, et subitement changée, le garde-forestier.

– Ah ! ça, non ! Personne ne sait encore cela. Le garde se pencha à l'oreille de M. Mathias.

– Et vous, maître Mathias, vous ne savez pas comment elle s'appelle, la Dame de minuit ? Ça n'est pas moi qui vous demande ça, maître Mathias (maintenant la voix du garde tremblait), c'est notre ami Jacques.

Maître Mathias tressaillit. Il saisit le bras du garde, le pressa fortement et arrêta l'homme tout net, laissant les autres continuer leur chemin.

– Martin, demanda le maître horloger, tu vas me dire ce que c'est que cette hantise de la Dame de minuit et pourquoi tu veux que je sache son nom et aussi pourquoi tu as prononcé le nom de l'autre ? Martin, Martin, Jacques Ork, le frère de Marie-Sylvie, est mort et il ne peut plus rien demander à personne...

– Maître Mathias, Jacques Ork est mort pour tout le monde, excepté pour nous. Et puis, vous savez bien que les morts ressuscitent quelquefois dans la Forêt-Noire, ne serait-ce que pour venir demander l'heure qu'il est ! Ah ! Mathias, quand je veille et qu'arrive une certaine heure de la nuit, j'écoute la chanson du vent dans les feuilles et, bien des fois, j'ai cru entendre sa voix...

– Et qu'est-ce qu'elle te dit, sa voix ? interrogea maître Mathias avec un grand soupir.

– Toujours la même chose depuis tant d'années : « Martin ! Martin ! Martin ! les cercueils sont-ils prêts ? »

II -- LES POUPÉES

À cette sombre évocation d'un passé qui semblait leur peser bien lourdement à tous deux, le garde-forestier et maître Mathias baissèrent la tête et se tinrent silencieux. Ils ne s'aperçurent même point que leurs compagnons de route avaient pris bien de l'avance et que la diligence les dépassait. Dans la voiture, presque vide maintenant, l'incident de la Dame de minuit semblait avoir troublé fort les deux institutrices. Nous avons dit que Mlle Berthe s'était levée presque en même temps que le garde-forestier et qu'elle aussi avait poussé un cri. Puis elle s'était assise à nouveau, et quand tous les autres voyageurs furent descendus, à l'exception du marchand de parapluies qui continuait de dormir et de Petit-Jeannot, Mlle Lefébure interrogea Mlle Berthe :

– Qu'y a-t-il donc, ma petite Berthe ? Et qu'est-ce qu'il vous a pris ?

– Eh bien ! répondit Berthe, tout émue encore, je ne sais pas ce qu'ils ont vu, eux ; mais moi, je mettrais ma main au feu que j'ai vu passer la mère Fauchelevent !

– Ce n'est pas possible ! et vous avez bien certainement la berlue, répliqua Mlle Lefébure avec animation. Il y a trop loin de Mœder à ce pays pour que la pauvre mère Fauchelevent soit venue sur ses deux pauvres pattes.

– Eh ! rappelez-vous qu'elle court joliment bien ! Personne n'a jamais pu la rattraper... Et puis, depuis deux mois, elle a eu le temps de se promener dans la forêt.

– Qu'est-ce que la mère Fauchelevent ? demanda innocemment Petit-Jeannot, qui avait déjà sorti à moitié un parapluie de sa gaine.

– La mère Fauchelevent, répondit Mlle Berthe, est une vieille femme que nous avons appelée comme ça à Mœder, d'abord parce que personne n'a jamais su son nom, et puis parce que ça lui allait joliment bien, à elle qu'on n'apercevait jamais qu'en « coup de vent », les cheveux épars, les jupes claquantes, courant comme une folle, les pieds nus, nuit et jour, à travers la forêt. C'est quand venait le soir qu'elle apparaissait le plus souvent au bout de la rue du village.

– Mais où est-ce ça, Mœder ? demanda Petit-Jeannot, qui aurait bien voulu avoir maintenant quelques détails sur cette chère Mlle Berthe, du sort de laquelle il lui paraissait désormais impossible de se désintéresser.

– Eh bien, c'est là d'où nous venons. Mœder est un village pas bien loin de Fribourg, sur la lisière de la Forêt-Noire. Mlle Lefébure et moi nous y étions institutrices, dans la famille de M. Hansen, un bien brave homme, que nous regrettons beaucoup, n'est-ce pas, mademoiselle Lefébure ?

– Oh ! oui, répondit Mlle Lefébure, c'étaient de bonnes gens.

– Ils sont donc tous morts ? demanda Jeannot, qui lâcha subitement son « pépin » à un mouvement un peu brusque que le marchand venait de faire en dormant.

– Nous espérons bien que non, reprit Mlle Berthe, mais ils sont tous partis et on est venu chercher M. Hansen pour le conduire en prison. À ce qu'il paraît qu'il faisait de la politique. Mais nous, nous sommes sûres qu'il faisait surtout du bien. Il habitait un beau château à Mœder et il nous avait fait venir, Mlle Lefébure et moi, pour nous occuper des petites filles du village. Les petites filles avaient très peur de la mère Fauchelevent. Et moi aussi, ajouta Mlle Berthe.

– Elle est donc bien laide ? insista le jeune homme pour qui la voix de Mlle Berthe était devenue la plus douce des musiques.

Mais heureusement pour lui que Mlle Berthe était naturellement bavarde, qu'elle avait une conscience pure, enfin qu'elle n'était pas loin d'éprouver quelque sympathie pour ce grand godiche qui voulait bien servir de nourrice à deux enfants privés de leur mère.

– Laide ? On ne pouvait pas savoir, avec tous ses cheveux dont elle se voilait le visage, répondit Mlle Berthe, mais elle avait un aspect vraiment fantastique quand elle apparaissait vers le soir au bout de la rue du village. Le plus souvent, on s'enfuyait devant elle ; quelquefois, des petits garçons couraient en lui jetant des pierres. Enfin, des personnes raisonnables avaient voulu lui parler de loin, mais elle disparaissait aussitôt. Elle était maigre comme une louve. Elle mourait de faim, et voici comment M. Hansen s'y prit pour lui donner à manger.

« Les fenêtres de la salle à manger du château donnaient sur la lisière de la forêt, où se montrait quelquefois la mère Fauchelevent. Sans ouvrir la fenêtre, M. Hansen faisait des signes à la folle, qui s'approchait avec mille précautions et finissait par apercevoir le pain et le lait que M. Hansen avait mis dehors, sur la pierre de la fenêtre. Alors la malheureuse se glissait à quatre pattes jusqu'à la fenêtre, emportait sa nourriture et se sauvait, regagnant les bois. Mais, peu à peu, elle s'était faite à la figure de M. Hansen et celui-ci laissa un jour la fenêtre ouverte, et il lui parla si doucement que l'autre ne se sauva plus.

« À la fin, la mère Fauchelevent faisait tout ce que voulait M. Hansen. Seulement, il n'y avait que lui qui pouvait l'approcher. Ah ! c'était une drôle de créature ! Un jour, M. Hansen nous dit :

« -- Vous savez, votre mère Fauchelevent (il l'appelait comme nous l'appelions), elle se range ! Oui, elle se met dans ses meubles ! Elle ne couchera plus à la belle étoile, comme les bêtes de la forêt.

« Et il nous apprit que la folle allait habiter une maisonnette abandonnée tout à fait au bout du village. M. Hansen lui avait promis que personne n'irait jamais la déranger, excepté chaque samedi soir, à neuf heures, pour lui porter les provisions de la semaine. M. Hansen nous dit encore :

« -- Elle m'a bien étonné tout à l'heure en me disant qu'elle acceptait mon hospitalité, non point pour elle, mais pour ses deux petites filles, qui avaient bien froid dans la forêt !

« Le lendemain, nous nous étions toutes cachées, pour voir arriver la mère Fauchelevent dans la maison du bout de la rue du village. Elle s'avança avec précaution, regardant partout si on ne la voyait pas. Elle portait dans ses bras quelque chose qu'il nous était impossible de distinguer, car elle avait enveloppé son fardeau avec des branches et des fougères. D'un bond, elle fut dans la maison et referma la porte sur elle. On ne la voyait jamais sortir pendant le jour et il n'y avait que M. Hansen qui pouvait entrer dans sa maison. Chaque fois que M. Hansen en sortait, il était bien triste. Nous lui avions demandé :

« -- Eh bien ! où sont les petites filles de la mère Fauchelevent ?

« Il nous avait répondu :

« -- Ne me parlez jamais de cela, c'est trop affreux !

« Ces paroles énigmatiques n'avaient fait qu'augmenter notre effroi de la pauvre vieille, si bien qu'on n'osait à peine passer devant sa maison. Seulement, quand venait le samedi, il fallait bien aller frapper à sa porte. Le samedi, c'était le jour de la tournée de charité. Avec les petites filles, nous allions distribuer les provisions aux pauvres. Et il était entendu qu'on ne pouvait aller chez la mère Fauchelevent qu'à neuf heures du soir. Nous arrivions donc à sa porte quand il faisait nuit noire. Les volets de sa petite maison étaient toujours fermés, mais on apercevait un peu de lumière entre ces volets et sous la porte. Nous frappions à la porte et nous lui criions de suite :

« -- Mère Fauchelevent, c'est nous qui venons vous apporter à manger de la part des dames de charité. Ouvrez-nous, mère Fauchelevent !

« Alors il y avait un silence pendant lequel on entendait battre nos cœurs. Enfin un bruit de galoches s'approchait derrière la porte. On entendait que l'on tirait des verrous à l'intérieur, la porte s'entrouvrait, et nous voyions s'allonger de notre côté une main longue, sèche, décharnée, au bout d'un bras de cadavre, et les doigts, des doigts qui faisaient un bruit d'osselets, vous agrippaient le panier et disparaissaient avec ; puis la porte se refermait, le bruit de galoches s'éteignait, et nous nous sauvions dans la nuit. !

« Pendant des mois, nous n'avions pu rien voir de ce qui se passait chez elle, et cependant nous étions bien intriguées à cause de ce que nous avait dit M. Hansen, pour ces petites filles. L'histoire des petites filles nous était revenue dans la tête, un samedi soir, où la vieille avait été plus longtemps encore que d'habitude à nous ouvrir la porte.

« Elle ne nous avait certainement pas entendues frapper, mais nous, nous l'entendions qui parlait si drôlement d'une voix si douce et si enfantine, qu'après nous être mises à rire, nous nous sommes tues, et qu'enfin nous sommes restées là avec une grande envie de pleurer. Elle était pourtant toute seule, mais c'était comme si elle parlait à quelqu'un, à des petites filles, par exemple... Elle disait des choses comme ça :... que ces petites étaient bien en retard pour leur âge... qu'elles devraient savoir déjà parler... et surtout dire : « Maman ! », et elle insistait en pleurant :

« -- Dites-moi « maman » ! Dites-moi seulement ça, mes chéries ! ou je croirai que vous êtes malades, et j'irai chercher le docteur...

« Et puis nous l'entendions encore pleurer :

« -- Elles ne parleront jamais ! Elles sont muettes ! C'est comme si elles étaient mortes !

« Et elle ajoutait des choses insensées, comme seule peut en trouver une folle. Ainsi :

« -- Autrefois, disait-elle encore, quand vous étiez grandes, vous parliez bien ! Vous parliez en français et en anglais, et maintenant que vous êtes toutes petites, vous ne savez même plus dire maman en allemand...

« Mais il fallait entendre la voix avec laquelle la malheureuse disait tout cela. On en avait l'âme déchirée... Enfin, un soir, nous avons eu le mot de l'énigme. J'avais toute ma bande de petites filles derrière moi. L'une de nous s'écria :

« -- Oh ! la porte de la mère Fauchelevent qui est ouverte !

« On ne voulait pas la croire. La surprise que nous en avions était si grande que nous en sommes restées plantées là, tout debout sur la route, sans oser avancer. Et puis, ma foi, la curiosité a été plus forte, et suivie de mes petites filles, je suis entrée tout doucement dans la pauvre demeure de la mère Fauchelevent. Une chandelle brûlait dans une lanterne en haut de la cheminée. Il n'y avait point de feu dans la cheminée. Ah ! comme il faisait froid et pauvre dans cette maison ! On apercevait un grabat au fond d'une alcôve obscure, et nous nous avancions bien précautionneusement, tant nous avions peur de voir sortir la mère Fauchelevent du trou noir de l'alcôve. Mais la vieille n'était pas là... Tout à coup une petite pousse un cri de terreur... tous les regards se tournent vers elle et nous voyons qu'elle nous désigne de son doigt tremblant un objet sur le bahut... Aussitôt qu'elles ont vu cet objet, toutes les petites poussent des cris et se sauvent... Moi, je veux me rendre compte : c'était un cercueil ! Oui, oui ! un petit cercueil avec une grande croix dessus...

« J'ai voulu savoir... J'ai touché le petit cercueil... Il était vrai ! J'ai ouvert le couvercle du cercueil, et alors j'ai aperçu là-dedans, devinez quoi ? Deux poupées... Oui, deux petites poupées adorables qui dormaient bien gentiment dans des loques bien blanches... Le cercueil de la mère Fauchelevent servait de berceau à celles qu'elle appelait ses petites filles... Je savais maintenant à qui elle s'adressait quand elle suppliait ses enfants de l'appeler maman ! Ah ! pauvre mère Fauchelevent, faut-il qu'elle en ait eu du chagrin dans la vie pour en arriver là !

– Et vous croyez, interrogea Petit-Jeannot larmoyant, vous croyez, mademoiselle, que c'est Mme Fauchelevent elle-même qui, tout à l'heure, courait sur la route ? Ces messieurs disaient que c'était la Dame de minuit.

-- Mon Dieu, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que ce fût la mère Fauchelevent... répondit Mlle Berthe, en retirant vivement son pied sous la banquette, car elle avait senti que, dans son émotion, le timide jeune homme lui avait mis bien gentiment sa semelle sur sa bottine... Songez donc que la mère Fauchelevent est restée bien peu de temps à Mœder et qu'il y a deux mois qu'elle est retournée vivre dans cette forêt, d'où elle était si curieusement sortie...

– Et comment est-elle retournée dans la forêt ?

– Oh ! c'est bien triste ! Ce M. Hansen, qui avait fait du bien à la mère Fauchelevent, n'en a guère été récompensé, puisqu'on l'a mis en prison.

– Ça n'est pas possible ! Qu'est-il donc arrivé ?

– Oh ! personne n'y a rien compris. On a raconté que M. Hansen, en donnant l'hospitalité à une folle qui pouvait être dangereuse, s'était mêlé de ce qui ne le regardait pas, si bien que les autorités de Fribourg étant venues chercher la pauvre mère Fauchelevent et ne l'ayant pas trouvée (car elle s'était sauvée la veille avec ses poupées, et on ne l'a plus jamais revue) ont emmené M. Hansen. On a écrit depuis dans les journaux qu'il aurait été compromis dans un procès de haute trahison. Enfin, malgré toute la peine que nous en avons eue, nous avons dû quitter le pays.

Mlle Berthe avait terminé la bien lamentable histoire de la mère Fauchelevent.

– Mademoiselle, vous êtes un ange ! lui dit Petit-Jeannot quand elle eut fini de parler. Permettez-moi de vous offrir de grand cœur ce parapluie.

Et Mlle Berthe eut l'occasion de sourire bien gracieusement à l'adresse avec laquelle le jeune homme finissait de sortir un magnifique riflard de la gaine de toile cirée du marchand qui dormait toujours ! Mlle Berthe croyait à une plaisanterie, mais c'est le plus sérieusement du monde que Petit-Jeannot lui tendait le parapluie. Puis sans prendre garde aux propos enjoués qu'inspirait à Mlle Berthe la désinvolture avec laquelle Petit-Jeannot offrait ce qui ne lui appartenait pas, celui-ci se tourna vers Mlle Lefébure.

– Il ne faut pas qu'il y ait de jalouse, dit-il. Mademoiselle, vous n'avez rien perdu pour attendre...

Le fait est que, quelques secondes plus tard, Petit-Jeannot se trouvait en mesure de faire à Mlle Lefébure, ahurie, un présent qui ne le cédait en rien à celui dont il avait gratifié Mlle Berthe, amusée. Mais, au grand étonnement du pauvre Jeannot, Mlle Lefébure refusa.

– Pourquoi ? demanda le jeune homme sur le visage duquel on pouvait lire, à la lueur vacillante de la lanterne, le plus naïf et le plus sincère étonnement. Pourquoi ne voulez-vous pas de mon parapluie ?

Et, ouvrant l'objet, il s'apprêta à en détailler les avantages...

– Voyez, dit-il à mi-voix, c'est de la pure soie.

Ce disant, il glissait son doigt d'amateur sur l'étoffe ; mais il ne put, presque aussitôt, retenir une exclamation : son doigt avait passé à travers la soie du parapluie. Et il constata que tous les plis en étaient « coupés ».

– Qu'à cela ne tienne ! Nous en avons de rechange ! fit-il en retournant à son fonds de boutique, cependant que le marchand faisait entendre un ronflement des plus encourageants.

Mais quelle ne fut pas la stupéfaction de Petit-Jeannot en découvrant que tous les parapluies étaient « au même point », c'est-à-dire percés, troués, « coupés », bien qu'ils apparussent comme neufs. Le jeune homme ouvrit de grands yeux tout ronds. Il considéra fort attentivement le marchand ambulant et murmura :

– Qu'est-ce que c'est que ce marchand-là, qui traîne avec lui d'aussi vieux parapluies neufs ?

Et avec un grand soin, il lui rendit toute sa marchandise, en prenant garde que ce singulier voyageur, en s'éveillant, ne pût s'apercevoir qu'on s'était intéressé de très près à son « bedite gommerce ».

Au fond, il était le plus malheureux des Jeannot, lui qui aurait tant voulu faire plaisir à Mlle Berthe. Il aurait bien voulu l'embrasser... Et peut-être n'aurait-il point résisté longtemps au désir qui le poussait à une aussi intempestive manifestation si, à ce moment-même, la voiture, qui gravissait la côte à un angle plutôt dangereux, ne s'était prise tout à coup à reculer vers le fatal précipice qui se trouvait en contrebas au tournant du chemin. On entendit grincer la fourche sur le terrain pierreux et il était à craindre que si cette fourche ne s'y enfonçait pas, la diligence ne fit la pirouette au fond du Val-d'Enfer.

Mlle Lefébure poussa un cri, mais resta héroïquement à sa place avec son bébé. Quant à Mlle Berthe, elle jeta son poupon sur les genoux de Mlle Lefébure, et sauta comme une folle hors de la diligence. Aussitôt Petit-Jeannot, qui déjà ne pouvait plus vivre sans Mlle Berthe, sauta lui aussi hors du véhicule et se jeta dans les bras de l'institutrice, comme un désespéré.

– Mourons ensemble ! lui cria-t-il.

Si bien que Mlle Berthe, qui tenait encore à la vie, eut toutes les peines du monde à se débarrasser de Petit-Jeannot, qui, dans son inconscience amoureuse, allait les faire rouler tous deux sous la voiture qui reculait. La jeune fille parvint, en se secouant beaucoup, à renvoyer son partenaire assez rudement sur un côté du chemin, à la minute précise où la diligence s'arrêtait dans sa terrible glissade, mais où -- nouveau péril ! -- se faisait entendre le bruit bien connu d'une luge chargée de bois qui descendait de la montagne...

C'était un bruit qui suivait, en roulant comme le tonnerre, toutes les sinuosités de la route... Cela s'approchait, cela était sur eux, et la luge, éclairée à son avant par une petite lanterne, dirigée par un enfant accroupi sur les patins et glissant avec la rapidité de la foudre, n'avait, pour passer, que tout juste l'espace qu'il lui fallait entre la diligence et le bord opposé de la route. Dans cet espace se trouvait Petit-Jeannot. Celui-ci n'entendait rien, ne voyait rien, tant il était absorbé par la contemplation attristée de celle qui venait si proprement de le secouer. Tout à coup, quelle ne fut pas sa surprise de voir Mlle Berthe bondir sur lui, se jeter à son tour dans ses bras, et le pousser, dans une étreinte passionnée, contre un arbre.

– Ah ! fit Petit-Jeannot avec un soupir de triomphe, je savais bien que vous m'aimeriez !

Et pendant que la luge passait dans son dos, sans qu'il en soupçonnât même l'existence, il embrassait à pleines lèvres Mlle Berthe qui, stupéfaite et courroucée, lui administra une de ces gifles qui comptent dans la vie d'un homme.

III -- DEUX VIEUX COMPAGNONS

Derrière la diligence, le garde et le maître horloger avaient continué de gravir la côte en silence.

– Prends garde à la luge, Martin !...

Le passage de la luge fut seul capable de tirer le garde forestier de l'abîme de souvenirs où le nom de Jacques Ork l'avait plongé.

– Tu rêves... tu rêves toujours, Martin... reprit Mathias. Mais je croyais que tu avais à me parler de choses sérieuses ?

Le garde prit à son tour le bras de l'horloger, et après avoir constaté que la diligence était bien loin devant eux...

– Eh bien, oui ! j'ai à vous parler, maître Mathias ! J'en étouffe ! Il y a assez longtemps que je parle aux arbres de la forêt ! Mais malgré que le passé soit bien lointain, à qui donc me confierai-je ici, si ce n'est à vous, maître Mathias ? N'avons-nous pas eu les mêmes peines, souffert des mêmes malheurs ? N'avons-nous pas eu tous deux le même cœur pour pleurer Marguerite que nous aimions comme notre fille et ses pauvres chers petits enfants, les enfants de notre Jacques, maître Mathias ! Ah ! vous pleurez... Voyez-vous, quand j'ai revu tout à l'heure les trois petits chalets abandonnés, j'ai tant souffert, maître Mathias, que j'ai pensé à me brûler avec mon fusil... mais je me suis dit ce que je me dis depuis si longtemps ! C'est pas possible que ça finisse comme ça ! Nous avons fermé autrefois les portes des trois petits chalets ensemble... Nous les rouvrirons, maître Mathias... nous les rouvrirons ensemble... mon cœur me dit que Jacques n'est pas mort ! Il reviendra ! Il ne nous a pas oubliés ! C'est vous qui lui avez appris l'horlogerie comme je lui ai appris, moi, la menuiserie. Ah ! c'était un bon, excellent, étonnant, merveilleux archiduc, le meilleur de tous ! et très doux prince ! et le plus humain des hommes ! l'espérance de l'empire, quoi ! Et on dit que l'empereur, par la faute de qui tout cela est arrivé, l'a pleuré pendant un an et un jour ! Comment voulez-vous, maître Mathias, que l'heure ne sonne pas à l'une de vos trois cents montres...

– N'oublie pas les horloges... Martin... si j'en crois certains bruits, quelques-unes de mes horloges auraient déjà sonné, Martin ! C'est toi qui as raison, compère. Jacques Ork n'est pas mort !

Maître Mathias courba la tête, arrondit le dos, toussa.

– Quinze années ont passé depuis qu'à la Tour-Cage-de-fer on a fermé la chambre de la douleur et que Jacques Ork a disparu ! et je n'ai plus entendu parler de rien depuis le jour où Réginald Rakovitz Iglitza est venu me trouver dans ma nouvelle boutique de Todtnau. Tu te souviens, Martin... il y a sept ans de cela...

– Si je m'en souviens ! Il était onze heures de la nuit... tout le monde était couché à Todtnau, excepté nous... et nous étions en train de parler du passé, quand on frappa à la porte d'une certaine façon qui nous a fait tressaillir... Vous êtes allé ouvrir tout de suite... et Réginald Iglitza est entré... C'était un bel homme...

– Oui, un bel homme ! J'ai rarement vu un aussi bel homme ! Il a fermé la porte, s'est assuré que nous étions seuls, nous a serré la main à tous deux comme à de vieux amis, et il m'a fait aussitôt une importante commande d'horlogerie secrète pour un M. Baptiste horloger à Paris... Moi, ça me paraissait drôle... et à toi aussi, Martinet puis quand il a eu fini de s'expliquer sur les montres et sur les horloges, et les heures, et leur façon de sonner... nous nous sommes regardés... Martin, tu étais pâle de joie... et tu te rappelles ce que tu as dit ?

– Oui, j'ai dit : « Il y a donc quelque part quelqu'un qui se souvient ? » Là-dessus, le Réginald s'en est allé !

– Il m'avait payé d'avance au nom du Baptiste... j'ai bien soigné la commande... Tu as vu les horloges, Martin ?

– Oui ! Elles sonnaient toutes ensemble comme un régiment. Quel orchestre ! Et quelles têtes elles avaient ! Ah ! elles étaient effrayantes à voir.

– Eh bien, j'ai envoyé l'ouvrage à son adresse... mais depuis, jamais, jamais... je n'ai plus entendu parler de M. Baptiste, ni de personne... ni de rien... et Réginald est mort !... à Paris... dans le temps que la reine Marie Sylvie devenait folle.

– On a dit qu'elle était devenue folle le même jour que l'autre était mort ! fit remarquer le garde en hochant la tête. Réginald n'était pas seulement un bel homme... c'était un brave homme !

– Et un fidèle ami de Jacques Ork... assura le grand vieillard d'une voix grave.

Le garde forestier, très bas, entre ses dents, avec une intention marquée :

– Il se serait fait tuer pour le frère et la sœur.

Mais maître Mathias écrasait déjà sa large main sur les lèvres du garde.

– Martin !

L'autre échappa à l'étreinte, et dit ce qu'il avait à dire :

– La preuve en est qu'il est mort !

Alors le maître horloger reprit le bras de Martin.

– Puisse-t-il, lui aussi, être vengé, Martin... On a dit que notre Jacques Ork a fait naufrage du côté de Buenos-Aires. Si c'est vrai, toute mon horlogerie est morte avec lui... ou détraquée comme le coucou de la pauvre Marie-Sylvie, que le Seigneur ait en pitié ! Mais, vois-tu, Martin, s'il n'est pas mort, il a dû bien souffrir en apprenant le mariage qui se prépare là-haut... Est-il possible, Seigneur, est-il possible que cette enfant, la fille de Marie-Sylvie et la nièce de notre Jacques, épouse cet homme, l'âme damnée de Léopold-Ferdinand ?

– Oh ! gronda le garde... Il n'y a donc plus de bon Dieu pour la Forêt-Noire ? Les hommes y ont trop mis de sorcières !

– Plus de bon Dieu ! Plus de bon Dieu ! Sais-tu ce que j'ai appris, mon vieux Martin ? Ah ! c'est à faire dresser les cheveux sur la tête ! J'ai appris que ce n'est point seulement par ordre de l'empereur et pour obéir à son père Léopold que la princesse Régina épouse ce Karl...

– C'est pas pour son plaisir, pour sûr ! car il n'est guère doux à regarder pour une femme et il fait peur aux petites filles.

– Eh bien, vois comme on se trompe sur les femmes et les petites filles ! Ce qui déplaît à l'une plaît à l'autre... La princesse Régina épouse le seigneur Karl par amour ! Elle l'aime !

– Que le diable ait son âme si c'est vrai ! fit le garde en fermant farouchement les poings sur la crosse de son fusil.

– Si c'est vrai, je voudrais que Jacques fût mort ! reprit le maître Mathias. Il ne verrait pas une chose pareille ! et tant mieux que la reine soit folle ! Pauvre reine ! Pauvre Marie-Sylvie !

Le garde arrêta encore maître Mathias. Il paraissait plus troublé que jamais. Et l'horloger sentit sur son bras sa main qui tremblait. Enfin, Martin lui dit, la voix hésitante :

– Vous parlez de Marie-Sylvie ! Écoutez-moi... Je n'ai peut-être pas rêvé ! Ah ! quelquefois je doute de ma pauvre tête... et vous savez bien, maître Mathias, pourquoi j'ai quitté mon métier de menuisier... Je ne pouvais plus prendre une mesure depuis que j'avais fabriqué les cercueils... Je voyais des cercueils partout... J'en ai été malade. Ainsi il n'y a rien d'étonnant maintenant à ce que je me demande le lendemain si j'ai réellement vu ce que j'ai cru apercevoir la veille. Eh bien, cette fois... non ! non ! je n'ai pas rêvé ! Et puisque nous sommes seuls, je vais vous dire pourquoi je vous demandais tout à l'heure si vous saviez comment s'appelle la Dame de minuit !

-- Ah ça ! que veux-tu dire ? demanda maître Mathias très intrigué. Je ne te comprends pas !

– Eh bien ! la dernière fois que j'ai vu la Dame de minuit, dit à voix basse le garde forestier, elle était éclairée par la pleine lune... parfaitement... C'était dans une clairière que ça se passait... la Dame de minuit s'arrêta un instant en face de moi ; elle était haletante comme une biche poursuivie ; et je vis alors qu'elle pressait contre sa poitrine une caisse en chêne que j'ai bien reconnue... car c'est moi qui l'ai fabriquée... C'était le plus petit des cercueils de la nuit maudite... Je fis encore un pas vers elle, et elle fit un bond en arrière. Sa chevelure s'était soulevée... je l'ai vue ! elle ! elle ! maître Mathias...

Ici, Martin baissa encore la voix, et à l'oreille de Mathias :

– La Dame de minuit ressemble à Marie-Sylvie, comme se ressemblent entre elles deux gouttes d'eau du Neckar !

Maître Mathias toussa, plongea un regard inquisiteur autour de lui, n'aperçut rien que la lueur de la lanterne de la diligence, à cinquante pas devant eux. Il se pencha alors sur le garde et lui souffla dans le visage :

– Marie-Sylvie, tu le sais bien, est toujours soignée dans la tour Cage-de-Fer...

Le garde appuya ses deux mains aux épaules de Mathias et l'arrêta.

– Je l'ai reconnue ! dit-il.

– La preuve que tu as rêvé... rêveur de la forêt ! C'est que tu as vu en même temps « la Fée dorée » !

– Ma parole, oui ! Et voilà bien ce qui m'a paru le plus extraordinaire de tout ! Suivez-moi bien, maître Mathias... Je dis ce qui s'est passé ! Quand la Dame de minuit eut disparu dans les branches, je me retournai à un grand bruit qui se faisait derrière moi, et j'aperçus traversant la clairière comme une flèche, la Fée dorée dont la chevelure traînait dans les étoiles... Elle poussait son cheval blanc à travers les arbres et je vous dis, maître Mathias... je vous dis que si d'une part, la Dame de minuit ressemble à Marie-Sylvie... la Fée dorée ressemble à Marie-Sylvie comme seule une fille peut ressembler à sa mère.

Mais maître Mathias arrêta le garde sur ses mots :

– Tu sais bien que les jumelles de Carinthie, depuis trois ans, n'ont point quitté la cour de Vienne, et que l'empereur ne peut plus se passer d'elles... Il faut que tu aies un pauvre cerveau de fou de rêveur de la forêt, mon vieux Martin, pour t'imaginer que la princesse Régina ou la princesse Tania passe ses nuits sur un cheval blanc à courir après l'ombre de sa mère... Et puis, Régina et Tania sont brunes, et la Fée dorée est dorée !

– Elle est peut-être de cette couleur-là, la nuit seulement, sous la lune.

– Quelle idée as-tu donc, encore une fois, de la vie d'une princesse royale ? Rappelle-toi, mon vieux Martin, ce qui est arrivé quand leur mère est devenue folle... La mère a été soignée dans la tour Cage-de-Fer de Neustadt, sous la garde et la responsabilité du duc Karl, car elle était folle à lier... et elle disait des choses qui ne devaient être entendues de personne, paraît-il. On sait cela dans le monde entier... Alors les deux petites princesses ont été emmenées au fond du Tyrol par leur régente Orsova et la femme de chambre Milly... Elles ont vécu ainsi deux ans solitaires et retirées de la cour... On les plaignait. On racontait même que le roi Léopold-Ferdinand ne voulait plus revoir ses filles ni les reconnaître... Mais que n'a-t-on pas raconté après la folie de Marie-Sylvie ? La vérité est qu'on n'a jamais rien su... ni pourquoi Léopold-Ferdinand ne voulait plus les revoir... ni pourquoi il y a trois ans il les a revues... ni pourquoi l'empereur lui-même, qui avait défendu qu'on prononçât leur nom devant lui, les a fait venir à la cour où il les a comblées de faveurs et richement dotées. Oui... oui... je sais... on a raconté qu'à un moment Léopold-Ferdinand a douté de sa paternité... et puis ensuite qu'il en a été convaincu par des preuves indéniables que lui aurait apportées Orsova... Tant est que la vérité du jour est que la princesse Régina est fiancée au Karl-le-Rouge et Tania au prince Ethel et que si tu as la curiosité de voir les deux princesses jumelles, mon vieux Martin, il faut demander tes entrées à la cour et cesser de te promener la nuit dans la forêt, au clair de lune...

– Peut-être ! répondit Martin, de plus en plus inquiet et troublé... Oui, peut-être !

Mais il se reprit :

– Non ! non ! je ne suis pas fou ! et j'ai bien entendu le cri, le seul cri que poussait la Fée dorée pendant qu'elle poursuivait la Dame de minuit à travers les taillis éclairés par la lune.

– Quel cri ? Un cri de chasse peut-être !

– Oh ! non ! non ! maître Mathias... mais un cri d'amour ! La Fée dorée jetait seulement ce cri-là ! mais sur quel ton ! Avec quelle voix désespérée et angoissée et suppliante... Elle appelait : « Maman ! Maman ! Maman ! » Ah ! c'est comme je vous le dis, maître Mathias !

Les deux hommes reprirent leur marche en silence. Et maître Mathias, au bout d'un instant, se décida. C'était lui maintenant qui était inquiet.

– Confidence pour confidence ! fit-il. Je crois que ton histoire de Dame de minuit est encore une lubie de ton cerveau et de ton cœur. Mais écoute-moi à ton tour : un jour, il y a environ six mois de cela, j'ai été appelé au château par la mère Rosa pour raccommoder la grosse horloge de la tour. Je n'y avais pas touché depuis plus de cinq ans. Autrefois, quand je me rendais à cette besogne, je prenais l'escalier qui plonge au-dessus de la cage de fer... Cette fois on m'a fait monter par l'escalier d'honneur, et ainsi je suis arrivé devant l'horloge. Là, je constatai que la petite porte qui donnait sur l'escalier que je prenais autrefois était hermétiquement close, et je fus de plus en plus persuadé que ces précautions avaient été prises pour que je n'aperçusse rien de ce qu'il y avait dans la cage de fer. La mère Rosa qui m'avait accompagné, me laissa seul, après s'être assurée que la petite porte de l'escalier était fermée à clef. Je commençai mon travail, mais je ne pensais qu'à celle qui était enfermée dans l'horrible cage, à quelques pieds au-dessous de moi, à la sœur martyre de notre pauvre Jacques...

« La curiosité, l'intérêt que je portais aux malheurs de cette reine infortunée furent plus forts que tout... J'avais là les meilleurs et les plus simples instruments pour ouvrir une porte... la porte fut ouverte... et l'oreille aux aguets, je descendis... Aucun bruit ne se faisait entendre... Je descendis ainsi deux étages sans rencontrer âme qui vive... et puis j'arrivai à la voûte... Tu sais, Martin, la voûte est entourée tout en haut par le balcon de fer... On raconte que du haut de ce balcon les châtelains d'il y a mille ans et leurs invités venaient assister au supplice de ceux que l'on avait enfermés dans la cage de fer... Je m'avançai sur le balcon à quatre pattes... en retenant ma respiration... et je n'entendis toujours rien... C'étaient la nuit et le silence...

Alors, mon tour de balcon accompli, j'appelai d'abord d'une voix douce : « Marie-Sylvie ! Marie-Sylvie ! », mais personne ne me répondait. J'essayai de voir jusqu'au fond des ténèbres... mais c'était impossible... Alors je me suis risqué et j'ai crié : « Marie-Sylvie ! Marie-Sylvie ! c'est moi, Mathias, l'ami de Jacques Ork ! C'est moi qui viens vous sauver, Marie-Sylvie ! » Mais rien ! rien ! rien ! et ma voix résonnait là-dedans comme dans un tambour ! Tout d'un coup je fus moi-même épouvanté du bruit que je faisais... certainement si quelqu'un avait été là-dedans... au fond de la cage de fer... il m'aurait entendu... à moins que Marie-Sylvie ne fût devenue sourde, car enfin, tout compte fait, il faut bien qu'elle y soit, Martin, mon vieil ami, mon vieux camarade... on a vu entrer Marie-Sylvie dans sa tour Cage-de-fer... et nul au monde ne l'a vue ressortir ! Ah ! il faut bien qu'elle y soit !

– Tu vois bien qu'elle n'y était pas ! Si elle n'y est pas, elle doit être quelque part, Mathias ?

– Quelque part ! Sais-tu à quoi j'ai pensé, Martin ? J'ai pensé aux oubliettes ! Il y a dans les sous-sols de la tour Cage-de-fer des oubliettes profondes comme des gouffres... C'est historique, cela... Que la pierre d'une de ces oubliettes ait été soulevée dans les ténèbres... et la promenade de Marie-Sylvie dans la tour aura été courte !

-- On ne tombe dans les oubliettes de la tour Cage-de-fer que pour y mourir, expliqua dans un grand énervement le garde forestier. Et j'ai vu Marie-Sylvie vivante ! Je vous dis, maître Mathias, qu'elle est vivante. À moins que ce ne soit son fantôme... Ah ! je n'ai pas rêvé ! C'est elle, la Dame de minuit ! Et la Fée dorée l'appelle maman !

Mathias frappa fortement le sol de son pied impatient :

– Eh bien, tais-toi ! C'est ton idée, mais garde-la pour nous ! Demain nous en reparlerons.

– Et si je vous dis ce que j'ai appris à Büchen ce tantôt ? La Rosa et sa fille Marthe sont remerciées... oui, on leur a trouvé une autre place ailleurs ; on ne veut plus d'elles pour gardiennes de la Cage-de-fer, parce qu'elles ont laissé échapper leur recluse... on dit cela !

– Et tu l'écoutes, grogna Mathias. Tu as tort... Tu sais bien que nous devons être quasi comme des sourds-muets tant que la chasse aux loups ne sera pas ouverte...

À ce moment, les bois, vers l'occident, s'emplirent d'un tumulte de chasse... On entendit au loin la voix des chiens et le galop furieux des chevaux. Des lueurs coururent entre les arbres, puis se rapprochèrent, et l'on perçut distinctement des ombres qui agitaient des torches. Les cris ordinaires de la chasse à courre et aussi le son du cor firent résonner les échos nocturnes de la vallée ; puis toute cette rumeur décrut, s'éloigna, et les lueurs elles-mêmes, tout au loin, entre les arbres, s'éteignirent. Les voyageurs de la diligence de Todtnau s'étaient tous arrêtés sur la route. Cette vision les avait impressionnés comme un mauvais rêve. Qui donc pouvait chasser à cette heure dans le Val-d'Enfer, sinon quelque noir lieutenant de Satan. Les voyageurs furent alors rejoints par maître Mathias et le garde-forestier. Quelqu'un dit :

– M'est avis que celui qui chasse est plus rouge que noir, et qu'il s'appelle Karl, comme c'est son droit.

Et une autre ajouta :

– Il chasse peut-être la Dame de minuit ?

Dans l'ombre, maître Mathias et le garde se serrèrent leurs mains moites.

IV -- OÙ L'ON FAIT CONNAISSANCE AVEC LE « PÈRE DEUX HEURES ET QUART »

La diligence était arrivée enfin au haut de la côte. Chacun regagna sa place à l'intérieur ou à l'impériale. Mlle Berthe, comme si de rien n'était, avait repris son poupon sur les genoux de Mlle Lefébure et l'homme aux parapluies avait consenti à se réveiller. On allait bon train maintenant. Les chevaux sentaient l'écurie et les râteliers de maître Frédéric II -- ainsi appelait-on le frère cadet du Frédéric de Büchen. Ce Frédéric II, aubergiste lui aussi, tenait en pleine forêt, sur la route de Todtnau, l'une des plus vieilles auberges du pays : « l'auberge du Val-d'Enfer ».

On y arriva vers les neuf heures et demie. Les chevaux allaient relayer et les voyageurs allaient souper. À cause des correspondances, c'était un repos d'une heure au moins pour tout le monde. Petit-Jeannot, qui se fût réjoui en toute autre circonstance de l'approche d'une auberge, montrait exceptionnellement une mine fort maussade. Car la gifle lui avait retourné l'âme. Sa joue brûlait encore.

La diligence n'était pas encore arrêtée dans la cour et les garçons d'écurie ne s'étaient pas montrés que déjà le patron de l'auberge, un grand diable à la moustache tombante et au front dur, aux sourcils en broussaille, l'air d'un vrai brigand, criait au cocher :

– Ah ! tu as du temps devant toi ! Je ne sais pas ce qui se passe... Je viens de recevoir d'un courrier de Todtnau l'ordre de faire attendre la diligence jusqu'à l'arrivée du courrier de Schaffouse.

– À ce qu'il paraît que ça « grouille » à Vienne et partout, du côté des Tchèques et aussi dans le Bas-Danube, répondit le cocher... Tout le monde se remue... Prague est en feu... Mais qu'est-ce que ça peut bien nous faire, pourvu qu'ici les affaires marchent !

Frédéric II répondit dans sa barbe quelque chose qu'on ne sut jamais. Et faisant un signe qui fut compris de maître Mathias et de Martin, il conduisit les deux compères dans un coin obscur de la cour où il eut avec eux une brève conversation d'où ils sortirent tout pâles et agités.

– Compris, dit Mathias. Il y a assez longtemps qu'on se tait. S'il ne s'agit que de bavarder, on bavardera.

Les autres voyageurs, après s'être dégourdi un peu les jambes, étaient entrés dans la grande salle et, autour des tables se trouvaient déjà des clients qui attendaient, en buvant tranquillement des chopes et en fumant leurs pipes, la correspondance de Feldt. Cependant, des éclats de voix, des rires grossiers venaient d'un groupe qui, tout au fond de la salle, entourait un pauvre vieillard à la barbe inculte, à la figure de souffrance, aux yeux mornes dont les paupières à vif semblaient encore toutes rouges et toutes brûlantes d'avoir trop pleuré.

Les coudes appuyés à une petite table où il était assis solitaire, l'homme ne levait la tête que pour faire tristement et lugubrement la même réponse à toutes les questions qui lui étaient posées. Et c'est cela qui faisait éclater les plaisanteries et les rires autour de lui.

Ce vieillard était le jouet de la société, et il n'avait pas l'air de s'en apercevoir. L'un l'interrogeait sur sa santé, cet autre lui demandait le temps qu'il ferait demain, un troisième voulait savoir s'il avait bien dîné : et toujours les mêmes mots revenaient sur ses lèvres tremblantes :

– Il est deux heures et quart !

Et les voyageurs l'appelaient le père deux heures et quart !

C'est alors que M. Paumgartner, négociant en jouets à Fribourg, fit son entrée dans la salle. Sans doute connaissait-il les manies du « père deux heures et quart », car il écarta les rustres qui entouraient la petite table et leur dit :

– Vous pensez qu'il ne sait que répondre : « deux heures et quart » ? Mais il n'est pas si bête qu'on le croit, vous allez voir ! À deux heures et quart, interrogea sentencieusement Paumgartner, qu'est-ce qu'il sonne ?

Le vieillard répondit sans hésiter :

– Il sonne douze coups !

– Comme à midi ? continua M. Paumgartner.

– Non. Comme à deux heures et quart ! répliqua le pauvre idiot. Alors l'allégresse devint générale. On se bousculait autour de la table et on malmenait assez fortement le vieillard quand la joie bruyante des compagnons qui faisaient chorus avec M. Paumgartner fut soudain troublée par l'intervention inattendue d'un bonhomme que nul ne connaissait et qui, prenant à partie M. Paumgartner lui-même, n'hésita pas à le traiter d'imbécile. Puis il se tourna vers les autres et leur dit leur fait à tous d'une voix de commandement qui étonna beaucoup chez un personnage qui paraissait aussi dénué de toute importance qu'un pauvre marchand de parapluies ambulant !

– Le premier qui se jouera encore de ce vieillard aura affaire à moi ! menaça le marchand, en s'asseyant devant le malheureux.

– Bravo, compagnon ! fit entendre une voix éclatante. C'était maître Mathias qui entrait.

– Voilà qui est parlé ! continua-t-il. On est encore en train d'ennuyer le « père deux heures et quart », je parie ! Où donc est le patron ici ? Ah ! vous voilà, Frédéric II ! Comment se fait-il que notre Henry ne soit pas encore couché ?

– Pardonnez-moi, maître Mathias, répondit hâtivement l'aubergiste à l'oreille de l'horloger, mais je n'ai pas encore eu une minute à moi... Je ne sais pas ce qui se passe... j'ai été obligé de fournir depuis cinq heures trois courriers spéciaux, qui ont bouleversé tout mon service... Mais je vais faire conduire notre Henry à sa chambre tout de suite.

À ce moment, la porte s'ouvrit devant le garde forestier.

– C'est vrai, demanda Martin d'une voix rude, que l'on s'amuse ici autour du « père deux heures et quart » ?

Et il regarda autour de lui. Mais chacun s'était tenu pour averti et M. Paumgartner lui-même, qui avançait une main menaçante sur l'épaule du marchand de parapluies, arrêta son geste et se retira prudemment, en jetant à maître Mathias et au garde un regard qui les aurait peut-être épouvantés tous deux s'ils l'eussent aperçu. Le milieu de la salle était occupé par une vaste table où déjà s'étaient assis quelques voyageurs. M. Paumgartner, qui y prenait place, aperçut soudain en face de lui une figure de connaissance.

– Eh ! fit-il, c'est bien M. Arnstein que je vois en ces lieux ? M. Arnstein le tapissier de l'empereur ?

– Lui-même ! répondit le personnage interpellé.

Et il tendit une main à M. Paumgartner, continuant à manger de l'autre.

– Excusez-moi, je suis très pressé ! ajouta-t-il, la bouche pleine. Ma berline m'attend et je voudrais arriver à la tour Cage-de-fer de Neustadt avant que tout le monde ne soit couché !

– Il s'agit donc d'une affaire bien importante ? demanda M. Paumgartner.

– Dame ! On va tout remettre à neuf pour le mariage du duc...

– Ah ! oui ! et de la petite jumelle de Carinthie. Mais le mariage ne devait-il pas se faire à Vienne ?

– Sans doute ! mais c'est à la tour Cage-de-fer de Neustadt que les époux viendront passer leur nuit de noces... une idée de la princesse Régina à ce qu'il paraît. À votre santé, monsieur Paumgartner... Ah ! à propos, j'ai vu votre frère, pas plus tard qu'hier, monsieur Paumgartner.

– J'allais vous demander de ses nouvelles...

– Oh ! très bonnes ! Affaires prospères... ricana le maître tapissier. La première brasserie de Vienne... le café le plus élégant de la capitale... Bière Paumgartner et Cie... fameux ! (Le tapissier cligna de l'œil.) Eh ! eh ! où est-il le temps où, à la dernière exposition universelle de Paris, j'allais, histoire de lui serrer la main, à ce brave cadet, boire un verre de Pilsen dans les caves du Palais-Royal ? Ah ! il n'était pas trop fier à cette époque-là ! Et il n'y avait pas beaucoup de glaces dans son établissement... (Autre clignement de l'œil du tapissier.) Il a bien fait de venir s'installer à Vienne ! Maintenant son établissement du Prater, c'est comme un palais de cristal, en vérité ! Et le rendez-vous de toute la bonne société impériale ! Mais vous savez, cher ami, c'est toujours aussi... (Encore l'œil qui cligne) le rendez-vous des compagnons du cabaret !

Ici un gros rire, par dessus lequel M. le fournisseur de la Cour avale sa chope.

– Eh ! Eh ! Eh ! Eh !

Rire léger et embarrassé de M. Paumgartner de Fribourg qui jette à sa droite et à sa gauche un coup d'œil inquisiteur. Cependant quelques voyageurs avaient pris place aux petites tables qui se trouvaient accotées aux fenêtres donnant sur la route. À l'une de ces petites tables s'étaient groupées Mlle Lefébure, Mlle Berthe et leurs poupons, et naturellement Petit-Jeannot qui ne pouvait se séparer de ses enfants. Mais il avait l'air encore bien endolori. Mlle Berthe, lui voyant cet air-là, l'avait pris en pitié et lui avait fait signe de s'asseoir à côté d'elle, en lui recommandant de se tenir comme un garçon bien élevé.

– Mais enfin, vous êtes trop jeune pour être leur père ! À qui sont-ils ces pauvres petits êtres du bon Dieu ? demanda Mlle Berthe.

– Ils sont à ma sœur, répondit évasivement Jeannot en plongeant, par-dessous la table, une main innocente dans le petit sac que Mlle Berthe portait attaché à la ceinture.

– Et qu'est-ce qu'elle fait, votre sœur ?

– Ma sœur ! répondit Jeannot, qui semblait succomber à son émotion, elle est morte en couches !

– Oh ! mon pauvre monsieur ! s'exclamèrent les deux institutrices, dont les yeux se mouillèrent à leur tour. Et maintenant, vous voilà tout seul sur les routes ?

– Tout seul, c'est le cas de le dire. Il me restait un ami et je l'ai perdu, du moins je ne pense pas le rattraper !

– Si c'était un véritable ami, vous avez raison de le regretter, déclara Mlle Lefébure. Les bons amis sont rares.

– Oh ! celui-là était le plus rare des amis, expliqua Petit-Jeannot. On pourrait faire toute la terre sans en trouver un pareil. Songez donc ! Il avait trois bras et trois mains !

– Ah ! le pauvre homme !

– Vous avez tort de le plaindre, fit Petit-Jeannot qui, ayant terminé son petit ouvrage sous la table, souriait maintenant à Mlle Berthe... Oui, vous avez tort de le plaindre ! Trois mains ! Il y a des moments, allez, où, pour certains ouvrages, ça doit être rudement commode ! Mais Mlle Berthe n'écoutait plus Petit-Jeannot. Elle venait d'apercevoir en plein la figure néfaste de M. Paumgartner, et maintenant, elle se retournait sans cesse du côté de la table du milieu.

– Mais qu'est-ce que vous regardez donc comme cela, Berthe ? finit par lui demander Mlle Lefébure.

– Ne trouvez-vous point, lui répondit la jeune fille, que cet homme là-bas, au bout de la table, qui mange avec son chapeau sur la tête, et qui a une plume à ce chapeau, ressemble singulièrement à l'un de ces messieurs de Fribourg qui sont venus chercher ce pauvre M. Hansen ?

– Tout à l'heure vous aviez la berlue, ma petite Berthe, maintenant, vous avez de l'imagination...

Berthe n'insista pas.

Maître Mathias et maître Martin s'étaient placés à la petite table qui se trouvait entre celle des institutrices et celle où le « père deux heures et quart » semblait tenir ses assises, et où le marchand de parapluies le questionnait déjà. Maître Mathias se leva presque aussitôt et alla toucher le bras du marchand de parapluies qui posait, à voix basse, des questions au pauvre homme, dont tout à l'heure il avait pris la défense.

– Monsieur, lui dit-il, je voudrais savoir votre nom, car sûrement c'est celui d'un brave homme !

– Je m'appelle Franz Holtzchener, pour vous servir.

– Eh bien, Franz Holtzchener, dit Mathias, venez prendre place à notre table. Vous nous ferez plaisir, au garde forestier Martin, et à moi, et nous viderons à votre santé un bon flacon de vieux hochheim que maître Frédéric II a gardé exprès pour nous depuis plus de vingt ans dans sa cave...

Comme dans le même moment le bonhomme Henry s'était levé, et après avoir serré la main à maître Mathias avait suivi une servante qui était venue le prendre par le bras, le marchand de parapluies ne fit aucune difficulté pour accepter. Tout de même, il ne laissa point partir le bonhomme sans un coup d'œil de regret.

– Ne regrettez rien si vous êtes curieux, ou si vous aimez les histoires, Franz Holtzchener, fit Mathias. Notre ami Henry n'en dit jamais plus long que ce que vous avez entendu... et si vous voulez connaître son aventure, maître Martin et moi nous vous la dirons : c'est la plus mystérieuse assurément qu'on puisse conter dans la Forêt-Noire.

V -- JACQUES ORK

– C'est une histoire, commença maître Mathias, qui a fait quelque bruit dans le monde, il y a une quinzaine d'années, et qui est restée encore bien ténébreuse... Les jeunes gens l'ont oubliée... Mais, voyez-vous, maître Franz Holtzchener... les vieillards comme M. le garde forestier et moi se souviendront toujours du temps où le pauvre homme qui est aujourd'hui la risée de tous les imbéciles et qui achève sa vie misérable dans cette auberge était le plus brave et le plus prospère horloger de toute la Forêt-Noire. Il habitait alors, à Büchen, l'un de ces trois petits chalets que vous avez certainement remarqués sur la place de l'Église, et qui paraissent abandonnés depuis une éternité. Maître Henry Muller (c'est son nom) était né dans ce chalet, s'y était marié et y avait vécu, de longues années, le plus heureux des hommes.

« À cette époque, maître Henry Muller possédait une bonne et brave femme qu'il aimait de tout son cœur et qui le lui rendait bien, plus une fille de dix-sept ans qui était belle et pure comme un ange et qui s'appelait Marguerite, et enfin deux vieux amis, deux camarades d'enfance : le menuisier Martin et le marchand de coucous Mathias -- votre serviteur, comme j'ai l'honneur de vous le dire. Martin, que je vous présente, et Mathias habitaient, à côté de maître Henry, les deux autres petits chalets de la place de l'Église, et il n'était point de fête de famille sans que tous trois se trouvassent réunis.

« Un jour, un marchand de jouets de Fribourg, M. Paumgartner, pour ne pas le nommer, que vous avez si bien rudoyé tout à l'heure, et qui en ce moment ne soupe que d'un œil, amena à notre ami, pour qu'il le dressât au métier, un jeune homme qui était son neveu et qui ne tarda point à tomber amoureux de la fille de son maître. Victor Paumgartner (c'était le nom du neveu) était orgueilleux. Marguerite le détestait. Il s'en aperçut et prit congé. Nous fûmes très heureux de la disparition de Victor Paumgartner, et vous allez comprendre pourquoi.

« Dans le même moment il y avait au village un homme dont on ne savait rien. Il pouvait avoir une trentaine d'années, était grand, avait belle et noble allure, et ses mains étaient aussi blanches que celles d'un seigneur, bien qu'il portât l'habit bourgeois, qu'il travaillât comme chacun de nous. Quand il était arrivé dans le pays, il avait loué une toute petite chambre à l'auberge de la « Pomme de Pin », chez Frédéric Ier. Il racontait qu'il avait été riche, qu'il était ruiné et qu'il voulait maintenant gagner sa vie comme un ouvrier. C'était un bon camarade à qui maître Martin (qui était alors menuisier), maître Henry Muller et moi, apprenions à se servir de ses mains. Pendant deux ans il travailla avec assiduité et était devenu aussi habile à fabriquer une caisse de coucou qu'à placer un ressort de montre. Nous l'aimions beaucoup, et il arriva que dans un incendie qui faillit détruire tout le village, il nous sauva la vie...

– À tous ! intervint maître Martin. Oui, à tous... Sans son sang-froid et son courage... nous grillions tous.

– À partir de ce moment, il pouvait nous demander ce qu'il voulait. Il s'adressa au père de Marguerite et lui demanda sa fille, qu'il aimait et dont il était aimé. Muller accorda sa fille à Jacques Ork.

Ici, le marchand de parapluies se prit à manger si gloutonnement qu'il faillit s'étouffer et qu'il ne put éviter une formidable quinte de toux.

– Allons donc ! finit-il par dire. Allons donc ! Jacques Ork ! En vérité, le bonhomme serait le beau-père de Jacques Ork !

– Oui, de Jacques Ork...

– Le fameux Jacques Ork ? Ça n'est pas possible !

– C'est comme je vous le dis, monsieur, le propre beau-père de Jacques Ork. On ne connaissait le fiancé de Marguerite au village que sous ce nom-là : Jacques Ork. Et voici dans quelles circonstances on a connu l'autre nom, le vrai ! Jacques Ork s'absentait assez souvent. Il expliquait à sa fiancée qu'il était obligé de se rendre en Haute-Austrasie pour quelques intérêts qu'il y avait encore et qui lui restaient à régler. Il y avait un mois environ que Jacques Ork était fiancé à Marguerite, et il était justement absent, quand le bruit se répandit en Bavière, et jusque dans le pays de Brisgau, qu'une grande revue militaire allait être passée aux environs de Salzbourg, devant l'empereur François. Depuis longtemps maître Henry avait à cœur de revoir de vieux parents qu'il avait laissés là-bas au pied du Gaisberg. Ce fut pour lui une occasion ; il fut décidé que toute la famille ferait le voyage de Salzbourg et assisterait à la revue.

« Ainsi arriva-t-il. Or l'empereur souffrant se fit remplacer à cette solennité militaire par un membre de sa famille. Le matin, Marguerite, son père et sa mère étaient des premiers sur le champ de manœuvres et ils admiraient la belle tenue des troupes, quand, très loin d'eux, les trompettes sonnèrent le « garde-à-vous », et les aides de camp se mirent à courir au galop de leurs chevaux. Les promeneurs aperçurent alors, au sommet d'une petite éminence, le chef de ces troupes et son état-major qui parcouraient la ligne à grande allure. Ce chef était, à n'en pas douter, celui qui remplaçait l'empereur, l'archiduc le plus aimé, le plus populaire de toute l'Austrasie, l'archiduc Jacques. Celui-ci en effet passa près des Muller, suivi de son cortège éclatant. Les parents de Marguerite se mirent à trembler des pieds à la tête, et Marguerite elle-même poussa un grand cri et s'évanouit...

Tous trois avaient reconnu, dans l'archiduc Jacques, Jacques Ork lui-même ! Or le prince s'était retourné au cri poussé par Marguerite et avait vu sa fiancée. Laissant là son état-major et ses soldats, il se précipita, se pencha sur Marguerite, lui donna les plus doux soins et l'emporta dans ses bras. Le soir-même, il annonça à son entourage que Marguerite, la fille de l'horloger de Büchen, serait la femme de l'archiduc Jacques\{15\}. C'est alors qu'il y eut entre l'empereur et l'archiduc une rupture éclatante, et l'Europe tout entière fut au courant de cette querelle de cour. Enfin il y eut la disparition mystérieuse de l'archiduc.

– Oui ! oui ! interrompit le marchand de parapluies, je crois bien ! Ça a fait une histoire de tous les diables !

– Oui, une histoire de tous les diables, mais que personne ne connaît bien, voyez-vous, maître Franz Holtzchener, car on a bien parlé d'abord de drame, et même d'assassinat, mais on a laissé dire, et puis chacun, par sécurité, n'a plus voulu rien entendre. Du reste on a été assez malin, en haut lieu, pour n'interroger personne, et on a laissé tout doucement s'affirmer en Europe la légende que Jacques Ork était tout simplement parti en Amérique avec sa famille...

– Tout de même, vous, maître Mathias, et vous, maître Martin, reprit Franz Holtzchener, vous devez en savoir plus long que les autres...

– C'est justement bien pour cela qu'on ne nous a pas interrogés, et que quand nous avions envie de parler on détournait la tête. Ni voir, ni savoir... c'est le désir de tout le monde dans le pays... et on n'aime point les histoires, voyez-vous, dans lesquelles il y a du Karl le Rouge... Mais vous, Franz Holtzchener, vous m'avez l'air d'un brave homme qui n'a peur de personne, et qui a joliment secoué ceux qui se moquaient de notre Henry... Eh bien, puisqu'il y a ce soir une oreille pour écouter, il peut bien y avoir une bouche pour parler, pas vrai, ami Martin ?

Le garde-chasse, interpellé, se contenta de grogner, en regardant la fenêtre.

– D'abord, il est bon de dire que lorsque l'archiduc Jacques était venu en Brisgau pour la première fois, il était dégoûté de la vie de cour depuis longtemps ; résolu à rompre peu à peu avec son existence passée, il avait fait acheter en sous-main la tour Cage-de-fer de Neustadt, où il avait projeté de se retirer et de vivre à sa guise. C'est dans ces circonstances qu'il avait rencontré sur son chemin la belle et douce Marguerite. Son cœur avait été profondément touché et aussitôt était née chez lui l'idée du stratagème grâce auquel il espérait bien savoir s'il serait aimé pour lui-même. Ainsi se présenta-t-il à nous comme ruiné ; ainsi s'était-il astreint au labeur d'un ouvrier. Après l'éclat que je viens de vous dire, Jacques Ork déclara qu'il ne connaissait plus l'archiduc Jacques, et c'est ainsi qu'il retourna dans cette famille qui l'avait accueilli pauvre et qui le savait maintenant l'un des premiers princes de l'empire. Jacques Ork se maria et emmena sa femme dans la tour Cage-de-fer de Neustadt. Il fut bon mari et bon fils et resta bon compagnon pour ses anciens camarades d'atelier, un ami véritable pour Martin et pour moi. Il ne recevait pas grand visite et faisait tout pour ignorer « son monde » d'autrefois. Cependant, sa sœur, la reine Marie-Sylvie, qu'il aimait beaucoup et avait toujours été douce et bonne pour lui, et qui traitait Marguerite Muller comme une sœur, venait le voir de temps en temps. De temps en temps aussi on voyait à la tour Cage-de-fer un ami de Jacques, un artiste, le professeur Réginald Rakovitz-Iglitza. Enfin quand le roi de Carinthie venait faire visite à son cousin Bramberg, duc en Bavière, lequel possédait un petit château non loin de Neustadt, et quand tous deux, au moment des chasses, poussaient une pointe dans la Forêt-Noire, jusqu'à la tour, Jacques ne pouvait laisser à la porte ni Léopold-Ferdinand ni Karl le Rouge... mais il en conservait de l'humeur pendant des semaines.

« En deux ans, Marguerite lui donna deux beaux enfants, un petit garçon et une petite fille, Albert et Gisèle, que nous aimions comme s'ils avaient été la chair de notre chair, et dont nous fûmes les parrains. Jacques Ork était heureux. Et tout le monde était heureux autour de lui. La politique semblait avoir oublié l'archiduc... Est-ce elle qui revint l'y trouver ? En tout cas, de quelque nom que l'on puisse appeler le messager mystérieux qui, deux ans environ après son mariage, le jour de la Toussaint, lui fit tenir certaine lettre, ce messager-là fût un envoyé du malheur !

Et maître Mathias, qui semblait se complaire en son souvenir tragique comme s'il éprouvait quelque soulagement à rouvrir des plaies mal cicatrisées, éleva au-dessus de la table un poing irrité.

– C'était la fête de la Toussaint, reprit-il ; nous avions passé la journée tous ensemble, dans la maison de Büchen, chez maître Henry. Il ne manquait à la fête que Jacques Ork qui avait dû se rendre, ce jour-là même, chez Karl de Bramberg, duc en Bavière, bien qu'il ne l'aimât point ; mais il y avait été mandé de toute urgence par le roi de Carinthie, Léopold-Ferdinand, qui était de passage chez le duc. Jacques ne devait revenir à la tour de Neustadt que le lendemain, Marguerite était donc à Büchen avec ses deux petits enfants, Albert et Gisèle, des bébés beaux comme les anges du paradis, que nous câlinions, Martin et moi, comme si on avait été en même temps grand-père et grand-mère ! Albert, qui avait deux ans -- tu te rappelles, Martin -- nous a bien cassé une dizaine de pipes en porcelaine...

– Si je me rappelle ! Ma plus belle pipe en faïence de Linz ! Les chers petits... murmura Martin, très ému.

– Eh bien donc, la mère et les enfants, ainsi qu'il arrivait quand Jacques Ork était absent, ne devaient point remonter à la tour Cage-de-fer de Neustadt. Tout le monde croyait qu'ils coucheraient à Büchen, et l'on ne se pressait point de terminer cette heureuse soirée quand vers dix heures, nous entendîmes au-dehors une voiture qui s'arrêtait devant la demeure de maître Henry. On frappa, et le père alla ouvrir. C'était un domestique de la tour Cage-de-fer qui venait chercher Marguerite et les enfants : un nommé Michaël, qui était dévoué jusqu'à la mort à Jacques Ork. Il apportait la nouvelle que Jacques Ork devait rentrer à la tour la nuit-même et qu'il comptait y trouver sa femme et ses enfants. Marguerite s'était levée.

« -- Qu'y a-t-il donc ? fit-elle assez troublée (du moins elle nous le parut). C'est extraordinaire ; il ne devait revenir que demain vers trois heures. Mon Dieu ! s'écria-t-elle, il y a peut-être un accident ! Dites-moi la vérité, Michaël !

« Mais le domestique la rassura. Alors elle nous dit adieu à tous, et s'en alla, emmenant ses enfants. Il nous parut qu'elle avait embrassé plus tendrement encore que tous les soirs ses parents, et que pour nous sa poignée de main avait été plus affectueuse si possible. La voiture s'éloigna dans la nuit, et nous restâmes là fort tristes. Le père et la mère n'étaient point rassurés. On a parfois comme ça des pressentiments. Ils ne nous laissèrent point partir.

« Martin et moi nous étions comme à moitié endormis auprès du feu et nos pipes étaient éteintes, quand tout à coup nous fûmes secoués de notre torpeur par de grands coups qui ébranlaient la porte.

« -- Qui est là ? interrogea rudement maître Henri. Et qui ose, à cette heure, frapper si fort à ma porte ?

« -- Ouvrez, répondit une voix rauque que nous ne reconnûmes pas. C'est moi, c'est votre maître Jacques Ork !

« Non seulement nous ne reconnaissions pas sa voix, mais jamais Jacques n'avait parlé à personne du pays sur ce ton.

« -- Prends garde ! C'est peut-être un piège ! criai-je à maître Henri.

« -- Piège ou non, je veux voir la figure de celui qui est mon maître !

« Et il ouvrit. L'homme se précipita. C'était bien Jacques Ork ! Dans quel état ! Ses yeux lançaient des éclairs, sa bouche écumait.

« -- Où est-elle ? finit-il par demander... Elle n'est pas ici, n'est-ce pas ?

« -- De qui parlez-vous, monseigneur ? (C'était la première fois que maître Henri donnait son titre à l'archiduc Jacques, malgré la défense qui lui en avait été faite par Jacques Ork lui-même.)

« -- Je parle de Marguerite !

« -- Votre femme, monseigneur ! (Oh ! le ton glacé de maître Henri disant ces choses ! Et la tranquille hauteur avec laquelle il répondait à ce fou.) Ma fille nous a quittés après le souper...

« -- C'est cela ! Un domestique est venu la chercher ? On lui a dit, reprit Jacques Ork (cependant que la femme de maître Henri, devant la violence de Jacques Ork, se trouvait mal), on lui a dit que j'étais de retour au château, n'est-ce pas ? Et que je la demandais ?

« -- Oui.

« -- Elle savait pourtant bien que je ne devais rentrer que demain ?

« -- Oui.

« -- Et elle est partie aussitôt ?

« -- Sur votre ordre, monseigneur.

« -- Eh bien, c'est de la comédie ! s'écria Jacques Ork dont la fureur incompréhensible n'avait fait que grandir. Tout cela n'est que comédie ! Elle savait parfaitement qu'on devait venir la chercher !

« Il tendit à maître Henri une lettre. Mais cette lettre tremblait si fort dans sa main qu'il la laissa échapper et qu'elle vint tomber à mes pieds. Je la ramassai et la remis au père de Marguerite qui la lut et devint plus pâle qu'une nappe d'autel... Quand il eut finit sa lecture, il rendit la lettre à Jacques Ork, mais sa main à lui ne tremblait pas. Et d'une voix effrayante de tranquillité, il dit à l'archiduc :

« -- Monsieur, si ma fille est coupable, je la tuerai !

« -- Et moi, qu'est-ce que je ferai ? rugit Jacques Ork qui déjà se dirigeait vers la porte.

« -- Au fait, répliqua maître Henri, ça vous regarde !

« L'autre était déjà dehors et bondissait en selle, car il était venu à cheval. Nous entendîmes qu'il partait à un galop de folie et maître Henri marchait comme marcherait une statue, si les statues marchaient, puis il revenait vers nous qui nous empressions toujours autour de la mère de Marguerite... Soudain nous le vîmes faire demi-tour et retrouver toute sa souplesse pour courir à la porte. Et là, dans la nuit noire, il lança une phrase si terriblement retentissante qu'elle dut rattraper le cavalier :

« -- Jacques Ork ! prends garde ! elle est peut-être innocente ! (Puis il revint près de nous.) Surtout, nous pria-t-il, ne me quittez pas.

Il s'assit entre nous deux, devant l'âtre, et nous restâmes là des heures sans dire un mot. Enfin, il était un peu plus de quatre heures du matin quand on frappa doucement aux volets. Maître Henri entrouvrit les volets et reconnut Jacques Ork. Il alla lui ouvrir la porte. Quand Jacques Ork se fut avancé au milieu de la chambre et que nous pûmes mieux le voir sous la lampe, nous reculâmes. Il était couvert de sang ! Ses habits, ses mains, sa figure... On eût dit qu'il s'était roulé dans le sang ! qu'il en avait bu ! Et ce qui nous paraissait tout à fait extraordinaire, c'est que malgré cela il était tout à fait calme.

« Épouvantés, nous tournâmes nos regards vers maître Henri. Il était devant la flamme du foyer qui s'était ranimée. Il était plus terrible à voir certainement que l'autre avec tout son sang. C'est alors que Jacques Ork dit (écoutez bien ceci !) :

« -- Marguerite Muller, fille de Henri Muller, de Büchen, épouse de Jacques Ork est innocente.

« Aussitôt nous entendîmes une chute derrière nous : c'était maître Henri qui tombait à genoux...

« -- Dieu soit loué ! dit-il.

« Et il éclata en sanglots. Jacques Ork regardait son beau-père en silence, comme on regarde quelqu'un qu'on ne connaît pas. Le père de Marguerite tendit ses mains vers Jacques.

« -- Pourquoi ne l'as-tu pas ramenée ? implora-t-il.

« -- Cela, répondit Jacques Ork, je ne pourrai te le dire que lorsque nous serons seuls...

« Et il le releva. Martin et moi, plus tremblants que des feuilles dans la forêt, nous nous disposions à partir.

« -- Non, fit Jacques, j'ai besoin de vous. Attendez-moi. Nous allons passer dans le bureau de maître Henri... Mais auparavant prenez votre fusil, mon père.

« -- Pourquoi faire ? demanda le malheureux Henri.

« -- Vous le verrez ! répondit Jacques Ork.

« Et il alla lui-même décrocher au-dessus de la cheminée le fusil de chasse de maître Henri et il le chargea devant nous. Ceci fait, Jacques Ork remit le fusil à son beau-père, qui le prit sans trop savoir ce qu'il faisait. Et puis ils s'enfermèrent. Nous restâmes là, muets d'épouvante. Nous nous attendions à tout. On ne s'enferme pas ainsi avec un fusil chargé sans quelque terrible intention. Cependant aucun bruit ne venait de la pièce à côté : ils restèrent là-dedans au moins une heure. Soudain la porte s'ouvrit, lentement... oh ! si lentement ! Je verrai toujours la lenteur avec laquelle la porte fut poussée. Et enfin nous vîmes apparaître notre pauvre Henri. Il tremblait de tous ses membres. À première vue nous eûmes peine à le reconnaître.

« Était-il possible qu'en quelques minutes il eût changé pareillement ! Lui, tout à l'heure encore si fier et si droit et si vaillant, et même héroïque en face du malheur qui menaçait sa maison ! Que s'était-il donc passé ? Jacques Ork n'avait-il point dit devant nous que Marguerite était innocente ? Mais pourquoi Jacques Ork, qui avait vu l'innocence de sa femme, était-il si rouge, des pieds à la tête ?

« Jacques Ork suivait... mais on ne savait quelle figure il pouvait avoir sous tout ce sang qui le barbouillait, et l'on n'apercevait bien que ses yeux qui brillaient d'un éclat terrible à travers des larmes que l'on aurait dites glacées.

Maître Henri vint à nous en trébuchant à chaque pas ; il avait toujours le fusil. Il le remit à maître Martin :

« -- Martin ! Tiens mon fusil, mon bon fusil de chasse que je ne peux plus porter, avec lequel j'ai tué dix loups. Ne t'en sépare jamais, ni jour ni nuit. Tiens-le propre ! Récure-le ! Qu'il soit brillant comme un mark tout neuf ! Et toujours prêt pour les loups, car ce n'est pas ce qui manque dans la forêt...\{16\} Tu me le rendras, quand je te le demanderai !

« -- Et quand viendras-tu me le demander ? demanda maître Martin.

« -- Quand il sera deux heures et quart !

Ici le marchand de parapluies interrompit maître Mathias. Ce M. Franz Holtzchener paraissait du reste fort impatient et ne tenait pas en place sur son tabouret.

– Mais pourquoi, demanda-t-il, pourquoi toujours deux heures et quart ?

Maître Mathias continua comme s'il n'avait pas entendu :

– Après avoir ainsi parlé à mon camarade Martin, notre pauvre Henri se retourna vers moi et me dit :

« -- J'ai prêté mon fusil à Martin ; à toi, je vais prêter ma maison... Tu la garderas comme la tienne... ma foi, oui... je vais, réflexion faite, quitter cette demeure maudite, mais tu me promets de me la rendre après la chasse aux loups. J'y viendrai mourir bien tranquillement à côté de mon épouse chérie. Oui, je vais dire adieu à Büchen.

« Nous fûmes étonnés qu'il ne parlât point alors de Marguerite ni de ses petits-enfants, mais nous devions bientôt en comprendre la raison, hélas ! Maître Henri était allé chercher un manteau qu'il jeta sur les épaules du prince, car il ne voulait pas que le prince sortît sur la place, comme il était là, tout en rouge.

« -- Allez-vous-en, dit-il à Jacques Ork, et revenez me chercher demain dans la nuit avec toute la famille. Ma femme et moi, nous serons prêts.

« Puis, se tournant vers nous :

« -- Vous allez vous en aller tout de suite avec lui et faire tout ce qu'il vous dira. Marguerite, le petit Albert et la petite Gisèle ont besoin de vous. Adieu, mes bons vieux camarades !

« Il referma la porte de sa maison et nous fûmes tous trois sur la place de l'Église.

« -- Le jour va bientôt venir, dis-je au prince, il ne faudrait point que l'on vous vît dans cet état !

« Il me répliqua :

« -- Mathias, vous allez courir tout de suite chez les deux apprentis de maître Martin et les réveiller et les lui envoyer sans plus tarder, puis vous rentrerez chez vous et vous ne vous coucherez point la nuit prochaine.

« Je fis ce qu'il disait et, comme je traversais la place du village, je le vis entrer dans la demeure de Martin avec le maître menuisier. Ses deux apprentis, envoyés par moi, y entrèrent à leur tour bientôt.

À ce moment du récit de maître Mathias, le garde-forestier, qui n'avait point détourné sa tête de la fenêtre, fit entendre une sourde exclamation.

– Par le Val-d'Enfer ! dit-il, cette fois je l'ai bien vue !

Et, sans donner d'explications, il jeta son fusil sous son bras et sortit en faisant claquer la porte.

– Qu'est-ce qu'il lui prend ? demanda Holtzchener. Et qu'a-t-il vu ?

– Il aura encore pris la lune pour la Dame de minuit ou pour la Fée dorée ! répliqua maître Mathias. Ne faites pas attention, monsieur Franz Holtzchener, ce garde-forestier a un bon cœur et il y a un passage de cette histoire qui lui fait trop de peine à entendre, voilà tout...

Mais, ayant dit cela, maître Mathias s'arrêta de conter, en poussant un gros soupir. Et sa pensée était si loin... si loin qu'il en avait peut-être bien oublié Franz Holtzchener. Le marchand de parapluies le tira par sa manche et le secoua :

– Eh bien ! maître Mathias, vous ne dites plus rien ?

– Ah ! oui, monsieur Holtzchener... oui, soupira encore Mathias tout pensif, vous voulez que je vous raconte... ce que ni Martin ni moi n'avons encore raconté à personne ?

– Ah ! bah ! l'histoire est vieille et personne n'y pense plus.

– Êtes-vous bien sûr de cela, Franz Holtzchener ?

– Eh ! maître Mathias, seriez-vous capon ? Vous voilà comme tous ceux de Büchen... Comment voulez-vous qu'ils n'aient pas peur d'entendre la vérité puisque vous avez peur de la dire ?

Maître Mathias grogna fortement à ces paroles, avala un verre de vin doré et, comme Frédéric II passait, il se leva et arrêta l'aubergiste qu'il poussa dans un coin désert.

– L'homme t'a bien dit : « Faut tout dire au marchand de parapluies » ? demanda-t-il avec une grande émotion.

– Il m'a dit formellement : « Dites à Mathias qu'il raconte tout ce qu'il sait au marchand de parapluies. »

– Et il t'avait montré la montre ?

– Oui ; et il avait prononcé les paroles qu'il faut ! Enfin, il est parti en ajoutant : « Dites-leur bien que le moment est venu où il faut que l'empereur des loups tremble jusque dans les moelles ! »

– C'est bon ! Merci, Frédéric. Et de Jacques, pas de nouvelles ?

L'aubergiste haussa les épaules et courut aux pratiques qui le réclamaient. Maître Mathias revint s'asseoir auprès de Franz Holtzchener.

– Je vous demande pardon, lui dit-il, mais j'avais une commission pressée par la correspondance de Feld et les affaires sont les affaires. (Il suait à grosses gouttes.) Ah ! ah ! fit-il, où donc en étions-nous ? Ah ! oui, j'en étais à la nuit de la Toussaint... Eh bien ! vous voyez comment elle a fini et comment je suis rentré chez moi, effroyablement triste et préoccupé de ce que j'avais vu et entendu. Chez moi, bien sûr, je ne pus dormir et j'attendis le jour. Il ne tarda pas à paraître. Jusqu'au soir, la demeure du compagnon Martin et celle de l'horloger Henri restèrent fermées, volets clos. Cette journée me parut interminable. Enfin le soir arriva et, vers neuf heures, caché derrière mes carreaux, j'aperçus les apprentis qui quittaient la maison de maître Martin et retournaient chez eux. Une demi-heure plus tard, un véhicule bizarre, sorte de vieille maison délabrée ambulante, faisait le tour de la place sur ses quatre roues, traîné par deux beaux chevaux que je reconnus pour les avoir vus dans les écuries de Jacques Ork. Il y avait à cette maison sur roues de petites fenêtres dont les volets étaient hermétiquement clos.

« Quand elle passa devant chez moi, je reconnus la baraque foraine de Giska, la paysanne de la Forêt-Noire, qui venait souvent dire la bonne aventure à la foire de Todtnau.

« Giska était à l'avant, sur le siège, et conduisait elle-même. Elle fit faire à sa voiture le tour de la place et entra, par derrière, dans la cour de maître Martin. On devait attendre Giska, car les deux vantaux de la porte s'ouvrirent. La voiture entra et maître Martin parut alors, refermant à clef sa porte à l'extérieur. Il enfermait chez lui Giska. Qu'est-ce que tout cela voulait dire ?

« Maître Martin avait l'air bien abattu et il était si absorbé qu'il ne me vit pas. Il fallut pour qu'il m'aperçût que je lui adressasse la parole ; alors il me dit de venir avec lui chez maître Henri. Nous allâmes ensemble frapper à la porte de l'horloger qui entrouvrit ses volets.

« -- C'est toi, Martin ? questionna Henri sans se montrer.

« -- Oui, répondit l'autre. Monseigneur demande si vous êtes prêts ?

« -- Est-ce que toute la famille est là ?

« -- Elle vient d'arriver, répondit encore Martin.

« -- C'est bien, je viens.

« Les volets se refermèrent et, quelques instants après, maître Henri sortait de chez lui.

« -- Eh bien ! et ta femme ? fit Martin. Je croyais que vous partiez tous ensemble ?

« -- Oh ! ma femme est au lit, la pauvre ; demain, il faudra faire prévenir le docteur. Oh ! ça n'est pas bien grave... elle en sera quitte pour quinze jours de maladie, bien sûr, la pauvre chère femme, et, après, elle sera morte, ce qui vaudra mieux pour tout le monde et pour elle...

« Martin et moi, nous avions pris Henri chacun par un bras et nous nous en retournâmes vers la maison du menuisier. La porte s'ouvrit devant nous et nous fûmes dans l'atelier tout de suite. Le spectacle que j'aperçus alors me fit pousser un gémissement d'horreur.

« On avait réuni au milieu de l'atelier les quatre « établis » et, sur ces quatre établis, il y avait quatre cercueils, deux grands et deux petits. L'un des deux grands cercueils était placé entre les deux petits et tous trois étaient ouverts. Le quatrième cercueil était fermé. À la lueur trouble de deux quinquets qui brûlaient au plafond, je vis dans les trois premiers cercueils les formes cadavériques que l'on avait dissimulées sous des voiles blancs... voiles blancs qui, peu à peu, sous mes yeux, devenaient rouges !

« Quand nous étions entrés, Jacques Ork était à genoux et priait. En apercevant son beau-père, il se leva.

« -- Voulez-vous les voir ? lui dit-il.

« -- Mon Dieu, oui ! répliqua Henri en hochant douloureusement la tête. Histoire de leur dire adieu, car moi, voyez-vous, Jacques, je suis obligé de rester avec ma femme, pour laquelle le camarade Martin devra bientôt faire encore un beau cercueil, car il est certain qu'il s'y connaît...

« Là-dessus, le malheureux se prit à considérer attentivement le bois des cercueils et à apprécier la marchandise.

« -- Oh ! c'est du bon ouvrage, disait-il. C'est du plein cœur de chêne !

« Martin et moi, nous étions incapables de faire un mouvement, de prononcer une parole. Nous attendîmes ce qui allait se passer. Jacques souleva le voile blanc taché de rouge qui recouvrait le cadavre dans le grand cercueil ouvert. Misère de Dieu !... Marguerite était étendue là-dedans comme une statue de cire sur laquelle on aurait peint en rouge vif d'abominables plaies. Elle en était couverte.

« Je ne me rappelle plus ce que j'ai pu dire. Je criais. Martin, lui, courait tout autour des cercueils, se penchant sur les deux petites boîtes, et je n'osais demander ce qu'il y avait dedans, car je le devinais déjà et c'était comme si on m'étranglait... J'étouffais ! Le plus abominable de cette abominable nuit était le calme des deux autres. Maître Henri était devenu tout à fait idiot et Jacques Ork, avec tout son sang, paraissait comme un bourreau qui en a fini avec une méchante et difficile opération. Henri et son gendre disaient des choses comme celles-là :

« -- Elle est bien abîmée.

« Et, de son doigt, le pauvre idiot touchait les plaies les unes après les autres. Jacques Ork répondait :

« -- Je les ai comptées, il y en a douze !

« -- Songez donc, Jacques, cela a été fait avec un solide couteau de chasse.

« -- Oui, répondit Jacques.

« Je n'y tenais plus ! Il avait beau être archiduc, il avait été mon camarade. Je lui pris le poignet, qu'il ne retira pas, et qui, dans ma main, était glacé et dur et lourd comme un morceau de marbre.

« -- C'est toi qui as fait cela, Jacques ? demandai-je.

« -- Non, ce n'est pas moi qui ai fait cela ! Est-ce que tu perds la tête ?

« Dans le moment, nous nous retournâmes en entendant un râle : c'était le pauvre père qui se penchait sur le cadavre de Marguerite et l'embrassait au front. Quand ses lèvres furent sur ce front glacé, il eut un sursaut et s'abattit en sanglotant. Nous eûmes un grand espoir. Les larmes allaient peut-être le soulager ! Mais, hélas ! il se releva presque tout de suite, les yeux redevenus secs et le regard fixe.

« -- Va-t'en ! Va-t'en tout de suite avec eux, ordonna-t-il à Jacques Ork. Et souviens-toi que je t'attends pour la chasse aux loups !

« Jacques avait recouvert le corps de Marguerite. Il demanda encore à son beau-père si celui-ci voulait voir ses petits-enfants. Mais Henri répondit :

« -- Non, non ! Emporte-les comme ça ! J'aime mieux les voir quand ils ne seront plus là, comme s'ils étaient vivants ! Adieu, Marguerite, adieu, mon petit Albert, adieu, ma petite Gisèle !

« Ainsi, les enfants, les petits-enfants ! Albert ! Gisèle ! Ah ! Seigneur Dieu !... Martin et moi nous pleurions comme des fous et, tout à coup, nous nous précipitions vers les petits cercueils, nous soulevions les voiles de sang, nous revoyions ces petits visages adorés qui, cette nuit même, nous souriaient et nous embrassaient en nous donnant les plus doux noms... Et maintenant, quels pauvres visages morts ! Ils étaient si pâles, si blancs, qu'on aurait dit que jamais la vie n'avait animé leurs pauvres petits corps. Et nous laissâmes retomber les voiles. Albert et la petite Gisèle étaient étendus aux côtés de leur mère dans les petits cercueils, sous les voiles blancs qui s'étaient teintés de rouge. Martin et moi, nous tombâmes à genoux en pleurant, et le pauvre Henri répétait derrière nous :

« -- Croyez-vous ? Quel massacre ! Mais quel massacre ! On n'a pas idée de cela, même chez les loups !

« Et, à partir de ce moment, il se reprit, sans plus prononcer une parole, à claquer du bec comme une cigogne ! Puis ce fut le bruit des clous. Jacques ferma lui-même les cercueils et les cloua lui-même. Il cloua aussi le quatrième cercueil, le grand cercueil qui était resté fermé, et dans lequel nous ne sûmes jamais, jamais qui était étendu.

« Cette besogne accomplie, Jacques nous fit un signe et nous l'aidâmes à transporter les quatre caisses funèbres dans la cour. Là était la voiture de la bohémienne qui avait apporté les corps. Sur son siège, Giska, la paysanne de la Forêt-Noire, était assise, tenant les guides. Nul ne lui parla et elle ne parla à personne. Alors, il fallut pousser tous les cercueils dans la roulotte. Avant de s'enfermer avec eux, Jacques Ork, se tournant vers Martin, lui dit :

« -- N'oublie pas de tenir bien propre le fusil de maître Henri, car le pauvre homme n'est plus capable d'en prendre soin lui-même !

« Et, à moi, il dit :

« -- N'oublie pas, quoi qu'il arrive et quoi qu'on dise, que la femme de Jacques Ork était la plus pure et la plus innocente des femmes et la meilleure des épouses !

« Enfin, à nous trois, il dit :

« -- N'oubliez pas de regarder la fenêtre de la chambre de la Douleur, qui donne sur le Val-d'Enfer. Quand la fenêtre s'ouvrira, Jacques Ork reviendra !

« La voiture de Giska s'en alla avec Jacques et les cercueils. Giska court toujours les routes avec sa roulotte. Quant à Jacques, on dit, n'est-ce pas ? qu'il dort au fond de la mer. Et quant aux cercueils, il s'est passé une chose bien bizarre. L'un des deux petits cercueils fut retrouvé vide dans la tour Cage-de-fer de Neustadt.

– Mais, demanda le marchand de parapluies, ces domestiques qui étaient au château, on a dû les interroger ?

– Quand l'affaire est arrivée, il n'y avait au château qu'un domestique appelé Michaël, un homme tout dévoué au prince et qui ne l'avait pas quitté depuis sa jeunesse... celui-là même qui était venu chercher Marguerite et les enfants à Büchen. Tout le reste de la valetaille était à la fête de Neustadt et ne devait revenir que le lendemain. Ce Michaël était d'origine turque ou valaque, je ne me rappelle plus bien, plutôt turque... Dans les environs, on l'appelait l'Eunuque ; il était toujours silencieux comme un muet de sérail. Une drôle de tête de mécréant qui avait toujours fait peur un peu à Marguerite. La pauvre femme me disait couramment qu'elle croyait Michaël capable de beaucoup de bien et de beaucoup de mal... Eh bien ! ce Michaël, le lendemain du drame, avait disparu, et on n'en a plus jamais entendu parler non plus.

« ... Que vous dirais-je de plus ? La belle-mère de notre pauvre mystérieux archiduc mourut à quelques mois de là, et le beau-père, que vous venez de voir, ferma son petit chalet d'horlogerie en même temps que je mettais pour toujours les volets à ma boutique et que maître Martin quittait lui aussi sa maison de Büchen. Moi, je m'en suis allé porter mon commerce et mes talents à Todtnau, Martin s'est fait garde-forestier et Henri Muller est venu s'installer à l'auberge du Val-d'Enfer, chez Frédéric II, qui est un de nos bons amis. Enfin, si vous voulez savoir pourquoi celui qui fut le beau-père de Jacques Ork a tenu absolument à habiter cette auberge, je vous dirai que, de la chambre de maître Muller, on aperçoit la tour Cage-de-fer de Neustadt et la fenêtre de la chambre de la Douleur, qui donne sur le Val-d'Enfer. On appelle, dans le pays, la chambre de la Douleur, l'appartement du château où vivaient Jacques Ork et sa femme et ses petits enfants. C'est un nom que cette chambre avait comme ça, depuis longtemps, à cause d'autres drames historiques qui avaient fait couler beaucoup de sang à la tour Cage-de-fer de Neustadt.

– Maître Mathias ?

– Maître Franz Holtzchener ?

– Vous avez fini votre histoire ?

– Mon Dieu, oui, répondit Mathias qui essuya une larme.

– Eh bien ! maître Mathias, vous ne m'avez pas encore dit le rapport qu'il pouvait y avoir entre cet affreux drame et les « deux heures et quart » de l'horloger de Büchen, du malheureux père de Marguerite.

Maître Mathias reçut comme une secousse.

– Ah ! mais attendez donc, maître Franz ! J'avais justement oublié de vous dire une chose... Vous vous rappelez que lorsque Jacques Ork, le soir de la Toussaint, est arrivé si furieux chez son beau-père, il tenait à la main une lettre ?

– Oui, une lettre qui lui a échappé et que vous avez ramassée.

– C'est cela ! Eh bien ! cette lettre, en la ramassant, j'en ai lu, bien malgré moi, la première ligne... Et voici ce que j'ai lu : À deux heures et quart, mon amour. Alors, vous comprenez, continua maître Mathias, qu'il se peut très bien -- la lettre semblant avoir été la cause déterminante de cet horrible drame -- il se peut très bien, dis-je, que les premiers mots s'en soient fortement imprimés dans la cervelle de notre malheureux Henri...

Maître Mathias, ayant dit ces choses, leva sa tête un peu appesantie et parut fort étonné de ne plus voir en face de lui son interlocuteur. Il le chercha en vain dans la salle. Le sac de toile cirée contenant le fonds de magasin du marchand ambulant était resté sur la table. Et voici que Mlle Berthe, qui parlait à peu près l'allemand, dit à maître Mathias, sur l'instigation de Petit-Jeannot :

– Monsieur, vous avez raconté bien des choses à cet homme, mais peut-être feriez-vous bien de profiter de son absence pour regarder un peu sa marchandise. Elle n'est point d'un bon chrétien.

Mais maître Mathias se leva.

– Eh ! fit-il tout haut, en regardant du côté de M. Paumgartner, si cet homme qui a eu l'honneur de s'asseoir à ma table est un espion, je suis bien sûr au moins que rien de la vérité que je lui ai racontée ne sera perdue.

Et maître Mathias, ayant donné un formidable coup de poing à la table, se dirigea tout droit vers la cour.

– La brute ! fit le marchand de jouets.

Mais, heureusement, maître Mathias ne l'entendit pas.

VI -- LE COURRIER DE SCHAFFHOUSE

M. Paumgartner était furieux.

– Le diable emporte l'animal ! fit-il en s'asseyant. À voir ces gens-là, ne dirait-on pas que le Val-d'Enfer leur appartient !

Ces gens-là, c'était évidemment Martin et Mathias, que le marchand de jouets mettait dans le même sac. Il se fit servir une chope. Alors il constata qu'autour de lui ses compagnons de route étaient silencieux.

– Qu'avez-vous donc ? leur demanda-t-il. C'est-y parce que le Mathias a raconté « du Jacques Ork » au marchand de parapluies ?

Maître Frédéric II, qui était monté sur une chaise pour détacher d'une solive une bottelée d'oignons, dit :

– Dame ! C'est point une affaire qu'a porté bonheur au pays, bien sûr !

M. Paumgartner se retourna.

– C'est-y à cause du duc Karl que vous dites ça, maître Frédéric ? demanda-t-il brutalement. Faudrait s'expliquer...

– Vous êtes donc son frère ou son cousin ? émit Frédéric, goguenard.

– Ni son frère ni son cousin, mais mon frère de Vienne est un loyal sujet de Sa Majesté, vous entendez bien, maître Frédéric, et j'en ai assez d'entendre de vieux hiboux cracher sur la famille du très vénéré empereur François.

– Eh ! maître Paumgartner, calmez-vous ! Le trône d'Austrasie n'est pas en danger parce qu'on parle de Jacques Ork dans son pays...

– Puisque vous dites qu'il ne lui a point porté bonheur, pourquoi n'avez-vous pas fait taire le Mathias tout à l'heure ?

L'aubergiste répondit flegmatiquement, en descendant de sa chaise et en jetant la botte d'oignons à la servante :

– Je ne fais taire personne, parce que c'est le droit de chacun de dire ici ce qui lui plaît, autour de mes chopes, pourvu qu'on me les paye.

– D'abord, qu'est-ce que c'est que ce marchand de parapluies qui s'est mêlé tout à l'heure de ce qui ne le regardait pas ? reprit M. Paumgartner. Et où est-il passé, c't'animal ?

– Vous désirez me parler ? fit une voix derrière lui. Le Paumgartner se retourna.

– Ah ! c'est vous ! fit-il.

Il venait de reconnaître le marchand de parapluies qui était rentré dans l'instant.

– Oui, c'est moi, répondit l'autre, et si vous êtes bien aise de me revoir, c'est tant mieux, car vous avez une figure qui me plaît, monsieur Paumgartner, de Fribourg.

Sans répondre, Paumgartner tourna le dos à son interlocuteur. Mais celui-ci ne se démonta point pour si peu. Il fit le tour de la table et vint se placer juste en face du négociant de Fribourg. Il s'appuya d'un poing à la table et, se penchant sur le marchand de jouets :

– Monsieur Paumgartner, dit-il le plus tranquillement du monde, j'ai connu beaucoup votre neveu Victor.

À cette simple phrase, M. Paumgartner pâlit.

– Où donc avez-vous connu mon neveu ?

– Vous permettez que je m'assoie à côté de vous, mon cher monsieur Paumgartner ? J'ai connu votre neveu, monsieur Paumgartner, à Paris, il y a de cela bien longtemps... mettons une quinzaine d'années. À ce moment, j'étais à Paris pour mon commerce et, comme beaucoup de mes compatriotes, je fréquentais au « Rendez-vous des bons compagnons de la bière de Pilsen ». C'est là que j'ai fait connaissance aussi de ce cher M. Arnstein, le tapissier de Sa Majesté, que je viens à l'instant de mettre dans sa berline.

– Ah ! ah ! vous connaissez aussi M. Arnstein ? fit M. Paumgartner qui se remettait peu à peu.

– Oui ! Un marchand de parapluies ambulant, s'est appelé à connaître beaucoup de monde. C'est donc dans les caves du Palais-Royal que j'ai connu jadis ce brave Victor. Il paraissait s'ennuyer ferme dans les caves humides et enfumées de son père... car, monsieur Paumgartner, puisque j'ai connu votre neveu chez son père, il se trouve que je connais aussi votre frère.

– Mon frère est connu de beaucoup de monde, monsieur. Il tient le plus grand café de Vienne.

– Oui. Mais, à ce moment, il tenait la petite brasserie de Paris. Monsieur Paumgartner, pourriez-vous me dire... (il lui demanda cela tout bas, en se penchant à son oreille) pourriez-vous me dire ce qu'est devenu votre neveu ?

Le négociant se tourna à demi vers Franz Holtzchener et considéra avec effroi ce pauvre marchand ambulant qui s'était assis à côté de lui avec tant d'assurance.

– Qui êtes-vous, vous qui me posez de pareilles questions ? lui demanda-t-il, si bas que Franz Holtzchener fut seul à l'entendre.

Alors le marchand de parapluies mit son coude sur la table et présenta à Paumgartner la paume de sa main de telle sorte que seul celui-ci pouvait voir ce qui se trouvait dedans. Il n'y eut point plutôt jeté un coup d'œil que le négociant devint plus pâle encore si possible.

– Oh ! murmura-t-il, j'aurais dû m'en douter. Mais c'est tout de même bien imprudent ce que vous faites là, monsieur Franz Holtzchener ! Croyez-moi, je vais vous donner un bon conseil : allumez votre pipe et allez la fumer sur la route en attendant le départ de la diligence et quittez ce pays pour n'y plus revenir jamais !

– Où descendez-vous à Todtnau ? fit Holtzchener en sifflotant et en jetant un regard oblique à son homme.

– À « l'Aigle » !

– Vous y resterez longtemps ?

– Deux jours. Et maintenant, je n'ai plus rien à vous dire, monsieur Holtzchener. Je suis un brave négociant en jouets qui ne sait rien. Ne faites pas fausse route.

Holtzchener parut impressionné de cette insistance avec laquelle l'autre l'incitait à changer de route. Il attendait un tout autre effet de sa manœuvre de tout à l'heure quand il lui avait montré la paume de sa main. Il tenta un coup :

– Votre neveu et Jacques Ork ont disparu dans le même temps. Ils reviendront peut-être ensemble.

Le coup avait porté. Le négociant de Fribourg saisit le bras de son interlocuteur, qu'il serra nerveusement.

– Assez ! Assez ! Jacques Ork est mort... Les morts ne reviennent pas !

(Ceci fut dit par Paumgartner avec un tel sentiment d'épouvante glacée qu'on eût pu croire que le fantôme de l'archiduc venait soudain de lui apparaître.)

Frédéric II avait dû entendre quelques mots de la conversation, car il ne se gêna pas pour dire tout haut :

– Oui, oui ! Jacques Ork est mort en Amérique. Et puis tout cela, n'est-ce pas ? devait mal finir. L'empereur avait maudit son mariage.

Franz Holtzchener demanda à boire.

– C'est une malédiction qui n'a point porté bonheur non plus à l'empereur ni à la famille impériale, prononça-t-il en regardant en dessous le Paumgartner.

Quelques-uns dirent : « C'est vrai ! » Et le vieux vin du Rhin aidant, on commença, entre soi, qui à voix basse, qui à voix haute, d'évoquer les catastrophes domestiques qui avaient mis en deuil la cour d'Austrasie. Et pendant que, devenu subitement muet, M. Paumgartner écoutait avec une angoisse de plus en plus évidente ce qui se disait autour de lui, Franz Holtzchener jetait de l'huile sur le feu :

– C'est ce que nous disons en haute Austrasie, où on aimait beaucoup Jacques Ork. Depuis la disparition du malheureux archiduc, tout ce qui a connu Jacques Ork, tout ce qui l'a approché est voué à des malheurs certains.

Généralement, dans la société, on plaignait l'empereur François. On était d'accord pour déclarer qu'il n'avait point mérité du ciel une si triste et si sombre vieillesse. Et à ce propos, c'étaient, autour du trône d'Austrasie, des récits sinistres. C'étaient des surprenantes histoires d'amour... de la passion et du sang... le scandale entrant dans la chambre à coucher des rois et des princes... des filles de l'empereur, après quelques années de mariage, fuyant le domicile conjugal, celle-ci avec un professeur de piano, celle-là avec un sous-officier... la porte des maisons de santé se refermant sur la princesse de Prague et sur la comtesse de Bregentz... ensuite les malheurs de Marie-Sylvie et les coups terribles qui avaient frappé sur les marches du trône, éclaircissant les rangs des successeurs possibles à la couronne impériale puisque l'archiduc héritier Adolphe restait sans enfant.

Mais, plus particulièrement, la majesté impériale avait été touchée par les deux derniers malheurs. Ç'avait été l'archiduc Paul qui, abandonnant subitement tous ses droits, s'était enfermé dans un monastère, chaussant la sandale des franciscains... par désespoir d'amour et emportant son secret. Car on racontait que l'empereur, étreignant son fils sur sa poitrine et le couvrant de ses larmes, l'avait supplié de lui dire le nom de celle qu'il aimait, lui promettant son consentement au mariage, même si cette femme appartenait à la plus humble classe de la société, pourvu qu'elle fût digne de son cœur ! L'archiduc Paul n'avait répondu à d'aussi augustes larmes que par ces mots :

– Adieu, mon père ! Je vais prier pour vous !

Et il disparaissait dans un cloître perdu, au fond des monts du Tyrol. L'empire, le monde entier savaient cela. Et puis, après l'archiduc Paul...

– Après l'archiduc Paul, fit la petite voix aigrelette de Franz Holtzchener, ç'a été le tour de...

– Jean II de Styrie !

Ce nom fut lancé d'une si bizarre façon, par une voix à l'accent étranger, que tout le monde se retourna. C'était Petit-Jeannot qui venait de parler. Il en paraissait lui-même, du reste, fort étonné. Mais la conversation était déjà repartie à la remorque de ce Jean II de Styrie, frère de l'empereur, sur lequel un garde-chasse avait tiré comme sur un lapin. On avait raconté ensuite une histoire d'accident... mais le garde avait une jolie femme ! Depuis cette époque, l'humeur de l'empereur n'avait fait que s'assombrir.

– Après Jean II, il faut espérer que la liste est close ! Assez de deuils, assez de larmes ! fit Frantz Holtzchener, en vidant son verre et en ayant l'air de penser à autre chose.

Mais cette attitude négligente fit soudain place à l'intérêt le plus vif et le moins dissimulé, quand la même voix qui s'était fait entendre tout à l'heure résonna à nouveau :

– Après Jean II, Marie-Louise !

C'était encore Petit-Jeannot... le même Petit-Jeannot ahuri, stupéfait d'avoir parlé. Il y eut une rumeur. On le regarda avec hostilité et aussi avec effroi. Qu'est-ce qu'il voulait dire, celui-là ? Pourquoi Marie-Louise ? Pourquoi le nom de la fille aimée de l'empereur ? Et Franz Holtzchener, plus particulièrement, avait été frappé par l'interruption de Jeannot. Il cessa de se balancer sur sa chaise, retrouva vite son équilibre, sauta sur ses pieds et dit :

– Quoi ? Qui est-ce qui a prononcé ici le nom de Marie-Louise ? (Et il dit cela dans le plus pur français.)

Petit-Jeannot, qui jusqu'alors avait entendu parler allemand, en fut si étonné qu'il dit :

– Eh bien ! qu'est-ce qu'il me veut, celui-là ?

– C'est vous, lui demanda Holtzchener, c'est vous qui avez dit : Marie-Louise ?

-- Est-ce que je sais, moi ? Qu'est-ce que ça peut vous faire, monsieur ?

Franz Holtzchener semblait avoir oublié son rôle. Où donc était le misérable marchand de parapluies de tout à l'heure ? Sa voix était changée, sa taille s'était redressée.

– Vous êtes Français tous trois ? demanda-t-il en s'adressant au jeune homme et aux institutrices.

– Et vous ? demanda effrontément Petit-Jeannot, vous ne vendez donc plus de parapluies ?

Franz Holtzchener, rappelé à lui-même par cette phrase naïve, éteignit l'éclat de son regard. Mais, à ce moment, la porte s'ouvrit brutalement et un homme en uniforme, tout botté, le front couvert de sueur, fit son entrée.

– Le courrier de Schaffhouse ! s'écria M. Frédéric.

– À boire ! demanda le courrier. Vite ! Tenez, maître Frédéric, pour vous ! (Et il lui jeta un sac de dépêches.) Allons, allons, mes chevaux !

Maître Frédéric était déjà dehors. En passant près du courrier, il lui dit :

– Il y a quelque chose de grave ?

– Un peu ! Vous ne savez pas encore ? Les journaux de Constance racontent tout ! La moitié de la Bohême est soulevée et la princesse Marie-Louise est morte hier soir dans les bras de l'empereur !

– Marie-Louise, morte ! s'écria-t-on de tous les coins de la salle.

– Oui, morte empoisonnée !

Et le courrier sortit, bondit en selle et partit dans la direction de la tour Cage-de-fer de Neustadt.

VII -- L'HALLALI

La nouvelle de la mort tragique de Marie-Louise d'Austrasie, qui venait d'éclater au milieu de cette salle d'auberge, y porta un trouble d'autant plus complet que le nom de cette princesse venait d'être prononcé dans des circonstances bien étonnantes : une voix s'était fait entendre, voix prophétique, annonçant la catastrophe ; aussi, le courrier parti, tous les regards se tournèrent-ils vers Petit-Jeannot qui continuait à ne se point douter de l'intérêt qu'il éveillait. Les paroles échangées étaient pour lui restées lettre morte. Et il ne comprit point tout l'émoi qui, d'un coup, l'entoura. Et surtout, il fut stupéfait de voir se dresser en face de lui la figure singulièrement hostile du marchand de parapluies. Tout ce mouvement dont Jeannot était le centre allait peut-être mal se terminer pour l'ex-apprenti de M. Baptiste, quand un grand cri poussé par Mlle Berthe détourna subitement l'attention générale.

– La mère Fauchelevent ! avait crié la jeune institutrice.

– La Dame de minuit ! gémirent quelques voix effarées.

Et tous les yeux étaient maintenant fixés sur l'apparition surgie à la fenêtre de la salle qui donnait sur la route éclairée par la lune. Contre le carreau, une figure diabolique s'écrasait et regardait de ses larges prunelles immobiles ce qui se passait à l'intérieur de l'auberge. C'était un visage effrayant, d'une pâleur de craie... un vrai masque de folie. Cette tête menaçante et terrible demandait quelque chose. Les lèvres remuèrent, la bouche s'entrouvrit.

– Elle a faim ! s'écria Mlle Berthe. Elle demande à manger. Quelques voix tremblantes reprirent :

– La Dame de minuit a faim. Qu'on lui donne à manger !

Mais comme personne n'osait faire un pas en avant, Mlle Berthe s'approcha de la fenêtre. Aussitôt, derrière les carreaux, la figure de la folle s'éloigna, fort précautionneusement. Alors Mlle Berthe lui fit des signes bizarres et en priant toutes les personnes présentes de ne point faire un mouvement, tout doucement, elle ouvrit la fenêtre. De l'autre côté de la route, la folle, prête à bondir dans la forêt, examinait, haletante, tous les gestes de l'institutrice.

– Laissez-moi faire ! Elle me connaît !

La jeune fille prit un pot de lait et une miche de pain qui se trouvaient sur sa table et déposa le tout sur le rebord extérieur de la fenêtre, puis elle referma celle-ci.

– Surtout, ne bougez pas !

La Dame de minuit, voyant tout le monde immobile, fit quelques pas en avant. Elle regarda à droite, à gauche, hésita, sembla écouter, montra soudain un émoi nouveau qui la fit trembler des pieds à la tête, puis elle courut à la fenêtre, vida d'un trait la cruche de lait, empoigna le pain et, retroussant ses loques jusqu'aux genoux, exhibant à nu ses pauvres misérables os, elle détala en jetant un cri tellement sauvage que M. Paumgartner lui-même en frissonna jusque dans les moelles. La Dame de minuit n'avait point plutôt disparu sur la route tout illuminée de lune que l'on entendit la terre trembler. Un bruit sourd et rythmé faisait retentir le sol, cependant que l'air s'emplissait de clameurs, des cris des chiens et du son déchirant du cor. Le galop des chevaux approchait.

– Ah ! c'est la chasse du duc Karl ! La chasse du duc Karl aux trousses de la Dame de minuit ! dit avec force le Paumgartner. M'est avis que la bonne dame n'en a plus pour longtemps et que l'hallali n'est pas loin !

Et curieux, les yeux brillants et mauvais, il se jeta à la fenêtre, la rouvrit et se pencha sur la route.

– Les voilà ! Les voilà !

En effet, la meute aboyante traversa la route avec la rapidité d'une vision, suivie des piqueurs à cheval, des valets, des porteurs de torche et des sonneurs de cor ; puis ce furent sur leurs chevaux aux bouches écumantes, des cavaliers en tête desquels chacun put reconnaître le duc Karl et le roi Léopold-Ferdinand. Mais celui qui semblait mener ce tourbillon était bien le duc Karl. Il était penché sur l'encolure de son cheval et excitait sa course par des paroles inarticulées, des cris insensés. Il était tête nue et ses longs cheveux soulevés par le vent l'enveloppaient de flammes noires. L'infernale chevauchée était déjà loin qu'on entendait encore la voix du duc :

– Morte ou vivante ! Je la veux morte ou vivante !

Les spectateurs de ce fantastique défilé étaient restés à la fenêtre de l'auberge du Val-d'Enfer, muets d'horreur, comprenant que le duc poursuivait cette nuit-là une autre proie que le cerf ou le sanglier. Quelques-uns se signèrent. Et pas une parole n'avait encore été prononcée quand la route retentit à nouveau du bruit d'un galop formidable. Et aussitôt apparut, dans les quatre éclairs des quatre sabots d'or de sa légendaire monture, celle que la superstition de toutes les chaumières de la Forêt-Noire appelait la Fée dorée et celle que Petit-Jeannot reconnut et nomma tout de suite le Dieu doré ! Oui, c'était le Dieu doré ! C'était Stella ! C'était la Reine du Sabbat qui venait de passer devant lui, chassant la chasse du duc Karl ! Il l'avait reconnue, malgré le masque noir qui couvrait ses yeux. Il l'avait reconnue à sa chevelure flamboyante, à son cheval blanc, au galop de ses quatre sabots d'or.

Mais quelle ne fut pas la stupéfaction et la folle joie de Petit-Jeannot en voyant apparaître derrière la cavalière une roue humaine. Ah ! il la reconnut aussi, cette roue-là !

– Monsieur Magnus ! Monsieur Magnus ! hurla Petit-Jeannot. C'est moi ! Me voilà !

Et sans plus se préoccuper des deux institutrices qui le regardaient agir sans rien comprendre à sa conduite, il saisit d'un double geste rapide ses deux nourrissons, secoua d'un coup d'épaule l'étreinte du marchand de parapluies qui semblait tenir beaucoup depuis quelques instants à la société du jeune homme et, sans avoir besoin de sauter ni de faire le moindre effort, il enjamba tranquillement la fenêtre et se mit, de toute la rapidité de ses longues jambes, à courir derrière M. Magnus.

Morte ou vivante ! Morte ou vivante ! Le cri maudit semble donner le branle à l'affreux tourbillon. Taïaut ! Taïaut ! Morte ou vivante ! À Paris ou à Vienne, on a le commissaire de police. Mais quand on est prince de l'empire et qu'on a la Forêt-Noire, de bons chevaux et une belle meute et un Karl-le-Rouge, c'est si amusant de faire ses affaires soi-même et d'avoir à « courre » une princesse dans les bois. Taïaut ! Taïaut ! Morte ou vivante ! Léopold-Ferdinand l'a dit ! Le duc Karl le répète !

La Dame de minuit, à moitié nue, court à travers les branches. Plus légère que le plus léger animal, elle gravit des rochers à pic qui laissent derrière elle la meute impuissante et hurlante ; elle traverse des fourrés si touffus et si épineux que la rage des chiens s'y ensanglante en vain, sans pouvoir les pénétrer ; plus perspicace que le plus habile piqueur, elle sait conduire la course des bêtes jusqu'au cœur des cirques profonds où ils tourneront stupidement sans trouver d'issues. La falaise est son refuge. Les arbres sont ses complices. La forêt tout entière la protège.

Mais, à donner si souvent la mystérieuse chasse à la Dame de minuit, l'équipage du duc Karl commence de bien connaître ses tours et ses détours. Et si sauvage soit-elle devenue, la Folle de la Forêt n'en a pas moins un cœur de femme qui crèvera dans son étroite poitrine quelque soir où elle aura trop couru sous la lune ! Taïaut !

Taïaut ! On approche ! Les chiens aboient, les chevaux écument, Léopold-Ferdinand lui-même et Karl-le-Rouge donnent de la voix comme des bêtes de toute la force de leurs deux mufles tendus en avant. Est-ce pour ce soir la curée ? Oui. On la tient ! Par ici ! Morte ou vivante ! Elle s'épuise ! Attention ! Si elle s'enfonce au creux du Val des Géants, on l'a comme dans un cul-de-sac.

Cette fois, il faut bien croire que c'est la fin. On a beau vivre depuis des années comme les bêtes de la forêt, il y a des moments où on ne reconnaît plus les chemins de la fuite. Et puis, on a des défaillances. Ainsi, la Dame de minuit, devant le mur de roc qui lui barrait le chemin, s'arrêta-t-elle tout à coup, hésitante et tremblante. La veille, elle se fût trouvée en haut du mur sans savoir comment, mais, aujourd'hui, elle tourna sur elle-même en poussant un grand cri d'horreur et elle resta tout debout, demi-nue, immobile, vaincue, attendant la dent des chiens !

Toute la chasse est déjà sur elle. Deux grands molosses, lourds d'apparence comme des bœufs, mais légers au vrai comme des lièvres, n'ont plus que quelques bonds à fournir pour lui entrer leurs crocs dans les chairs. Mais deux éclairs strient la nuit lunaire, deux coups de fusil qui vont foudroyer les bêtes qui roulent aux pieds de la malheureuse. Tout le monde hésite et, derrière elles, les chevaux et les cavaliers. D'où cette foudre est-elle venue ? Mais l'instinct sauvage du chasseur a bientôt fait de rejeter à leur proie bêtes et gens. On entend les ordres brefs de Léopold-Ferdinand qui étend et ferme le cercle des piqueurs et des valets autour du gibier. Quant à Karl-le-Rouge, il vient de devancer sa meute, un moment arrêtée, et, penché sur l'encolure de son cheval, il va prendre, vivante, dans ses bras, la Dame de minuit, qu'il voulait avoir, même morte !

Seulement, voilà qu'au milieu de ce concert : aboiements, hennissements, hurlements, sonneries du cor, le ciel a semblé s'entrouvrir pour laisser passer une flamboyante apparition. Si le sol n'était si sonore sous les galops du cheval de cette fée-tempête, on pourrait croire que la divine amazone ne touche en rien à la terre. Elle passe comme une trombe à quoi rien ne résiste, elle est la vitesse, elle est le vent, elle est la flamme, elle est la Fée dorée que personne, jusqu'à cette minute incroyable, n'a jamais bien vue de près et qui, pour qu'on la voie moins encore que les autres nuits, en cette nuit où elle se montre de si près aux hommes, chasseurs de femmes, a mis un masque noir sur sa face de feu !

Ah ! elle brûle ! elle écrase ! elle anéantit ! Ce ne sont que des cris de douleur et malédictions autour d'elle et elle n'a fait que passer. Elle arrive maintenant sur Karl-le-Rouge qu'elle ébranle du choc terrible de son cheval fumant et, dans le moment même où l'autre croit se relever en tenant dans ses bras cette pauvre loque humaine, agonisante, qu'est la Dame de minuit, c'est la Fée dorée qui lui ravit sa proie et l'emporte sur son cœur et qui clame sa victoire avec un terrible cri d'allégresse : « Sabbat ! Sabbat ! »

Cependant, autour d'elle et derrière elle, Léopold-Ferdinand a ramassé encore ses gens. Léopold-Ferdinand n'est pas un homme qui croit trop facilement à l'intervention du ciel, ni même à celle du diable... Pour lui, une amazone, si fantastique soit-elle, n'est qu'une femme à cheval et, quand une fée a la prudence de courir la forêt, la nuit, avec un masque, il a la grande curiosité de savoir le visage qu'elle cache dessous ! Et lui-même, il s'est rué à la bride du cheval blanc aux quatre sabots d'or. Tous environnent la mystérieuse cavalière. Il n'y a pas d'issue pour fuir, le roc se dresse à pic. La fée dorée est prisonnière !

– Nous les aurons vivantes, toutes les deux ! Crevez le cheval ! ordonne la voix rugissante de Karl-le-Rouge.

– Et nous saurons bien qui tu es ! hurle Léopold-Ferdinand. Mais la cavalière s'est dressée sur ses étriers, a soulevé vers le ciel son palpitant fardeau et, faisant entendre un léger sifflement :

– Hop ! Darius ! s'écrie-t-elle... saute pour la Reine du Sabbat ! Alors, voilà que le cheval blanc aux quatre sabots d'or semble retourner aux étoiles d'où il est tombé tout à l'heure... Il n'a fait qu'un bond... un prodigieux bond... et le mur infranchissable est franchi, puis l'apparition s'évanouit... cependant que derrière elle, tous les souffles de la Forêt-Noire murmurent en gémissant : Maman ! Maman !

VIII -- OÙ PETIT-JEANNOT A QUELQUE RAISON DE CROIRE SA DERNIÈRE HEURE VENUE

Quand après avoir visité à Büchen la maison où Jacques Ork a fait son apprentissage d'horloger, quand, après avoir mesuré, à la tour Cage-de-Fer de Neustadt, la profondeur des oubliettes, le voyageur gravit les pentes abruptes du Val-d'Enfer, il ne manque point de s'arrêter au cirque des Géants. Alors, le guide qui l'accompagne lui montre deux cercles énormes imprimés en creux dans le roc et larges comme des boucliers. « Ce sont, lui dit-il, les empreintes laissées par les deux sabots d'arrière du cheval de la Fée dorée, le soir où elle vint au milieu de la chasse de Karl-le-Rouge, ravir dans les bras du duc lui-même le corps inanimé de la reine Marie-Sylvie. »

Mais, pensif devant cette muraille de granit qui arrêta la meute du duc Karl, le voyageur saura en distinguer les paliers, en mesurer la hauteur, et il en conclura qu'il n'était point absolument besoin, pour le bond exceptionnel et tout à fait rare cependant qui s'imposait, d'un cheval géant, ni des ailes que l'on rêve aux épaules des chevaux.

De même, quand une demi-heure plus tard, le guide, le faisant pénétrer plus avant dans l'obscurité touffue de la forêt, lui aura montré la grotte où réellement Marie-Sylvie vécut une vie d'animal sauvage, il n'est point nécessaire qu'il attache une importance excessive aux propos de ce guide qui ne tendraient ni plus ni moins qu'à lui faire croire que cette crevasse de la falaise s'ouvrait et se refermait à volonté, sur un mot de Marie-Sylvie, et qu'ainsi elle put si longtemps échapper aux chiens de Karl-le-Rouge... Mais en réalité c'est là, qu'après sa fuite de Mœder, près de Fribourg, où un M. Hansen avait eu pitié d'elle et lui avait donné l'hospitalité d'une cabane, comme il a été dit, c'est là qu'elle vécut... Et c'est là, en cette nuit tragique, que nous pénétrerons derrière Petit-Jeannot...

Oui, Petit-Jeannot, malgré ses longues jambes, avait perdu la chasse... Et avec la chasse, M. Magnus... Car c'est terrible de courir avec deux petites filles dans les bras... Il avait mêlé ses pas à ne plus s'y reconnaître... Il s'était dirigé tout à tour vers les quatre points cardinaux, en appelant en vain : « Monsieur Magnus ! Monsieur Magnus ! » Et il ne demandait qu'à se reposer et à déposer son double fardeau. Mais où ? Un rayon de lune lui montra, tout contre le roc moussu qui escalade le ciel du côté de Feldt, une crevasse. Cette crevasse paraissait des plus étroites ; mais encore pensait-il qu'il y pourrait au moins passer la nuit. Ayant déposé sa progéniture en sentinelle au bord de la crevasse, il s'avança vers le fond de l'antre avec une certaine prudence. Il marchait à tâtons. Il se heurta brutalement le front contre le rocher, mais il s'aperçut qu'on pouvait avancer encore en se courbant.

Il sortit un rat-de-cave et il alluma ce rat-de-cave qu'il avait découvert, bien par hasard, sur l'entablement de la cheminée de la cuisine de l'auberge des Alyscamps. La lumière fut.

Un étroit couloir se poursuivait devant le jeune homme, qui s'y engagea ; son lumignon tendu devant lui, il avançait toujours ; le couloir semblait tourner sur lui-même. Tout à coup le couloir s'élargit et devint grotte. À la lueur du rat-de-cave, Petit-Jeannot vit qu'il se trouvait au centre d'une haute excavation, et ce n'est point sans un certain effroi qu'il découvrit sur le sol des détritus de repas qui dénotaient le séjour d'un animal, à la fois végétarien et carnassier. Comme il revenait en hâte sur ses pas, il heurta un corps dur qui rendit un son creux en roulant sur le sol, et Petit-Jeannot sentit aussitôt que ses pieds étaient pénétrés d'une grande fraîcheur.

– Qu'est-ce que cela ? se demanda-t-il.

Et il se baissa pour se rendre compte de ce qui lui arrivait. Alors, il aperçut dans un coin de la grotte une sorte de litière faite de branches, de feuilles, de charmille ; auprès de cette couche primitive, un couteau (un vieux couteau ébréché et tout rouillé) et une cruche tout à l'heure pleine d'eau qu'il venait de renverser.

– Oh ! oh ! fit le jeune homme... un lit, une cruche, un couteau ! Je suis donc ici chez mes semblables ?

Il n'en parut point plus rassuré. Quel brigand pouvait habiter ce repaire ? Soudain il se rappela l'histoire qui l'avait tant ému de cette vieille folle qui courait la forêt, et sans bien se rendre compte de ce qu'il cherchait, il chercha encore quelque chose autour de lui... quelque chose qu'il trouva presque aussitôt, comme par miracle... Car au fond de ces ténèbres souterraines, une lumière céleste apparut qui lui montra quelque chose.

On eût dit que la lune venait de se lever au fond de la grotte. Par quelque crevasse supérieure, l'astre envoyait dans cette tombe un faisceau tout palpitant de rayons bleus. Et ces rayons éclairaient un cercueil... une petite boîte oblongue avec une grande croix sur le couvercle. Dans la clarté lunaire, deux petites poupées blanches, couchées côte à côte, apparurent.

– Les petites filles de la mère Fauchelevent ! s'écria-t-il.

Il les considéra avec une sorte de piété religieuse, ces bébés de toile et de son, auxquels la mère Fauchelevent, s'il fallait en croire Mlle Berthe, parlait, comme s'ils eussent pu l'entendre. La boîte était toute garnie de laine, sans doute arrachée au dos de brebis, et cela formait une couche bien douillette qui donna à Petit-Jeannot une inspiration à laquelle il ne sut point longtemps résister. Il pensa que s'il déposait sur le pavé de la grotte les deux poupées, elles n'en continueraient pas moins de dormir, et que s'il installait ses enfants à lui dans la laine, elles cesseraient de crier. Ainsi fit-il. Petit-Jeannot fut, en trois bonds, à l'entrée de la caverne, ramassa ses petites filles, et revenant sur ses pas, les mit en place des poupées dans le cercueil qui, tout petit qu'il était, se trouvait encore assez grand pour les contenir toutes les deux. Il n'avait pas plutôt terminé cette opération, et il avait encore les deux poupées dans les bras, qu'il perçut un bruit de pas et de voix à l'entrée de la grotte.

Aussitôt il recula jusqu'au fond de l'antre et se tint fort prudemment tapi derrière un coin du rocher qui avançait et formait épauleraient. Invisible, il n'en tremblait pas moins, ignorant qui pouvait venir à cette heure causer dans une grotte qui paraissait avoir été jusqu'à ce jour la retraite exclusive d'une pauvre folle. Dans leur cercueil-berceau, les deux petites filles s'étaient endormies.

Nous avons dit que Petit-Jeannot savait peu l'allemand ; mais il y avait certains mots, certaines formules familières qui ne pouvaient tout de même être prononcées sans qu'il les comprît, et il entendit distinctement ceci :

– Entrez donc, je vous en prie, ne serait-ce que pour prendre une tasse de thé ! Cela me fera plaisir !

Cette phrase, de si banale politesse, était véritablement effarante à entendre à cette heure, et suivie des quatre personnages qui apparurent tout à coup, au milieu de la grotte, dans le faisceau blême des rayons lunaires.

Il y avait d'abord la folle qui venait de prononcer cette phrase et qui, majestueusement, faisait les honneurs de chez elle. Derrière la folle, il y avait la Fée dorée, dont un masque noir recouvrait toujours le visage. Et derrière ces deux formes de femmes, il y avait deux formes d'hommes, aux physionomies de pitié et d'effroi. L'un de ces hommes avait sur son bras un fusil : c'était le garde forestier Martin ; dans l'autre compagnon, Petit-Jeannot, reconnut le maître horloger Mathias. Le premier moment de stupeur passé, ces êtres extraordinaires parlèrent beaucoup, et quelquefois tous les quatre à la fois, avec des gestes de supplication, de pitié et d'attendrissement qui, tour à tour, émurent jusqu'aux larmes le pauvre apprenti, derrière son rocher.

À un moment, maître Mathias s'agenouilla et baisa le bas de la loque qui traînait derrière la Dame de minuit. Ah ! maître Mathias ne doutait plus de la parole du garde forestier maintenant ! Et les yeux de Martin avaient tout vu quand ils avaient vu dans la Dame de minuit la reine Marie-Sylvie ! Oui, c'était bien l'infortunée reine de Carinthie. Oui, c'était bien la sœur de Jacques Ork qu'ils avaient sauvée de la chasse de Karl, avec l'aide inespérée de la mystérieuse amazone au masque noir ! Mathias, quand il était sorti de l'auberge du Val-d'Enfer, n'avait pas tardé à retrouver sur la route le garde forestier, qui y cherchait une figure qu'il avait cru apercevoir tout à l'heure à travers les vitres de la grand'salle... Et il avait entraîné l'horloger dans ses recherches, le convainquant que cette fois il ne pouvait se tromper. Le garde, ayant pénétré un instant sous bois, avait reconnu une clairière où la silhouette fugitive de la Dame de minuit lui était apparue plusieurs fois, et pendant que celle-ci, affamée, se trouvait alors en réalité sous les fenêtres de l'auberge où Mlle Berthe lui donnait du lait, le garde et Mathias, suivant une piste encore toute fraîche, s'enfonçaient davantage dans la forêt et contournaient ainsi le cirque des Géants, au-dessus duquel ils se trouvèrent quand la chasse du duc Karl-le-Rouge y déboucha derrière la Dame de minuit, qui paraissait cette fois définitivement traquée.

À ce spectacle, Martin et Mathias avaient bondi sur les rochers. Martin avait son fusil, et deux coups partirent, qu'il avait d'abord, dans son cœur, destinés à Karl-le-Rouge et à Léopold-Ferdinand, mais qui allèrent, aussitôt qu'il eût épaulé, frapper au plus pressé, c'est-à-dire tuer les deux molosses qui étaient déjà sur Marie-Sylvie... et puis, ç'avait été la foudroyante arrivée de la cavalière au masque noir, le miraculeux enlèvement de Marie-Sylvie, le bond formidable du cheval aux sabots d'or, et le passage, tout près d'eux, du groupe équestre qui, après le terrible effort, paraissait près de s'écrouler. Ils n'eurent point de peine en effet à rattraper bientôt les deux femmes qui avaient glissé de cheval. Darius, épuisé, se tenait près d'elles haletant, fumant, soufflant mais vainqueur, ayant réussi à les sauver ! La jeune amazone tenait toujours serrée éperdument contre sa poitrine la malheureuse folle et sanglotait en couvrant sa tête de baisers : « Maman ! Maman ! Maman ! » L'autre se laissait faire, toute tremblante et plus morte que vive, et ne répondant que par l'interrogation de ses yeux égarés à ce cri déchirant qui montait vers elle : « Maman ! Maman ! » L'amazone avait ôté son masque, et caressant de son beau et fin et jeune visage la misérable tête échevelée de la folle, elle répétait : « Maman ! Tu ne me reconnais pas ? Tu ne me reconnaîtras donc jamais, maman ? » Et la Fée dorée pleurait... et l'autre se laissait caresser et laissait pleurer sur elle... mais ne répondait toujours pas...

Les deux hommes s'étaient arrêtés, étouffant à grand-peine leurs sanglots devant cette scène à la fois sauvage et domestique de désespoir filial... Ce fut la folle qui les vit la première. Elle tendit le bras vers eux et prononça simplement, en les montrant, ce mot :

– Messieurs !

Elle avertissait qu'il y avait là des messieurs. La Fée Dorée tressaillit et remit hâtivement son masque avant de se retourner. Les deux hommes étaient tout près d'elle, immobiles, tête nue. La Fée ne parut point étonnée.

– C'est vous, dit-elle, Mathias et Martin ? soyez les bienvenus. Vous allez m'aider à transporter cette pauvre femme en lieu sûr, car elle ne se soutient plus sur ses jambes.

Ils restèrent stupéfaits, et le cœur en joie subitement, de ce qu'elle eût ainsi, sans hésitation et avec tant de confiance, prononcé leurs deux noms. Mais sans doute la folle comprit-elle cette dernière phrase, car elle se redressa, et prenant par la main celle qui venait de la sauver, elle lui fit signe de la suivre... Tous les trois, machinalement, obéirent à ce guide qui, si longtemps avait prouvé qu'il connaissait la forêt mieux encore que les chiens de Karl-le-Rouge. Elle les fit passer par des sentiers détournés et étroits. Ils montaient toujours au long du roc. Au loin, on entendait encore les derniers bruits de la chasse qui, lentement, s'éteignaient au fond de la vallée.

Soudain, après lui avoir fait faire le tour d'un grand rocher, la folle arrêta la petite caravane.

– C'est là ! dit-elle, mais je vous en prie, ne faites pas de bruit, pour ne pas réveiller mes petites filles.

– Oh ! maman ! gémit encore l'amazone.

Et comme ils étaient, tous les trois là, sans bouger, à l'entrée d'une grande crevasse, elle retrouva une voix de commandement pour les décider :

– Entrez donc, je vous prie, ne serait-ce que pour prendre une tasse de thé... cela me fera grand plaisir !

Et derrière elle ils avaient pénétré. Ô destin ! C'est donc là qu'elle vivait, la reine Marie-Sylvie, plus misérable que la plus misérable des bêtes de la forêt !

– Je regrette bien de ne pouvoir vous offrir le thé, dit Marie-Sylvie. On a renversé la bouilloire...

Pauvre Marie-Sylvie ! Elle tourne maintenant autour de la jeune fille, comme on voit tourner les hyènes dans leur cage, et puis elle s'arrête et lui demande :

– Pourquoi t'es-tu caché le visage ? Je t'ai bien reconnue, va, quoi que tu dises. Tu ressembles à ma fille Régina et à ma fille Tania. Et c'est peut-être elle, toi ! Mais elles, elles étaient deux et elles étaient vivantes ! Et toi, tu es morte ! Je vais te montrer mes deux petites filles vivantes, mais tu ne le diras pas à Léopold-Ferdinand !

À cette lueur encore si faible d'intelligence... à ce si timide souvenir... à ces noms de Régina et de Tania... les trois personnages, entrepris par un immense espoir, se sont levés... La Fée Dorée a fait quelques pas derrière sa mère... Que veut dire Marie-Sylvie avec « ses deux petites filles vivantes ? » Marie-Sylvie se retourne :

– Silence ! Elles reposent ! Et pourtant je voudrais bien qu'elles parlent ! Ce n'est pas naturel qu'elles dorment tout le temps. Vous allez voir comme elles sont belles.

Et la folle, les yeux fixés sur une boîte oblongue dont on distinguait vaguement les formes dans la pénombre lunaire, appela d'une voix pleine de tendresse :

– Régina ! Tania !

Aussitôt des vagissements se firent entendre au fond de la grotte, des plaintes, des cris enfantins...

– Écoutez ! Écoutez ! s'écria la folle, prise soudain d'une agitation extrême... Écoutez ! Elles se réveillent ! Enfin ! Ah ! je savais bien qu'elles étaient vivantes !

On ne saurait se faire une idée de la joie sauvage qui était contenue dans ce cri : « Je savais bien qu'elles étaient vivantes ! » L'amazone et les deux hommes en furent tout étourdis, mais la première ne put retenir un cri de stupéfaction en reconnaissant tout à coup dans les bras de celle qu'elle appelait : « Maman ! » les deux petites filles des gadschi qu'elle avait sauvées de la mort.

D'un geste farouche, Marie-Sylvie les avait enlevées de leur couche funèbre et maintenant les berçait sur son sein, comme une mère heureuse ! Et des larmes de bonheur coulaient au long de ses joues... « Je le savais bien ! Personne ne voulait le croire ! pas même ce bon M. Hansen... Moi, je savais bien que vous n'étiez pas mortes et que vous étiez de belles petites filles vivantes ! Pleurez, mes chéries ! Léopold-Ferdinand disait que vous étiez mortes et que vous ne pleureriez jamais plus ! Si Léopold-Ferdinand était là, je rirais bien... Je lui dirais, moi : « Je ne suis pas folle... Mes petites filles ne sont pas mortes ! Non ! non ! mes chéries... mes petites poupées vivantes ! »

Et elle alla s'asseoir dans un coin du rocher avec ses deux enfants, qu'elle serrait dans ses bras... Et puis, elle s'endormit presque aussitôt... et les petites aussi se rendormirent... mêlant leur innocent sommeil au premier bon sommeil de la Dame de minuit ! La Fée Dorée regardait dormir paisiblement Marie-Sylvie.

– C'est vous, mon Dieu ! dit-elle, qui m'avez conduite ici. C'est vous qui y avez amené, par je ne sais quel miracle, ces deux enfants qui me doivent la vie, et qui, en échange, peut-être, en lui apportant le calme, vont rendre la raison à ma mère ! Vous êtes donc avec nous, mon Dieu !

Elle courba la tête et parut s'abîmer dans une longue prière...

Petit-Jeannot n'avait pas encore fait un mouvement. Quand il entendit sa progéniture gémir dans le petit cercueil, il serra, plein d'effroi, ses deux poupées dans ses bras, comme si ce geste pouvait faire taire les petites des gadschi.

– Mon Dieu ! pensa-t-il, que va-t-il arriver ?

Et il arriva ce que nous avons dit : la folle joie de Marie-Sylvie, puis son apaisement, ses pleurs, son heureux sommeil... et la prière de la Fée dorée... Maintenant, Petit-Jeannot voit que l'amazone se retourne et adresse un geste aux deux hommes.

– Mathias ! Martin ! dit-elle.

Et elle dit encore des choses que Petit-Jeannot ne comprend pas... Elle leur prend les mains à tous les deux, elle les entraîne au plus profond de la grotte, si près, si près de Petit-Jeannot que celui-ci suspend sa respiration pour ne pas courir le risque immédiat d'être découvert. Et là, tout près, la Fée dorée parle et les deux hommes lui répondent, mais si bas, si bas, qu'ils ne peuvent être entendus que de Petit-Jeannot, qui ne les comprend pas parce qu'il ne sait pas assez d'allemand.

Quand ils ont fini de parler, la Fée Dorée leur prend encore la main à tous les deux, puis leur montre la Dame de Minuit qui dort toujours paisiblement avec ses deux petites poupées vivantes et endormies ; son geste la leur recommande une dernière fois, et puis, elle leur adresse un dernier adieu et s'éloigne... Elle a disparu...

À ce moment, Petit-Jeannot pense soudain qu'il n'a point enfin retrouvé la Reine du Sabbat, après tant de tribulations, pour la reperdre aussitôt... et inconsciemment, il fait un pas en avant, qui immédiatement attire l'attention hostile des deux villageois de Buchen...

– On a remué ! fait sourdement Mathias.

– Oui ! Il y a quelqu'un ici ! répliqua Martin...

Et tous deux se ruent jusque dans le coin où Petit-Jeannot voudrait bien avoir maintenant la taille de Tom-Pouce. Ah ! ils le tiennent ! non seulement avec force, mais avec rage ! Eh quoi ! justement dans ce coin, il y avait quelqu'un ! Quelqu'un qui les a vus avec la Fée Dorée, quelqu'un qui les a entendus ! Et il est probable que ce qu'ont dit ces hommes doit rester bien secret, car ils ont déjà la main à la gorge de Petit-Jeannot, comme pour y étouffer le moindre mot qui en pourrait sortir.

Petit-Jeannot se débat en vain... Déjà il râle sous les doigts qui l'étranglent... Ses bourreaux l'ont amené brutalement au centre de la caverne, là où les rayons de la lune donnent en plein. Mathias et Martin reconnaissent dans le jeune homme le singulier étranger qui est parti avec eux de Buchen, sur le marchepied de la diligence. Ils ne doutent point que pour qu'ils le retrouvent là, il ne les ait suivis. C'est un espion, un espion qui a tout entendu ! Et les doigts serrent davantage encore la gorge de Petit-Jeannot.

Il profère des sons inarticulés, mais il parvient à tomber à genoux et à joindre les deux mains, ce qui, dans tous les pays du monde, signifie qu'on implore la pitié !

Et Petit-Jeannot peut croire une seconde qu'on lui accorde, en effet, quelque grâce, car l'étau qui lui étreint la gorge se desserre un instant... mais le mot qu'il entend, le seul qui soit d'abord prononcé, et ce mot-là il le comprend, le renseigne définitivement sur son sort. Ce mot est :

– Tod !

Et ce mot signifie : la mort ! Et ce fut maître Mathias qui dit la suite, qui n'était point longue non plus :

– Fünf minuten !

Ces mots, Petit-Jeannot les comprit aussi : cela signifiait : cinq minutes ! En somme, on lui donnait cinq minutes pour se préparer à la mort ! Ces gens de la Forêt-Noire sont très pieux, et Petit-Jeannot vit bien que l'on comptait sur lui pour qu'il consacrât ces cinq minutes-là à prier le bon Dieu pour le repos de son âme !

Petit-Jeannot tremblait de tous ses membres. Petit-Jeannot grelottait... Petit-Jeannot ne montra aucun héroïsme... Petit-Jeannot voulut pousser un cri, appeler à l'aide, réveiller la Dame de minuit... Les doigts terribles de maître Mathias se resserrèrent sur sa gorge.

... Cinq minutes ! Maître Martin avait tiré sa montre et regardait l'aiguille faire son chemin sur le cadran. Petit-Jeannot, instinctivement, plongea ses doigts dans son gousset et en tira également sa montre, la belle montre que lui avait donnée M. Baptiste, la montre sur l'émail de laquelle on avait tracé cette inscription singulière :

À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur !

Maître Martin et maître Mathias, qui ne perdaient naturellement aucun des gestes du jeune homme, regardèrent aussi la montre de Petit-Jeannot. Il y eut une double exclamation, et aussitôt Petit-Jeannot se sentit la gorge libre.

– Oh ! oh ! fit-il, qu'est-ce cela ? On me laisse respirer !

Les deux hommes, devant lui, avaient tiré leur casquette et lui adressaient cent compliments que Petit-Jeannot ne perdit point de temps à écouter. Il vit le chemin libre et en deux bonds se trouva hors de la grotte.

– C'est drôle ! pensait-il... ils m'ont lâché dès qu'ils ont vu ma montre... M. Baptiste avait donc raison quand il me disait de ne point m'en séparer et qu'elle me rendrait un jour de gros services ! Et moi qui avais voulu honnêtement la lui rendre ! Quelle leçon pour l'avenir ! Petit-Jeannot, garde tout et retiens tout !

Le lendemain, qui était le jour de la foire de Todtnau, Petit-Jeannot se promenait sur la place du marché, attendant M. Magnus qui lui avait donné, là, rendez-vous. Petit-Jeannot était triste, car il avait en vain cherché les deux institutrices et n'avait pu retrouver trace de leur passage... Et ce n'est point la vue de M. Paumgartner, lequel s'avançait glorieusement au milieu des petites baraques, qui aurait pu ramener, sur ses lèvres, le sourire et, dans son cœur, la bonne humeur. M. Paumgartner fut rejoint presque aussitôt par un domestique à la livrée de l'hôtel de l'Aigle.

– Une dépêche pour vous, monsieur Paumgartner. M. Paumgartner lut la dépêche.

– Bah ! fit-il tout haut, fort étonné, une dépêche de mon frère ! Comment sait-il que je suis aujourd'hui à Todtnau et descendu à l'« Aigle » ? Et il me mande d'urgence à Vienne ! Qu'est-ce que cela veut dire ?

Et M. Paumgartner s'éloigna tout pensif. À ce moment, Petit-Jeannot poussa un grand cri de joie, et se jeta illico à genoux, pour serrer plus commodément, dans ses bras, le nain parallélépipède à cinq pattes, le brave M. Magnus, qui lui rendit de suite, fort hâtivement, ses caresses.

– Allons ! Allons ! Petit-Jeannot... à plus tard les démonstrations ! Nous n'avons pas une minute à perdre... Mais qu'est-ce que tu as fait de tes deux marmots ?

– Ils étaient trop encombrants, répondit le jeune homme, et je les ai échangés contre deux poupées...

En effet, il tira de ses poches les deux poupards de la mère Fauchelevent. M. Magnus ne daigna même point sourire ni demander d'explications.

– Vite ! Vite ! commanda-t-il en trottinant de ses petites pattes et en tirant Petit-Jeannot à lui avec ses trois mains... Dépêchons-nous ! Nous n'avons pas une minute à perdre pour nous rendre à la plus prochaine gare.

– Vous avez donc de l'argent ?

– Pas un sou ! Mais tout est arrangé ! moi je monte dans un panier à linge... Toi, tu ne montes pas... tu descends ! Oui... tu te glisses sous un wagon, je te dirai, il y a là une place qui semble avoir été faite exprès pour toi !

– Ah ! oui ! exprès pour moi ! Et nous allons loin comme cela ?

– À Vienne !

– Aïe ! s'exclama Petit-Jeannot en se frottant les côtes à l'avance...... Eh bien ! ce programme, si peu alléchant qu'il fût, Petit-Jeannot l'aurait peut-être trouvé superbe du moment où il savait qu'il voyageait avec M. Magnus, si son cœur n'avait pas été si triste... Car, ne l'oublions pas... Petit-Jeannot était amoureux ! Et il avait la mort dans l'âme en quittant un pays où se trouvait peut-être encore Mlle Berthe.

Tout à coup, il eut une idée... Il fouilla dans l'une de ses inépuisables poches et en tira un paquet de papiers qu'il avait trouvés dans le « nécessaire » de Mlle Berthe, la veille, à l'auberge du Val-d'Enfer. Il consulta ces papiers qui étaient pour la plupart des certificats, mais parmi ces certificats, il y avait une lettre, et cette lettre disait :

« C'est entendu, mademoiselle. Nous comptons bien sur vous pour le commencement du mois prochain. Présentez-vous au Home, entre quatre et cinq heures, et demandez à parler à Mme la directrice. »

La lettre était signée illisiblement, mais ce qui était bien lisible, par exemple, c'étaient ces mots, c'était cette adresse :

International Home

Kaiser-Wasser Strasse

WIEN.

– Hurrah ! s'exclama Petit-Jeannot, qui ne se tenait plus de joie. Vienne ! Elle va à Vienne ! Elle va à Vienne !

– Qui donc va à Vienne ? demanda M. Magnus, stupéfait de cette subite allégresse.

– Mais elle ! sans doute, répliqua comme un grand politique Petit-Jeannot... Elle sans doute, puisque nous y allons... Elle, la Reine du Sabbat !

TROISIÈME PARTIE -- LA HOFBURG

I -- L'EMPEREUR DES LOUPS

L'empereur François est seul dans son cabinet de travail. L'empereur François, ce matin-là, est fort impatient. Il a sonné déjà deux fois pour demander si le ministre de la police n'est pas encore arrivé au palais, à la Hofburg, ou au Burg, comme on dit dans la capitale. L'huissier qui veille à sa porte lui a répondu que M. de Riva n'était point là, mais que Son Excellence le comte de Brixen, premier ministre d'État, sollicitait l'honneur d'être reçu par Sa Majesté.

Sa Majesté ordonne que l'on fasse attendre le comte de Brixen. Il faut vraiment, dans un moment où, de toutes parts, la constitution de l'Empire semble craquer sur sa base, que les préoccupations qui assiègent l'empereur soient bien singulières pour qu'il montre si peu de hâte à recevoir l'homme sur qui pèse toute la responsabilité de la politique intérieure de l'Empire.

François s'est levé. Il arpente son cabinet de long en large et soudain, passant près d'une fenêtre, il s'arrête. Il appuie son front en fièvre à la vitre. Il pousse un soupir. Il regarde vaguement ce qui se passe dans la cour du Burg. Et brutalement, voilà qu'il ouvre la fenêtre.

– Elles sont folles ! murmure-t-il.

Dans l'immense cour, vaste comme une place publique, où dans les jours de calme, le peuple peut se promener à son gré, mais dont les grilles maintenant sont fermées et défendues par la garde, viennent d'apparaître deux jeunes amazones, suivies de piqueurs à distance réglementaire. Ce sont deux adorables jeunes filles qui ne doivent point compter plus de dix-huit printemps et qui se ressemblent au point qu'il serait tout à fait impossible de les distinguer l'une de l'autre si l'on n'apercevait sur le front de l'une une mèche blanche qui ne se répète point sur le front de l'autre.

Ce sont deux princesses d'une singulière beauté méridionale, touchant au type espagnol par le teint d'une pâleur un peu ambrée, par les yeux sombres, par la chevelure de nuit.

– Régina ! Tania !

Les princesses se sont retournées vivement à cette voix qui commande et qu'elles connaissent si bien. L'empereur a fait un signe qui les retient et qui les appelle. La fenêtre s'est refermée. Il en a laissé retomber le rideau.

L'empereur François est un beau vieillard d'une soixantaine d'années, au chef tout blanc, à la poitrine large, aux épaules carrées ; il est habillé simplement de la longue tunique grise du soldat. Ses yeux ont l'éclat gris bleu de l'acier, mais de grandes douleurs récentes, les larmes d'hier ont attendri et mélancolisé ce regard et ont pâli ces traits.

Deux vertus contraires, mais qui ne sont point contradictoires, ont toujours habité chez ce monarque : l'orgueil et la simplicité. L'orgueil de sa race, un prodigieux orgueil dynastique qui l'a soutenu aux heures difficiles de son règne. Une simplicité intime qui l'a fait aimer de ses sujets ; il faut entendre par ce dernier mot la Haute et Basse-Austrasie, le noyau exclusivement allemand de son empire.

Ce matin-là, donc, l'empereur paraissait fort soucieux. En quittant la fenêtre, il était revenu à son bureau couvert de dossiers, de rapports. Il y avait là, particulièrement, un communiqué secret de la police centrale que François consultait sans cesse. Enfin il le repoussa d'un geste las.

– Que fait donc Riva ? murmura-t-il.

Et puisque Riva ne venait point, il donna l'ordre d'introduire le comte de Brixen. Le premier ministre, se présenta.

Ce ministre était un homme d'une grande distinction, très élégant et très aimé des femmes, dont il avait la souplesse diplomatique et la coquetterie. Ancien ambassadeur à Rome, ancien secrétaire d'État, il avait acquis au ministère des affaires étrangères une vertu de temporisation qui lui avait presque réussi jusque-là dans la politique active à la tête de laquelle l'avait fait placer l'empereur. On l'appelait l'homme du juste milieu. Quand il entra dans le cabinet de l'empereur, il était fort ému.

– Sire ! fit-il en entrant, sire ! on dresse des barricades !

– Vous devez le savoir, comte, répondit François d'un ton glacé, puisque c'est vous qui les faites élever !

– Moi, sire ?

– Si ce n'est vous, c'est votre ministre de la police.

– Ce n'est pas la même chose, sire !

Et il expliqua tout de suite que, dans toute cette affaire il était victime du zèle inconsidéré de Riva qui, pour justifier la brutale intervention de ses troupes policières dans la rue, n'avait pas hésité à remplir la capitale de ses agents provocateurs.

– Sans lui, sire, nous ne serions pas où nous en sommes.

– Où vous en êtes, comte, répliqua Sa Majesté, sur le ton de la plus parfaite indifférence.

Brixen fut frappé de l'accueil qu'il recevait de l'empereur. Persuadé de ne l'avoir point mérité, il n'hésita pas à se plaindre de la situation qui lui était faite par la mauvaise volonté des premiers personnages de l'État, par l'hostilité à peu près déclarée des amis mêmes de l'Empereur qui avaient réussi à entamer la confiance du monarque, laquelle jusqu'ici ne lui avait jamais fait défaut. L'empereur laissait parler Brixen. Quand il eut fini, Brixen fut étonné de s'apercevoir que François paraissait « songer à autre chose ». Alors il n'hésita plus.

– La préoccupation de ma vie entière, prononça-t-il d'une voix haute et décidée, a été le bonheur de l'Austrasie et je ne saurais aujourd'hui regarder comme un sacrifice l'abandon du poste élevé où m'avait appelé la confiance de mon souverain, dès lors que cette démission peut être utile à mon pays.

Pour tenir un pareil langage, il fallait que Brixen se crût bien nécessaire ou qu'il eût encore préparé quelque coup de sa façon. François, qui le connaissait, se dit : « Il doit avoir quelque chose dans son sac. »

– Eh ! monsieur, lui répondit-il avec une brusquerie voulue, qui vous parle de démission ? Il s'agit bien de cela ! Et si vous connaissiez mes préoccupations ! Comte, dit-il, j'ai là des rapports qui semblent ne laisser aucun doute sur vos récentes relations avec les chefs du mouvement révolutionnaire. Je connais votre habileté, monsieur, et je ne doute point que par dévouement pour nous, vous ne soyez capable de bien des choses. J'ai pu croire que vous aviez négocié avec les fédérés, hier, les barricades d'aujourd'hui. Mais pourquoi ne m'en avoir point parlé ? Je vous aurais dit qu'il n'entre point dans mes desseins que vous frayiez avec ces gens-là.

– Ce sont des chefs politiques, sire...

– Non, monsieur, ce sont des assassins !

– Des assassins...

Le ministre n'avait pas l'air de comprendre. L'empereur ne le regardait plus. François avait baissé la tête, et son front pesant sur la main, il paraissait en proie à de bien sombres pensées. Enfin François releva la tête.

– Comte, fit-il, on assassine chez moi !

– Que veut dire Votre Majesté ? Qu'elle daigne s'expliquer, car j'avoue que je ne comprends pas...

– Monsieur de Brixen, comprenez donc que la princesse Marie-Louise est morte empoisonnée...

– Oui, sire, par des champignons...

– Non, monsieur ! répliqua François d'une voix basse et hésitante, elle est morte assassinée par mes ennemis...

– C'est impossible, sire ! car Votre Majesté n'a point d'ennemis...

– Qu'en savez-vous, monsieur ?

L'empereur, qui était devenu très pâle, frappa de la main le dossier qui avait paru si fort l'intéresser tout à l'heure et qui était resté entr'ouvert sur son bureau.

– C'est si bien possible, comte, que je le crois.

Le comte comprit qu'il y avait là une terrible histoire de police, comme savait en inventer à l'occasion cette crapule de Riva (Riva était un honnête homme, mais dans le moment il apparaissait au comte comme une crapule)...

– Votre Majesté a dit : Je le crois ! Donc elle n'en est pas sûre. Et il n'y a certainement, pour être sûr d'un pareil crime, que M. de Riva !

L'empereur regarda fixement le comte, puis se leva et lui demanda à brûle-pourpoint :

– Qu'est-ce que vous pensez de Riva ?

– Que c'est un homme dont le métier est de voir tout en rouge !

François fit quelques pas à travers la pièce, le front de plus en plus soucieux, de plus en plus lourd, et Brixen se disait : « Il pense à la mort de Marie-Louise, et il y a trois barricades dans la Grabenstrasse, on arrache les arbres du Prater et les abords du Brug sont menacés ! » François s'arrêta un instant et répéta la phrase de Brixen sur Riva :

– Il voit tout en rouge ! De quelle couleur voyez-vous donc, vous, comte ?

Brixen, interdit, ne répondit pas. Il regardait l'empereur qui était réellement devenu d'une pâleur de cire.

– Moi, monsieur, reprit lentement l'empereur, moi, hélas ! je vois tout en noir ! Parlez-moi franchement, comte ; est-ce que vous croyez, vous, que tous les malheurs de ma maison soient naturels ?

– Encore une fois, sire, permettez-moi de répondre à Votre Majesté que je ne la comprends pas. Plus qu'aucun autre j'ai pris part à la douleur qui...

– Assez de phrases... Assez de phrases, comte... j'ai là un rapport de police sur l'enquête secrète qui a été faite sur mes indications, après la mort de la princesse Marie-Louise... sur mes indications, comte, sur mes soupçons...

– Des soupçons ? Et qui donc Votre Majesté peut-elle soupçonner d'une pareille...

– Ah ! personne ! entendez-vous bien... personne ! personne et tout le monde ! C'est affreux !

Il y eut un lourd silence entre les deux hommes. L'empereur reprit d'une voix de plus en plus sourde :

– Il y a longtemps, comte, que je m'étais posé ces questions avec épouvante... Tant de malheurs... tant de crimes... toutes ces catastrophes autour du trône... la famille impériale décimée... mes plus chers enfants me disant adieu... mes filles déshonorant leur foyer... ces coups répétés et terribles du sort qui ne frappait jamais au hasard ont fini par me faire douter du hasard... Me comprenez-vous enfin ?

– Non, sire, non ! Je ne veux pas vous comprendre ! Certes, les épreuves que Dieu a envoyées à Votre Majesté...

– Eh ! Dieu aurait eu pitié de moi, monsieur !

– La mort de la princesse Marie-Louise n'a rien donné à personne, sire... elle n'a fait couler que des larmes...

– C'était ma fille chérie... elle était devenue ma plus fidèle conseillère, et l'on pouvait redouter son influence sur moi, car elle était réelle... Écoutez, Brixen, j'ai résolu de tout vous dire... oui... c'est une chose... une chose qui ne sera connue que de moi, de vous, de Riva et de Meulen, qui a fait l'autopsie sous le prétexte d'embaumement. Les champignons n'ont rien à faire dans cette histoire... nous étions quatre à en manger, et ils ne nous ont point incommodés... Ma fille a été empoisonnée avec de l'arsenic, Brixen !

– C'est impossible !

– Pourquoi donc ? Est-ce que vous croyez que c'est la première fois que l'on empoisonne autour du trône ?

L'empereur poussa un soupir si désespéré que Brixen commença à être effrayé lui-même en se rappelant tout à coup quelques retentissantes affaires de poison, affaires royales, crimes de princes...

– Qui donc va mourir maintenant ? demanda François d'une voix lugubre. Ah ! voilà où nous en sommes, comte, voilà où en sont les histoires de Riva et les miennes ! Vous ne vous en doutiez pas, n'est-ce pas ? vous qui méprisez les rapports de police... Eh bien ! sachez donc que depuis un mois je ne vis que de police ! Je fais moi-même ma police, chez moi, oui, monsieur... J'ouvre les yeux sur tous ceux qui passent, je tends l'oreille à tous les propos... je soupçonne tout et tout le monde... Je redoute les gens et les choses... Enfin, moi, l'empereur, j'écoute aux portes ! Et ce n'est pas pour moi, monsieur, mais pour les miens, pour ceux qui me restent, que je redoute cette chose menaçante, qui rôde singulièrement dans le palais depuis des années et à laquelle je ne sais point donner un nom, qui ne se manifeste que par l'assassinat, le suicide ou la folie, cette chose que j'ai pu appeler « hasard », que vous appeliez tout à l'heure « épreuve de Dieu » et qui, finalement, pourrait bien n'être que de la politique !

Le ministre se taisait. Dans l'état où se trouvait l'empereur, toute manifestation d'une opinion contraire à la sienne eût été absolument inutile et n'eût fait que l'exaspérer. Ah ! Riva l'avait bien repris avec cette histoire, cette terrible histoire d'arsenic !

À ce moment, une porte s'ouvrit, et un valet en grande livrée noire apporta sur un plateau le petit déjeuner de l'empereur : un œuf à la coque, des toasts et du thé. Il déposa son plateau sur un guéridon auprès du bureau. Ceci fait, il ne s'en alla pas. Il semblait attendre quelque chose.

Brixen adressa à ce domestique un petit coup de tête condescendant. C'était Ismaïl, le valet de chambre de confiance de l'empereur, qui le servait avec un dévouement de chien fidèle depuis près de quinze ans. Turc d'origine, ce mécréant en imposait à tous les chrétiens de la cour par son impassibilité, son mutisme et son mépris de tout ce qui n'était pas l'empereur ou ne touchait pas directement à sa Majesté. Ismaïl, sans répondre au coup de tête du comte, regarda l'empereur. François fit un signe. Alors Ismaïl se versa dans un gobelet d'argent un peu du thé fumant qu'il avait apporté à Sa Majesté et il le but, puis tranquillement il s'en alla.

– Vous avez vu ? fit l'empereur. Je ne boirai ce thé que dans cinq minutes, pour savoir auparavant si Ismaïl n'en est point mort ! Voilà la consigne ! C'est ce valet fidèle qui me l'a imposée ! Car si Ismaïl ignore de quel poison est morte la princesse Marie-Louise, ce n'est pas à lui qu'on a pu cacher qu'elle était morte empoisonnée. Rien ne se consomme à ma table qui ne soit surveillé par Ismaïl, et il goûte à tous les plats de la famille. C'est ridicule, ajouta l'empereur... et c'est sublime. Ce garçon sauvera peut-être quelqu'un de nous, malgré nous, et sans que nous en sachions rien jusqu'au moment où on le ramènera râlant et la poitrine en feu, comme il est arrivé pour ma pauvre Marie-Louise... Ah ! c'est à ce point que je voudrais rester seul ici, comte, seul pour y mourir si la mort n'est pas encore satisfaite... et si elle a besoin d'une dernière victime... C'est à ce point que j'ai supplié l'archiduc Adolphe, malgré les difficultés de l'heure présente, de ne point hâter son retour au Burg... et que je voudrais voir mariées déjà et loin de moi les petites jumelles de Carinthie, qui sont cependant la seule consolation de ma vieillesse. Mais où sont-elles ? reprit soudain l'empereur... Elles devraient être ici ! Je les ai appelées !

Et il sonna... On lui apprit que les princesses Tarda et Regina étaient sorties à cheval... et qu'elles venaient de rentrer.

– Elles sont sorties malgré mon ordre, gronda-t-il.

Il les fit mander près de lui, tout de suite !

– Sortir en ce moment, dans Vienne ! sans escorte... c'est insensé, n'est-ce pas, comte ?

– Les princesses sont très populaires, sire...

– Si populaires soient-elles, elles ont dû rentrer bien vite... ce qui prouve qu'elles n'ont pu aller bien loin.

François poussa encore un soupir. Brixen ne l'avait jamais vu aussi sombre. L'empereur se taisait, semblait maintenant avoir complètement oublié son premier ministre. Enfin il secoua la tête, et se retournant sur Brixen...

– Voyons, Brixen, je vous ai assez parlé de mes affaires, dit-il en relevant son front dur. Où en sont les vôtres ?

– Les miennes, sire ? Je n'ai point d'autres intérêts au monde que ceux de Votre Majesté.

– Enfin, les barricades vont bien ?

– Trop bien, sire ! Voilà où en est la situation. Je vais vous la résumer, s'il plaît à Votre Majesté. On trouve le point de départ de tout le mal parmi ce qu'on est convenu d'appeler, à Vienne, la jeunesse studieuse, sans doute parce qu'elle ne travaille jamais. Il y a dans l'Aula deux ou trois cents jeunes gens, étudiants de toutes races et d'opinions politiques les plus diverses, qu'un seul lien unit formidablement : la haine de ce qui est purement austrasien. Sous prétexte de patriotisme, ils ne rêvent que la destruction de l'empire. Lorsque ces jeunes gens descendirent en armes dans la rue, il y a quelques jours, ils ne furent point suivis de la bourgeoisie, ni même du peuple. Il était facile alors de faire rentrer ces enfants terribles dans l'ordre et de refermer sur eux les portes de l'Aula ; on ne l'a point fait. Le lendemain, par un mystère qui reste encore à éclaircir, la ville commençait tout entière à s'agiter, et mon appartement particulier était envahi, cependant que mille crieurs de fausses nouvelles répandaient partout le bruit que j'étais le seul à m'opposer aux réformes que les délégués fédéraux eussent été déjà reçus à la cour si je n'y avais pas mis opposition. Il n'est question partout dans Vienne que de mes fautes et de mes crimes, dont le plus grand consisterait à avoir toujours promis des réformes que je n'accorde jamais.

– Eh ! Eh ! fit l'empereur.

– Votre Majesté a toujours considéré comme impossible la réalisation immédiate de ces réformes...

– Eh bien ! il ne fallait point les promettre...

– Les ai-je promises ? Non !

– Mais, en principe, vous ne les avez pas repoussées...

– C'est de la politique, sire...

– Vous voyez qu'elle n'est point populaire...

– Parce qu'elle ne plaît pas à M. de Riva, sire ! Voilà où je voulais en venir. C'est M. de Riva qui gâte tout. C'est un brouillon très habile, qui a su mêler cette question des réformes à celle des nationalités, et soulever d'un coup contre moi tous les mécontents.

– Ils sont nombreux ?

– Oui, sire, car M. de Riva y met bon ordre. C'est lui qui inspire l'Aula.

-- Quand ces jeunes gens ont envahi votre appartement, Excellence, reprit l'empereur avec un singulier sourire, ne leur avez-vous point dit à peu près ceci : « Il n'est pas possible, messieurs, que nous ne finissions point par nous entendre, et je suis heureux de recevoir et d'accueillir les réclamations de cette brillante jeunesse, sur laquelle l'empereur, mon auguste maître, est si fier de régner ! »

– Oui, sire, j'ai dit cela en propres termes à leur chef, un garçon de vingt ans, qui paraissait le plus enragé, et qui s'appelle, m'a-t-on rapporté, Rynaldo !

– C'étaient là des paroles bien encourageantes !

– Il fallait les prononcer, sire, pour qu'ils s'en allassent de mon appartement. Ce Rynaldo voulait y mettre le feu...

– À part cette dernière partie du programme, toute cette histoire des étudiants m'eût assez diverti dans un autre moment, répliqua l'empereur.

– Sire ! ne croyez pas à une plaisanterie. Tout ce jeu est dangereux.

– S'il est si dangereux, que cela, comte, pourquoi vous y mêlez-vous ?

– Votre Majesté fait sans doute allusion à mes conférences secrètes avec les délégués fédéraux ? J'espère pouvoir m'expliquer sur ce point avant ce soir, sire...

– Non point, je fais allusion à cette histoire que l'on m'a contée ici du carrefour Pellendorf...

Brixen montra de la tête les rapports de la police :

– Ah ! on vous a conté bien des histoires, sire !

– Mais celle du carrefour Pellendorf est bien la plus drôle. Vous êtes tombé là, paraît-il, dans un gros parti d'étudiants qui ont dételé votre voiture et qui, vous ayant reconnu, vous ont placé sur le siège pour mieux entendre le discours qu'ils réclamaient de vous. Et ce discours, vous le leur avez tenu.

– Il a bien fallu, sire, fit Brixen qui rougissait.

– Vous avez commencé par ces mots : « Des réformes ! il en faut ! L'homme politique qui aurait la pensée d'arrêter le progrès en marche ne mériterait point la mort mais le cabanon ! » Avez-vous dit cela, comte ?

– Oui, je l'ai dit. Je l'ai dit encore à ce Rynaldo, qui jouait alors fort maladroitement avec un pistolet.

– Vous avez dit encore bien d'autres choses... des choses révolutionnaires... étonnamment révolutionnaires.

– Votre Majesté m'excusera et me comprendra... L'aspect révolutionnaire de cette réunion, dit lentement le ministre avec un sourire qui voulait être spirituel, avait fini par me révolutionner moi-même et mis dans ma bouche des paroles provocatrices ! (Et le comte, au souvenir de cette brimade universitaire, de rouge était devenu cramoisi.) Mais que Sa Majesté se rassure ! Aussitôt que ces forcenés m'ont eu relâché, je me suis vite reconquis.

– Tant mieux ! fit l'empereur... Et maintenant ?

– Maintenant... on déterre les arbres du Prater... on dépave les rues... on empêche la circulation sur la voie publique... Je n'ai pu pénétrer ici que par le souterrain de l'église des Augustins... L'insurrection convoque ses troupes dans la capitale... Partout des figures sinistres se montrent... et là apparaissent tout à coup d'étranges silhouettes hideuses de bohémiens... errants de la route et bandits de la rue... Et tout le monde est épouvanté... La terreur règne sur les habitants de chaque maison, et quoique le désir ardent de défendre la cause de l'ordre existe dans tous les cœurs, l'énergie nécessaire semble manquer à tous ! Et voici l'œuvre de Riva ! Sire ! s'il était là... je le lui dirais.

– Je l'attends ! dit l'empereur.

François n'avait pas plutôt prononcé ces mots qu'on entendit un bruit de voix et quelques rires étouffés.

C'étaient les jumelles de Carinthie qui arrivaient justement avec M. de Riva.

II -- POLICE

L'empereur voulut gronder ses petites-nièces à cause de leur imprudence, mais déjà elles le rassuraient et le faisaient taire en l'embrassant, car toute étiquette à cette cour, où l'étiquette se montre la plus tyrannique, avait été, sur l'ordre de Sa Majesté, bannie entre François et ces deux enfants. Les petites princesses avaient le droit de pénétrer chez l'empereur à toute heure, sans se faire annoncer, et elles le traitaient moins en grand-oncle qu'en grand-papa -- un grand-papa débonnaire qui ne savait rien leur refuser.

Sous ces caresses, François sentait ses pensées les plus funèbres se dissiper, son cœur s'amollissait. Au moins celles-là, pensait-il, ne couraient aucun danger. Elles n'avaient point d'ennemis. Et s'il y avait quelque part, dans l'ombre, quelque monstre attaché à la ruine de sa maison, et aidant en cela le Destin, François pensait bien que ce monstre n'aurait point le cœur de s'attaquer à ces deux enfants qui n'avaient encore commis d'autre crime que de naître et de sourire. Régina, Tania ! Debout devant lui, maintenant, elles le regardaient en se tenant par la main. Il aimait à les voir ainsi, si semblables et si unies. Deux et une ! Dans cette union, si parfaite cependant, c'était Régina qui, malgré l'identité des visages, représentait la force et la protection. Etait-ce cette mèche blanche en bataille sur son front de vierge qui lui donnait un air plus décidé, plus combatif ? Peut-être ; mais la voix de Régina aussi était moins douce, moins suave, moins angélique, disait l'empereur, que la voix de Tania. Cette voix avait par instants des accents si graves, si douloureux même qu'elle dénotait une âme, un caractère presque masculins ; et ceci était corroboré par l'amour furieux de Régina pour les sports en général et pour l'équitation en particulier, tandis que Tania se plaisait surtout aux distractions, aux jeux, aux occupations des jeunes filles de son âge, aux petits plats. Tania, dans sa petite cuisine à elle, confectionnait pour l'empereur des tartes dont François se régalait, les larmes aux yeux. Régina passait sa vie à cheval. Comme elles s'adoraient toutes deux, il arrivait souvent que l'une faisait aux goûts de l'autre les plus entières concessions. Et c'est ainsi que ce matin-là, Régina avait entraîné Tania, malgré le geste de l'empereur à la fenêtre, geste qu'elle avait parfaitement compris. Elles avaient franchi les grilles et elles étaient allées, comme elles disaient, visiter les barricades de M. de Riva, où, du reste, elles avaient été reçues avec force respect et salutations. Et puis elles étaient vite revenues, car le temps était très menaçant et le ciel se couvrait au-dessus de Vienne comme d'un vaste voile noir. Maintenant Régina rassurait donc l'empereur :

– Mais nous n'avons couru aucun danger, aucun ! Quand nous sommes entrés ici, nous félicitions M. de Riva sur la belle organisation de ses barricades ! Ah ! sire, il n'en est pas une qui n'arbore comme bannière votre portrait tout enguirlandé de roses !

– Vraiment ! fit l'empereur charmé. Qu'est-ce que vous dites de cela, Excellence ?

– Je dis que M. de Riva est un galant homme ! répliqua Brixen avec un visage de marbre.

– Ce qui signifie que Son Excellence vous accuse d'être l'auteur de tout ce joli gâchis, mon cher Riva ? Qu'en dites-vous ?

– Je dis que c'est la vérité, sire, et qu'il n'y aurait pas eu de barricades sans moi ! Je dis que Son Excellence est vraiment un grand politique puisqu'elle a deviné que c'est moi qui ai fait sortir de l'ombre les ennemis de l'empire pour que l'on voie un peu en pleine lumière le visage qu'ils ont !

– Il n'est point beau ! murmura Brixen.

– N'est-ce pas ? répondit Riva. C'est ce que je disais naguère à Sa Majesté qui ne voulait point me croire. Maintenant, elle est fixée. Ils ont tous des têtes d'assassins !

À ces mots, prononcés avec une rude énergie, tous les yeux se portèrent sur le ministre de la police. M. de Riva était grand, trop grand dans sa longue redingote noire, dont la coupe était fort mauvaise. Aucune élégance chez cet homme qui inspirait à première vue un sentiment de singulière crainte ; son aspect rude, son masque long, son profil en lame de couteau, son teint jaune, ses yeux petits, hostiles et fuyants, tout le rendait du premier coup antipathique. Comme M. de Riva s'était tu, l'empereur fit signe à son grand-maître de la police qu'il pouvait « parler ». Il ajouta :

– J'ai lu vos rapports. J'en ai parlé au comte. Expliquez-vous.

– C'est simple, reprit Riva. Nous nous trouvons de nouveau en face de toute l'ancienne coalition Réginald ! Elle n'est point morte avec lui.

– La coalition Réginald était donc une coalition d'assassins ? demanda Brixen.

À ces mots de Réginald et d'assassins, la princesse Régina avait brusquement quitté la main de Tania et était allée s'asseoir dans le coin le plus obscur de la pièce. La réponse de Riva ne se fit pas attendre.

– Sa Majesté n'ignore pas que j'avais de fortes raisons de croire que ces hommes avaient résolu de faire de la politique active jusque sur les marches du trône. Ils savaient combien la famille impériale était populaire ; cette popularité étant le principal obstacle à leurs projets, il convenait de la détruire. C'est un plan que la mort de leur chef n'a point anéanti. Nous en avons eu les plus tristes preuves...

– Des preuves ? interrogea Brixen.

– Allez ! dit l'empereur. Il est temps que le comte sache que j'ai des ennemis avec lesquels on ne peut plus traiter.

Mais Riva ne parlait toujours point. Il regardait maintenant les jumelles de Carinthie, qui écoutaient cette conversation avec une attention extraordinaire. D'habitude, quand il était question devant elles de politique, elles prenaient le premier prétexte venu pour s'échapper.

– Allez ! mon cher Riva ! Allez ! Mes enfants sauront que vous travaillez pour elles et apprendront ce qu'elles vous doivent.

– Mes agents provocateurs, dont M. le comte croit avoir à se plaindre, reprit Riva d'une voix ferme, ont fait sortir toutes les figures du Caveau. Son Excellence ignore peut-être ce qu'était le Caveau.

-- Tout à fait, fit Brixen.

– Voici... Il y a quelques années, ma police avait si bien traqué les chefs de la conspiration qu'ils durent s'expatrier. Ces ennemis de l'empire s'étaient tous donné rendez-vous à Paris et se voyaient dans un caveau du Palais-Royal, où l'on vend encore aujourd'hui de la bière de Pilsen. Ce caveau était tenu alors par un nommé Paumgartner. Ce Paumgartner, en qui les conjurés avaient la plus entière confiance, était mon homme. C'est par lui que nous avons tout su et c'est par lui que nous avons appris que les conjurés comptaient beaucoup sur certains événements qui ne manqueraient pas de se passer en cour de Vienne.

-- Oh ! oh ! ne put s'empêcher de s'exclamer Brixen, que l'empereur ne quittait point des yeux... Voilà des conjurés bien imprudents... Vous êtes sûr de cet homme ?

– De qui ? De Paumgartner ? Si sûr de lui, Excellence, qu'il n'a jamais rien eu à nous refuser et qu'il m'a donné des gages à moi que je refuserais à Sa Majesté, pour laquelle cependant je suis prêt à donner ma vie...

– Et que vous a-t-il donc donné, monsieur ?

– La vie de son fils !

Et le grand maître de la police ajouta d'une voix sinistre :

– Et ce n'était point sur un champ de bataille !

Quant à l'empereur, il était devenu si pâle que la princesse Tania, redoutant qu'il se trouvât mal, courut à lui... Mais il l'arrêta d'un geste, et c'est par un geste aussi -- car en vérité Sa Majesté semblait soudain avoir perdu l'usage de la parole -- qu'il fit comprendre à Riva qu'il était tout à fait inutile de s'attarder sur ce sujet. Quant au ministre de la police, il ne paraissait point mécontent de l'effet produit, tel un complice qui sait qu'il n'est pas inutile de rappeler de temps à autre à son maître qu'on n'a pas oublié les moments difficiles que l'on a eu à passer ensemble.

Pendant que Riva continuait à mettre Brixen au fait, François était reparti avec ses pensées les plus funestes, pour une sorte de rêve qui devait être bien tragique, à considérer l'expression d'angoisse qui ne faisait que s'accentuer sur son visage. À ce moment, la tempête était sur Vienne et le tonnerre commençait à rouler au-dessus du palais, mais nul dans le cabinet de l'empereur ne semblait la percevoir. On n'entendait que la voix de Riva, qui disait à Brixen :

– Ce Paumgartner, Excellence, vous le connaissez. Il n'habite plus Paris ; il habite Vienne. Il a souvent l'honneur de vous servir. Il tient l'un des premiers établissements de la capitale ; mais fidèle serviteur de l'Empire, il n'a pas oublié qu'il doit sa fortune à un caveau, et dans le secret des dessous de son palais de glace, qui voit défiler aux lumières toutes les élégances viennoises, il a reconstitué, dans l'ombre, l'ancien caveau du Palais-Royal où il reçoit ses meilleurs amis... c'est-à-dire les anciens amis de Réginald ! Ceux-ci n'ont jamais su qui les avait trahis... Oh ! ce caveau est des mieux fréquentés, car si Paumgartner y reçoit les anciens amis de Réginald, savez-vous qui les anciens amis de Réginald y reçoivent, et de la nuit à l'aube, dans le plus grand secret ? Ils y reçoivent MM. les délégués fédéraux eux-mêmes et un jeune homme des plus intéressants, un étudiant d'origine valaque, qui se prétend héritier de Réginald et représente je ne sais quel groupement tzigane, un admirable gamin de vingt ans dont la parole est de flamme et qui paraît mener tout ce beau monde... Vingt fois, j'ai cru avoir l'occasion de l'arrêter hors du caveau qui pour moi est sacré et la source de mes renseignements la plus sûre. Toujours il m'a échappé, et il semble en vérité que quelque sortilège le garde.

– Comment s'appelle-t-il ? demanda Brixen.

– Ceux du caveau l'appellent Rynaldo !

– Rynaldo ! s'écria le comte. C'est bien lui ! Arrêtez-le ! Arrêtez-le, Riva, et vous serez mon ami...

– Ne le suis-je donc pas déjà, Excellence ?

– Oui, oui, mais vous le serez davantage.

À ce nom de Rynaldo, quelqu'un qui eût été à côté de la princesse Régina l'eût certainement vue tressaillir. Mais, comme nous l'avons dit, elle était dans l'ombre, et nul ne s'aperçut de l'émoi de la princesse, pas même sa sœur Tania qui était tout occupée de la scène qui se déroulait devant elle. Riva donnait à Brixen, qui les lui demandait, quelques détails sur Rynaldo.

– L'audace de Rynaldo a toute la folie de la jeunesse, mais son langage est si séduisant, paraît-il, qu'il entraîne facilement derrière lui les plus sages de la bande. Tant est qu'il les a décidés à accomplir l'un de ces projets extrêmes qui conduisent généralement leur auteur à l'échafaud !

– Vraiment ! fit la voix altérée de Régina.

Elle s'avança sur les deux ministres, et cette fois, le plus posément du monde, elle demanda à Riva :

– Et peut-on connaître ce beau projet, M. de Riva ? Riva regarda Brixen. Il laissa tomber ces mots :

– Est-ce bien nécessaire, madame ? Sa Majesté vous le contera certainement en temps et lieu, et M. de Brixen le connaît certainement...

– Que voulez-vous dire, Riva ?

– Je veux dire, Excellence, que le moment est des plus graves, je veux dire que ces gens que je combats sont reçus chez vous, et que vous êtes en pourparlers avec eux, et cela étant, qu'il est fort probable qu'ils ne vous ont peut-être point tout à fait caché leur dessein... Brixen considéra Riva avec une hauteur marquée.

– J'ai vu ces messieurs les délégués l'un après l'autre... sans qu'ils n'en sachent rien ni les uns ni les autres... Ils ne m'ont point caché qu'ils étaient persuadés que l'empereur était le mieux du monde disposé à leur égard et qu'il ne demandait qu'à les entendre. Seulement, comme il se trouvait qu'il ne les entendait point, ils m'ont dit qu'ils ne quitteraient point Vienne, eux, avant d'avoir été entendus... Ils paraissent croire que seul l'entourage de l'empereur oppose une barrière entre Sa Majesté et les députés fédéraux. Ils m'ont dit que si cette barrière ne disparaissait pas, ils se verraient peut-être obligés de la renverser, mais le plus respectueusement du monde, et de telle sorte que Sa Majesté serait la première à les en remercier aussitôt. Votre Majesté n'ignore point que ces hommes sont d'esprit simple et de compréhension fruste. Ils s'imaginent tout uniquement que l'empereur est prisonnier dans son propre palais. C'était là une conception grossière qui pouvait en effet les conduire à quelque extrémité... C'est à cela, n'est-ce pas, que vous avez fait allusion, monsieur de Riva ?

Riva se pinçait les lèvres. Il finit par demander :

– Et cette extrémité à laquelle on les aurait conduits, vous ont-ils dit quelle elle pourrait être ?

– Oui ; s'ils ne voient pas l'empereur de gré, ils m'ont fait comprendre qu'ils le verront de force. Mais nous n'en sommes pas là, rassurez-vous !

– Eh bien, Excellence, mon devoir est de vous renseigner, car telle est la volonté de l'empereur. Et je vais vous dire ce que ces messieurs ne vous ont point dit. Ils ont résolu de pénétrer dans le burg, la nuit, et d'envahir l'appartement de l'empereur. Voilà ce que je sais, moi !

– Oh ! M. le directeur de la police sait mieux que quiconque comment on envahit un appartement...

– Je ne sais point comment fut envahi le vôtre, répliqua Riva sèchement. Mais voici comment les délégués fédéraux doivent pénétrer dans la nuit de demain jusqu'à l'empereur, pendant son sommeil, aidés des amis de Réginald et conduits par Rynaldo...

– Il n'y a donc plus de garde au palais ? fit Tania.

– Il y a le souterrain ! Le souterrain que M. le comte connaît bien et qui fait communiquer le Burg avec l'église des Augustins !

– Eh bien, monsieur, j'espère, fit le comte, que puisque vous avez pu connaître un pareil projet, toutes vos dispositions sont prises pour le faire échouer.

– Toutes mes dispositions, au contraire, sont prises pour le faire réussir, répliqua Riva qui, maintenant, n'osait regarder l'empereur en face. L'émeute grossit d'heure en heure dans Vienne, par mes soins. Le tocsin sonnera bientôt à Saint-Étienne ; les paisibles et honnêtes bourgeois s'enfermeront chez eux. Le parti du désordre est maître de la rue et le flot populaire vient battre jusqu'aux grilles du palais. La journée de demain sera houleuse, la soirée sera lugubre. Il faut en finir. Les chefs de toute cette fermentation se dévoilent. J'assiste, comme si j'y étais déjà, à ces événements historiques. Le souterrain est bientôt aux mains des insurgés. Les délégués fédéraux, les conjurés du caveau sont déjà dans le Burg. Les voilà, les amis de Réginald, les chefs de la conspiration qui depuis dix ans travaillent à la ruine du Saint-Empire ! Une lourde porte les sépare seulement de la chapelle de la cour d'où ils s'élanceront vers les appartements privés... Cette porte s'ouvre... ils touchent à leur but... La porte s'ouvre, messieurs... et l'artillerie de la garde fait son devoir ! Il suffira de deux ou trois canons chargés à mitraille pour faire taire à jamais l'éloquence d'un Rynaldo et calmer le zèle de ses amis !

– C'est mettre l'empire à feu et à sang des Alpes aux Carpathes ! répliqua aussitôt le comte de Brixen. Vous massacrez tous nos amis, monsieur !

– Nos amis ! Depuis quand ces hommes sont-ils nos amis ? demanda l'empereur d'une voix sourde. Et quel jeu jouez-vous, comte de Brixen ?

– Celui de Votre Majesté ! repartit le premier ministre, qui daigna enfin s'animer. Et je le crois meilleur que celui de M. de Riva ! Et puisque M. de Riva vous a si bien dit ce qu'il se propose de faire, je n'hésite plus, sire, à vous rapporter immédiatement ce que j'ai fait, J'aurais voulu ne vous parler de ces choses que dans quelques heures, mais je vois que si je tarde, la police de M. de Riva aura si bien fait que je n'aurais plus rien à vous dire du tout...

L'empereur et Riva échangèrent un rapide coup d'œil. Brixen le saisit. Il parla :

– Tous les délégués nous sont désormais acquis. Vous pouvez les recevoir, sire. Il n'est point de plus fidèles sujets de Votre Majesté. Une bonne parole, et ils retourneront chez eux le plus tranquillement du monde.

– Vous les avez donc tous achetés ? demanda l'empereur.

– Non, mais ils se sont tous trahis ! Fidèles chacun à leur cause particulière, ils ont tous trahi la cause générale. Comment a-t-on pu croire une seconde que durerait pareille collaboration ? Est-ce que le Croate ne hait pas le Magyar ? Et les Serbes, et les Bosniaques, et tous les Slaves, et les Hongrois ? Croyez-vous qu'ils ont oublié les horreurs de la dernière guerre et qu'ils se sont pardonné de part et d'autre les pères assassinés, les enfants brûlés vifs, les vierges violées ? Eh bien, oui, j'ai su ressusciter toutes les vieilles haines devant lesquelles n'a pu tenir leur trop jeune amour. Ils se sont trahis, vous dis-je, car j'ai promis à chacun ce que personne n'aura. N'est-ce pas là toute notre force : leur désunion ? Désunis, ils n'existent plus ! Voilà ce que j'ai fait, sire, pour la prospérité des peuples et pour la sécurité du trône.

Une voix jeune, ardente, éclata aussitôt derrière Brixen.

– Ils ont tous trahi ! En êtes-vous bien sûr, comte, en êtes-vous bien sûr ?

C'était Régina qui parlait ainsi... Ses yeux lançaient des flammes. Brixen ne put supporter l'éclat de ce regard. Il se retourna vers l'empereur. Mais là encore le spectacle que lui offrait ce visage l'épouvanta. François était devenu effrayant à voir. Ses yeux étaient agrandis comme sous le coup de quelque horrible vision, sa bouche était entrouverte comme pour laisser échapper un râle d'agonie... Ses bras se tendirent, ses mains désignèrent quelque chose, là-bas, dans l'ombre, derrière toutes les personnes présentes. Mais chacune de ces personnes, tremblantes maintenant de voir trembler l'empereur, se retourna du même geste, fixant le coin d'ombre désigné par François...

Mais ils ne voyaient rien ! Rien qu'un meuble d'ébène à garniture de marbre blanc... vers lequel s'avançait l'empereur... Arrivé au meuble, il s'arrêta... tâta à plusieurs reprises le dessus du secrétaire d'ébène... n'y trouva rien, et plus lentement encore, il se retourna. Il faisait face à tous. Il se passait les mains sur le visage d'un geste égaré.

– Oh ! mon oncle ! Qu'avez-vous ? suppliait la voix mélodieuse de Tania tout en larmes.

Il ne répondit pas... Il accepta la double tutelle des deux jumelles de Carinthie, sur lesquelles il s'appuya pour regagner son fauteuil. Il avait vieilli de dix ans. En se laissant retomber à sa place, on l'entendit qui murmurait :

– Mon Dieu !

Les ministres effarés se taisaient... Les deux princesses penchées sur lui, lui demandaient s'il ne désirait point quelque cordial. Il ne parut pas les entendre. Tania dit tout bas à Brixen :

– Il y a des moments comme celui-là, depuis la mort de la princesse Marie-Louise, où l'empereur me fait peur...

Sans relever la tête, Sa Majesté dit enfin, d'une voix très douce, très fatiguée, très lointaine :

– Comment ne m'avez-vous pas averti plus tôt d'un si heureux résultat, comte ?

– Nous n'avons fini de nous entendre que ce matin, et j'espérais, avant de parler de ces choses à Votre Majesté, avoir une entrevue avec ce Rynaldo, qui leur fait peur à tous. Mais il est resté introuvable...

– Ce Rynaldo est donc bien important ?

– Il serait le porte-parole de tout le clan des tziganes du Danube, qui est fort remuant.

– Et votre conclusion est que je reçoive ces messieurs ? Brixen s'inclina. L'empereur prit un papier sur sa table et le tendit à Riva.

– Monsieur le ministre de notre police, voulez-vous lire au comte le dernier rapport que vous m'avez fait tenir ?

Le ministre prit le rapport et lut :

« À deux heures, ce matin, à la sortie du caveau Paumgartner, sur les derrières de la Perspectivstrasse, les derniers conjurés se sont séparés. Nous avons suivi deux d'entre eux qui, nous le savions, avaient, dans la nuit même, un rendez-vous mystérieux dont ils avaient entretenu les délégués à mots couverts. Après beaucoup de tours et de détours, ils parvinrent à Donau-Kanal et suivirent la berge. Ils marchèrent sans s'apercevoir qu'ils étaient suivis, tant la nuit était obscure, jusqu'au pont de l'Empereur-Joseph. Là, ils s'arrêtèrent près de l'arche et attendirent. Ils attendirent une demi-heure environ et déjà montraient des signes d'impatience quand une ombre enveloppée d'un long manteau qui lui cachait entièrement le visage descendit un petit escalier qui conduit au canal. Cette ombre vint à eux et s'arrêta à quelques pas des deux conjurés. Elle demanda :

« -- Quelle heure est-il ?

« Les deux hommes répondirent en même temps :

« -- Deux heures et quart ! (Bien qu'il fût près de quatre heures du matin.)

« Là-dessus, les trois hommes se rejoignirent, en prononçant en même temps ces paroles étranges : « À deux heures et quart, comme à toute heure, que Jésus soit dans ton cœur ! » Sur quoi, après un court silence, les deux conjurés dirent :

« -- Nous sommes prêts !

« -- C'est encore trop tôt, répondit l'ombre.

« -- Nous ne pouvons plus attendre, nous avons trop attendu, répliquèrent les deux autres. Il faut agir.

« -- Eh bien, reprit l'ombre, en se rapprochant d'eux, en tout cas, n'agissez pas avant quarante-huit heures et ne pénétrez point dans le Burg avant deux nuits, car je suis venu pour vous dire qu'il se passera la nuit prochaine un événement qui bouleversera la face des choses et qui rendra l'empereur docile comme un enfant.

« -- Quel événement ? ont demandé les deux conjurés.

« -- Je ne puis vous le dire, leur fut-il répondu, mais un événement auprès duquel la mort de la princesse Marie-Louise ne compte pas.

« Il ne fut plus prononcé entre ces trois personnages une seule parole. L'ombre s'éloignait ; j'abandonnai les conjurés et je suivis l'ombre qui, après avoir pris mille précautions, se décida à pénétrer dans le quartier du Burg. Elle arriva ainsi jusque dans la Hofgartengasse. Là elle regarda derrière elle et n'aperçut âme qui vive. Puis elle disparut tout à coup à mes yeux, comme par enchantement. Je courus. Je ne vis plus rien et il me fut impossible de me rendre compte de la façon dont l'ombre avait pu ainsi s'évanouir. »

Riva n'avait plus rien à lire. Brixen était devenu presque aussi pâle que l'empereur. Le ministre de la police dit d'une voix glacée ce seul mot :

– Assassins !

Et la voix de Régina éclata :

– Oui ! Assassins ! Assassins ! Traîtres et assassins, il faut qu'ils meurent ! Monsieur de Riva, nous les mitraillerons ensemble dans le souterrain !

La jeune princesse n'avait plus rien de la douce jeune fille que Riva et Brixen connaissaient. Ils virent avec stupéfaction se dresser en face d'eux une vierge guerrière qui ne demandait que du sang : Tania pleurait. L'empereur se leva, dans une grande lassitude, et dit :

– Messieurs, nous vous ferons connaître à notre heure nos résolutions !

Riva et Brixen s'inclinèrent et sortirent. Brixen paraissait écrasé. Riva levait un front triomphant. L'empereur embrassa Régina et Tania et les pria de le laisser seul. Quand il fut seul, il appuya sur un timbre. Une porte secrète s'ouvrit dans le mur, à côté du meuble d'ébène. Ismaïl parut.

– Fais entrer ! dit l'empereur.

Quelques secondes plus tard, la porte secrète s'ouvrait encore, et un ecclésiastique vêtu de l'uniforme des jésuites pénétrait humblement dans le cabinet de l'empereur. Aussitôt que la porte se fut refermée, l'empereur, hagard, se précipita sur le jésuite, qui, effrayé, recula d'un pas.

– Franz Holtzchener ! s'écria François... J'ai vu la tête de mort !

-- Où ? demanda le jésuite.

– Ici !

Et l'empereur désigna le dessus du meuble d'ébène.

– Il n'y a rien ! C'est sans doute une hallucination de Votre Majesté.

– Une hallucination, Franz Holtzchener ! La princesse de Prague et la comtesse de Brégentz étaient d'esprit lucide quand elles ont eu cette hallucination-là ; et deux heures plus tard, elles étaient folles ! Sais-tu bien, Franz Holtzchener, quelles furent les dernières paroles de l'archiduc Paul avant qu'il ne s'enfermât chez les Franciscains : « Il faut que je vous dise adieu, mon père, car j'ai vu la tête de mort ! » La nuit qui a précédé l'assassinat de Jean II de Styrie, Jean fut réveillé par une sonnerie de pendule et, en ouvrant les yeux, aperçut, perchée sur une haute armoire, une affreuse tête de mort qui lui faisait des grimaces, au clair de lune ! Enfin, la veille du jour où ma pauvre Marie-Louise est morte empoisonnée, c'est moi... moi-même, entends-tu, qui fus réveillé par une sonnerie, comme avait été réveillé Jean II, et comme lui j'aperçus, sur la cheminée de la chambre, cette fois, une tête de mort qui me riait de toutes ses dents ! Hallucination ! Hallucination ! J'ai cru que cette hallucination venait m'avertir de ma fin prochaine ; mais elle était l'annonciatrice de la mort de mon enfant ! Aussi quand, il y a quelques instants à peine, ici, sur ce meuble-là où j'ai la main... la tête de mort...

– La tête de mort a-t-elle sonné ? demanda le Jésuite, qui paraissait aussi calme que l'empereur était bouleversé.

– Si la tête de mort a sonné ? Que veux-tu dire, Franz Holtzchener ? Ma foi, non, je n'ai rien entendu...

– Eh bien ! je répète à Votre Majesté qu'elle a été victime d'une hallucination. La tête de mort ne vient jamais sans sonner.

-- Pourquoi donc ? interrogea François.

– Parce que c'est son devoir de pendule !

– Explique-toi, Franz Holtzchener, car, sur ma parole, je deviens fou !

Franz Holtzchener ne répondit pas tout d'abord ; il sortit de sous son vêtement ecclésiastique un petit paquet enveloppé dans un vieux journal et solidement ficelé ; il le déposa sur le bureau de l'empereur et dit :

– La tête de mort est une pendule !

Puis il se mit en mesure de dépaqueter l'objet. Ce faisant, il expliquait d'une voix tranquille :

– Ni la princesse de Prague, ni la comtesse de Brégentz, ni son Altesse Impériale l'archiduc Paul, ni Jean II de Styrie, ni Votre Majesté, la veille de la mort de la princesse Marie-Louise, n'ont été le jeu d'une illusion. Voici ce qu'ils ont vu et entendu.

Et il mit sous les yeux de Sa Majesté un étrange réveille-matin, C'était une petite horloge dont le cadran d'émail, qui avait la teinte du vieil ivoire, représentait une tête de mort : le mouvement de la mâchoire inférieure contre la mâchoire supérieure frappait le nombre des heures. Ce cadran macabre était encerclé d'une étroite marge où s'étalait cette inscription en caractères gothiques rouges : « À deux heures et quart, comme à toute heure, que Jésus soit dans ton cœur. » Derrière, sur le disque de cuivre, il y avait un chiffre peint au vermillon, le chiffre 6. L'empereur prit cette chose dans ses mains en tremblant.

– Voilà, dit-il, voilà bien ce que j'ai vu tout à l'heure, sur ce meuble.

– Impossible, sire, car cette horloge était dans ma poche... Mais vous eussiez pu en voir une autre, auquel cas elle y serait sans doute encore ; cette horloge n'est pas seule de son espèce... Celle que j'ai là est la sixième, comme le chiffre qu'elle porte l'indique... la sixième qui soit apparue aux membres de la famille impériale, dans les circonstances tragiques que Votre Majesté rappelait tout à l'heure.

– Et à qui celle-ci est-elle apparue ? demanda l'empereur, que l'horloge continuait à intriguer au-delà de toute expression.

– Cette horloge a sonné la mort de Jean II de Styrie.

– Et depuis quand est-elle en ta possession, Franz Holtzchener ?

– Depuis la mort du prince.

– Et tu ne m'en avais rien dit ?

– Je n'avais pas l'honneur, à cette époque, d'approcher Votre Majesté ; après j'ai jugé qu'il était inutile de lui présenter l'horloge elle-même avant que je n'aie encore déchiffré l'énigme...

L'empereur ne quittait point cet affreux cadran des yeux.

– Deux heures et quart, murmurait-il, et en disant ces mots, il tremblait davantage.

– Oui, sire... deux heures et quart...

François, avec une flamme d'espoir dans les yeux, demanda d'une voix hésitante :

– N'est-ce point l'heure de la mort de Réginald... à peu près... à peu près l'heure, Franz Holtzchener ?

– Oui, sire...

– Eh ! Voilà bien ce que je pensais ! Quand on avait cette chose entre les mains, il n'était point difficile d'en deviner l'énigme... Tu y as mis le temps, Franz Holtzchener... Ah ! les amis de Réginald se souviennent de l'heure de sa mort ! Riva a raison ! Tout ceci est atroce ! Les misérables ne poursuivent point seulement un but politique... Assassins ! Assassins !

– Sire, la princesse de Prague a vu, elle aussi, l'horloge tête-de-mort ! Et aussi le petit prince Palatin qu'on a trouvé mort dans son bain. C'est celui qui a vu l'horloge n° 3.

– Eh bien ?

– Eh bien, la princesse de Prague et le petit prince Palatin sont morts avant Réginald...

– Oh ! Tu as raison, Franz Holtzchener... Il faut... il faut... chercher... plus loin... plus haut...

François lâcha la fatale pendule qui roula sur le bureau, et il retomba sur son fauteuil. Il paraissait à bout de forces.

– Où as-tu eu cela ? Comment ?

– À Gratz. Le jour même de la mort de Jean II, on a parlé autour du cadavre du prince de cette apparition de tête de mort et de cette sonnerie mystérieuse de pendule. La répétition de ces étranges phénomènes autour des catastrophes impériales m'avait déjà frappé. J'ai voulu savoir. J'ai vu. J'ai cherché. J'ai trouvé. C'est le valet de chambre du prince qui m'a montré l'objet comme le dernier souvenir qu'il gardait de son maître : « Voyez, me dit-il, on a parlé d'apparition de tête de mort. En voilà une qui sonne l'heure et qui n'a rien de surnaturel. Le prince l'avait sans doute achetée la veille de sa mort. » J'achetai à cet homme son illustre réveille-matin et ce fut le point de départ de mes recherches autour des deux heures et quart.

-- Et... as-tu abouti, Franz Holtzchener ?

– Oui, sire...

L'empereur se souleva à demi, pencha son visage de marbre du côté d'Holtzchener :

– Parle.

Alors, froidement, Franz Holtzchener donna le coup :

– Jacques Ork !

Dans le même moment, l'orage qui menaçait éclata avec une furie infernale ; les cieux furent déchirés et le vieux palais fut secoué jusque dans ses fondations par la foudre. François fut parcouru d'un si épouvantable frisson qu'on eût pu croire que le feu du ciel l'avait frappé en même temps que cette autre voix terrible qui avait prononcé ces deux mots : Jacques Ork ! Le jésuite, devant le déchaînement des éléments, s'était pieusement signé. De grands zigzags aveuglants montaient incessamment et descendaient, tranchants comme des lames de feu et se croisant comme des épées.

Et Franz Holtzchener répéta son signe de croix. L'empereur leva lentement les bras au-dessus de sa tête branlante, dans un geste immense de pitié vers le ciel.

– Dieu l'a voulu ! gémit-il. Que sa volonté soit faite ! Jacques devait trouver des vengeurs ! J'ai assassiné ses enfants ! On a tué les miens ! Mais ayez pitié de ceux qui me restent, ou prenez-moi moi-même, ô mon Dieu !

– Votre Majesté s'accuse injustement ! fit le jésuite.

– Non ! Non ! C'est moi seul le coupable... C'est moi qui ai voulu ! Ils seraient encore tous vivants sans moi !

-- Le crime abominable n'aurait jamais été accompli si Votre Majesté avait su...

– J'ai dit : « Séparez cet homme de sa femme et de ses enfants... » C'était une parole de mort, Holtzchener !

– Votre Majesté n'en savait rien...

– C'est cette parole qui a tout fait ! Sans cette parole, on n'eût rien osé... Sans cette parole, ils vivraient encore ! Oui ! Oui ! Deux heures et quart ! Tu as raison, Franz Holtzchener ! Deux heures et quart ont sonné dans la chambre de la Douleur ! Ah ! je sais ! Je sais ! Ne crois pas que j'avais oublié ! Elle était inscrite au fond de mon cœur, l'heure fatale ! Jacques Ork, que j'ai tant aimé !

– Redoutez donc ses vengeurs, sire ! Ils ont fait une alliance avec les vengeurs de Réginald... Il n'est point de plus terrible haine contre vous ni contre votre maison, tant que celle-ci existera, fit le jésuite.

– Ils frappent avec Dieu, Franz Holtzchener ! Je suis perdu... Ah ! je savais bien... tout au fond de mon cœur, que cette terrible histoire m'apparaîtrait un jour... Jamais, jamais, on ne disait plus une parole devant moi... Mais moi, je ne l'avais pas oubliée ! Mais il faut que je te dise, Franz Holtzchener, qu'avant que tes lèvres eussent remué, j'entendais déjà dans ta bouche ces deux mots qu'il est défendu de prononcer dans l'empire, de par mes ordres, parce qu'ils évoquent trop de spectres ! Jacques Ork ! Je savais que tu allais me dire cela ! Car l'assassin n'oublie pas son crime... et depuis quinze ans, je vis comme un criminel nourrissant ses remords !

Et François, ayant dit cela, parut définitivement s'effondrer... Le jésuite regardait cet empereur avec pitié.

– Sire, osa-t-il, c'est un cas de conscience qui relève du confesseur de Votre Majesté. Comment le père capucin ne lui a-t-il point rendu la paix du cœur ?

François secoua la tête.

– Le père capucin est terrible, finit-il par répondre, sans lever la tête. Jacques était marié selon les lois de l'Église et j'ai bien commis un crime en incitant les hommes à le séparer de sa femme et de ses enfants !

– Un archiduc qui peut être appelé à gravir un jour les degrés du trône a d'autres devoirs que ceux des simples mortels, répliqua la voix froide et incisive de Franz Holtzchener. Sire, le révérend père Rossi, de l'Ordre, sollicite depuis longtemps l'honneur de devenir le confesseur de Votre Majesté...

François tressaillit. Ce n'était point la première fois que la Société de Jésus tentait de pénétrer officiellement jusqu'à la conscience de l'empereur et de rentrer en grâce auprès de la cour. Il évita de répondre.

– Pourquoi as-tu voulu savoir ce qui s'était passé dans la chambre de la Douleur, puisque « c'était défendu » ? Ni juge, ni procureur, ni personne au monde n'a eu le droit que tu as pris, de savoir... Cette chose devait être pour ceux qui m'aiment comme si elle n'avait pas existé... Et je l'avais laissé fermée, la porte de la chambre de la Douleur, croyant y enfermer la douleur elle-même !

– Sire, les bavards ne m'intéressaient point... mais les bouches closes ! Je les ai ouvertes, sire ! et de force... Il s'agissait de votre salut... du salut de l'empire.

– Qu'as-tu encore fait ? demanda François.

– Sire, pour le salut de son âme, j'ai fait un peu jeûner, au fond d'un de nos couvents, un marchand de jouets de Fribourg qui était venu à Vienne bien imprudemment.

– Ah ! tu t'es adressé au Paumgartner de Fribourg, soupira François. Et a-t-il parlé ?

-- Sire, il avait le poisson à discrétion... c'est le poisson qui l'a fait parler !

– Comment cela ?

– La morue donne soif, sire... et dans sa cellule, s'il avait toute la morue qu'il voulait, il n'avait pas une goutte d'eau... Alors il lui a bien fallu parler pour en demander...

– Et vous lui en avez donné ?

– Oui, sire, quand il eut bien parlé. Mais le malheur pour lui est qu'il ne m'a point dit grand-chose en dehors de l'histoire de son neveu, qu'il avait livré, d'entente avec le père, aux combinaisons du duc de Bramberg. Peut-être ne sait-il rien de plus sur ce qui s'est passé dans la chambre de la Douleur ; peut-être eût-il l'héroïsme prudent de faire celui qui ne savait rien de plus... Il n'avait plus besoin d'eau, ne voulant pas toucher à la morue. Il ne voulait plus toucher à rien. Comme il était à prévoir, il arriva que ce régime influa malencontreusement sur les organes de la respiration ; si bien que cet homme, qui paraissait cependant d'une bonne constitution, respirait si difficilement qu'il fallut bientôt lui faire des pointes de feu.

– Et après ? interrogea François, qui n'osait pas regarder le jésuite.

– Il n'y a pas d'après, sire ! Entre sa morue et ses pointes de feu, M. Paumgartner, de Fribourg, était mort !

– Le malheureux !

– Le bandit ! Ah ! sire ! savez-vous bien qu'aujourd'hui il n'importe guère de savoir s'il y a un Paumgartner de plus ou de moins au monde ? Ce qu'il faut que nous sachions, c'est si Jacques Ork est mort ou vivant !

– Tais-toi ! Tais-toi !

– S'il était vivant !

– Si tu sais où il est, Franz Holtzchener, dis-le moi ! J'irai me jeter à ses genoux !

– Sire, j'oserai dire à Votre Majesté qu'il vaudrait mieux pour tout le monde ici que Sa Majesté interrogeât une fois, une seule, sérieusement, Mgr le duc de Bramberg ou le roi Léopold-Ferdinand... car le pire, en cette affaire, est de rester dans l'ignorance de ce qui s'est passé exactement dans la chambre de la Douleur.

L'empereur répondit sans regarder Franz Holtzchener :

– Une nuit, une nuit que le cauchemar m'avait réveillé... je me suis levé et je suis allé les interroger... Ils ne savaient rien. Ils ont lancé, contre Jacques et l'honneur de Jacques, Victor Paumgartner... et puis... comme Victor Paumgartner n'est plus revenu lui dire ce qui s'est passé... ils n'ont jamais rien su...

– Ah ! reprit François, qui donc me dira jamais où est Jacques Ork ?

– Je ne sais point où il est... mais nous le chercherons ! répondit avec feu Franz Holtzchener, et nous le trouverons ! Et nous l'atteindrons ! Ce qu'il y a de terrible, sire... c'est que mort ou vivant il est sûrement chez vous, quand on y meurt ! Appelez-le tout haut. Peut-être vous entendra-t-il ?

François se leva, et regardant fixement le jésuite :

– Tu crois donc que l'on va encore mourir chez moi ? Réponds ! Mais réponds donc !

– Sire, il y a des choses que je ne puis dire, parce qu'elles ne m'appartiennent pas !

-- À qui donc sont-elles ?

– À l'Ordre !

– Eh bien ?

– Eh bien, si Votre Majesté me disait qu'elle était prête à recevoir ce soir-même, car le temps presse, notre révérend père, cela me rassurerait sur les suites de ce que je pourrais avoir à dire à Votre Majesté.

– C'est bien ! Je recevrai le Père la nuit prochaine ! Mais que personne ne le voie et qu'il ne vienne pas chez moi avant deux heures du matin... Et maintenant parle !

– Sire, pour ne pas être reconnu, le père Rossi sera peut-être obligé de prendre un déguisement ; comment devra-t-il joindre Votre Majesté ?

– Partout où je serai, il n'aura qu'à dire un mot à ceux qui l'interrogeront : service !

Une joie intime, et triomphante, brilla une seconde dans le regard détourné de Franz Holtzchener et puis s'éteignit bientôt. Il parla :

– Vous avez lu le rapport de M. de Riva, sire : « Un événement auprès duquel celui de la mort de la princesse Marie-Louise ne compte pas !

L'empereur sursauta :

– Comment sais-tu cela, toi ?

– C'est moi qui ai rédigé ce rapport, parce que c'est moi qui ai entendu ces paroles !

– Tu es donc de la police officielle ?

– Oui, je suis de toutes les polices sans qu'elles s'en doutent... pour le meilleur service de Sa Majesté...

– Alors... c'est toi qui as accompagné l'ombre jusque sous les murs du palais ?

– C'est moi !

– C'est toi qui l'as vue disparaître dans la Hofgartengasse ?

– Non, sire... dans l'Augustinerstrasse.

– Mais le rapport dit...

– Le rapport dit ce que j'ai voulu lui faire dire... Il est inutile que l'on sache que l'on peut entrer dans le Burg par d'autres portes que celles que l'on connaît déjà.

– L'ombre est entrée au palais ? Par la porte secrète ?

– Oui, sire.

– Oh ! Et toi, tu ne l'as pas reconnue ? Tu n'as pas deviné ? Tu n'as pas une idée ? Un soupçon ?

– Je n'ai vu qu'un manteau noir...

– Mais enfin qu'as-tu fait ?

– J'ai pénétré derrière l'ombre dans le palais, je me suis rué sur les traces de l'ombre...

– Alors ?

– Alors je me suis heurté à la vieille gouvernante des princesses de Carinthie...

– À Orsova ?

– Oui, sire... Elle s'enfuyait épouvantée... Elle venait de voir apparaître dans le couloir qui mène aux appartements de Votre Majesté... la Dame blanche !

-- Encore la Dame blanche ! Si j'avais été à ta place, à la place de Franz Holtzchener, qui ne craint pas les fantômes... j'aurais couru après ce fantôme-là ! fit François en branlant la tête.

– C'est ce que j'ai fait, sire... La Dame blanche glisse trop souvent la nuit dans les couloirs du palais... depuis quelque temps... La princesse Tania l'a vue... Sa Majesté l'impératrice l'a vue également, il y a trois nuits, en sortant de son oratoire... Et son Altesse Karl de Bramberg, pas plus tard qu'hier, a couru après elle, l'épée nue... sans pouvoir l'atteindre. Sire, j'ai fait comme Son Altesse de Bramberg : j'ai couru derrière elle... J'avais le revolver au poing... et j'étais prêt à tirer si j'apercevais la robe blanche... Mais Orsova, en se jetant dans mes jambes, m'avait retardé, et je n'ai plus trouvé la trace de rien !

L'empereur eut un geste désespéré. Il marcha quelques instants en silence, s'arrêta encore à la fenêtre, souleva le rideau et se retourna. Mais aussitôt il poussa un cri d'horreur :

– La voyez-vous cette fois ?

En effet, l'horloge tête de mort était revenue sur le petit meuble d'ébène. Franz Holtzchener poussa un cri qui répondit à celui de François et tous deux se précipitèrent sur le meuble. Mais ils s'arrêtèrent soudain, haletants, car la bouche de la tête de mort venait de s'entrouvrir et sonnait douze coups avec ses dents ! Il était exactement à ce moment deux heures et quart. Franz Holtzchener, qui était devenu livide, dit lentement :

– Douze coups pour les douze plaies de Marguerite Millier.

Et quand la pendule se fut tue, et eut refermé sa bouche funèbre, il s'en empara.

– Vous voyez ! râla François... Vous voyez bien que ce n'était pas une illusion...

Franz Holtzchener tournait et retournait l'objet dans ses mains et le comparait à la pendule qui se trouvait encore sur le bureau de l'empereur.

– Elle est exactement pareille à celle que j'ai apportée, dit-il, sauf qu'elle porte le numéro 8 ! Si l'on retrouvait la tête de mort qui est apparue à Sa Majesté avant le décès de la princesse Marie-Louise, on y verrait inscrit le numéro 7 !

François était hagard.

– Qui donc a apporté celle-là ? Par où ? Comment ? Par quel mystère a-t-elle pu venir ici ? S'en aller ? Disparaître ? Revenir ? On ne peut entrer dans ce cabinet sans que je m'en aperçoive !

– Les ombres entrent partout, sire, même quand les portes sont closes... s'il existe une porte secrète qu'elles puissent ouvrir...

– La porte secrète !

Et prestement François courut à la porte qui s'ouvrait si mystérieusement dans le mur, à côté du meuble d'ébène.

– En dehors de Votre Majesté, qui donc a la clef de cette porte, sire ? questionna le jésuite, qui reprenait peu à peu tout son sang-froid.

– Ismaïl, seul !

– Si Votre Majesté voulait bien le sonner...

François sonna Ismaïl. Mais personne ne vint. Holtzchener montra la porte, et dit :

– Allons !

L'empereur comprit. Ils pénétrèrent dans des petites pièces qui étaient connues de bien peu de personnes à la cour ; elles étaient basses et étroites, et semblaient comme creusées dans l'épaisseur des murailles. Une veilleuse brûlait dans chaque pièce. Ils traversèrent ainsi trois salles oblongues et arrivèrent à un escalier. Là un gémissement les arrêta. Ils se penchèrent. Un corps était étendu sur les premières marches.

– Ismaïl ! s'écria l'empereur.

C'était en effet Ismaïl qui gisait là, râlant, une corde autour du cou, les bras et les jambes liés, une poire d'angoisse dans la bouche. Franz Holtzchener avait déjà pris le corps dans ses bras et le tirait à lui, quand l'empereur tourna la tête à un bruit de pas précipités qui se faisait entendre dans les pièces qu'ils venaient de traverser. C'étaient Léopold-Ferdinand et Karl de Bramberg qui accouraient, ayant trouvé la porte secrète du cabinet de l'empereur ouverte. Ils redoutaient quelque malheur. Jamais encore ils n'avaient pénétré dans ces chambres retirées, dont ils n'ignoraient cependant point l'existence. L'empereur était si ému qu'il ne leur fit aucune remontrance. Il leur montra le corps d'Ismaïl, et donna l'ordre qu'on le lui apportât immédiatement dans son cabinet, dont il prit le chemin. Léopold-Ferdinand et Karl aidèrent le jésuite à délier Ismaïl, à le libérer de la corde dont le nœud coulant l'avait quasi étranglé, et ils lui arrachèrent de la bouche la poire d'angoisse. Le malheureux semblait ne plus respirer ; sa tête pendait inerte sur sa poitrine, et ses yeux ne s'ouvraient pas. Il était évanoui.

– Fermez toutes les portes ! ordonna l'empereur.

On fit respirer des sels au fidèle serviteur de Sa Majesté. Et bientôt l'homme, qui paraissait avoir été fort brutalisé, mais qui ne portait aucune trace de blessure, revint à lui. Aussitôt qu'il eut ouvert les yeux, il aperçut l'empereur et retrouva immédiatement la force de tomber à ses genoux. François voulut le relever, mais effrayé, hagard, presque délirant, il se traîna sur le parquet en prononçant des paroles inintelligibles... Enfin il put se faire entendre :

– Sire ! Partez ! Fuyez ! Ce palais est maudit ! Léopold-Ferdinand le redressa de force, lui intimant brutalement l'ordre de s'expliquer. Alors l'autre soupira :

– La Dame blanche...

-- Quoi ? La Dame Blanche ? interrogea la voix gutturale de Karl le Rouge... C'est la Dame blanche qui t'a mis dans cet état ?

Ismaïl fit signe que c'était bien elle.

– ... C'est la Dame blanche qui t'a ficelé, ligoté, qui t'a jeté au cou un nœud coulant, qui t'a mis une poire d'angoisse dans la bouche ? Cette dame a le poignet bien solide, Ismaïl...

Mais l'empereur ordonna aux princes de se taire. Il échangea un rapide regard avec le jésuite et dit :

– Laissez parler Ismaïl... Que faisais-tu dans les appartements secrets, Ismaïl ? Où étais-tu ?

– Derrière la porte secrète, sire !

– Et que faisais-tu derrière la porte secrète ?

– J'écoutais, sire !

Les deux princes ne purent retenir un geste devant un aveu aussi cynique. Mais là encore l'empereur les calma.

– Pourquoi écoutais-tu, Ismaïl ? Ismaïl montra le jésuite.

– Je n'ai confiance en personne de ceux qui approchent Sa Majesté !

Et, tirant un poignard de sous ses vêtements, il l'exhiba d'une main encore tremblante :

– Partout où se trouve Sa Majesté, le jour ou la nuit, Ismaïl écoute aux portes, une main sur son poignard, prêt à mourir pour Sa Majesté.

– Et tu as vu la Dame blanche ?

– M'étant retourné, je l'ai aperçue derrière moi, debout comme un grand fantôme, et aussitôt, sans que j'aie pu faire un geste, j'étais abattu, râlant, étouffant. Elle m'a traîné comme un colis, à travers la pièce...

Franz Holtzchener considérait attentivement Ismaïl, dont le visage reflétait une épouvante croissante au fur et à mesure qu'il évoquait son extraordinaire aventure. Ismaïl était brave et dévoué. Un tel effroi n'était point naturel.

– Est-ce qu'Ismaïl a vu la figure de la Dame blanche ? demanda soudain le jésuite.

À cette question, le domestique retomba à genoux, se traîna encore aux pieds de l'empereur. Mais celui-ci :

– Réponds ! Réponds, Ismaïl ! As-tu vu la figure de la Dame blanche ?

– Fuyez, sire ! Fuyez ! répétait le malheureux serviteur dans un véritable accès de délire.

– Répondras-tu ? insista durement François.

Mais l'autre, étendant les bras, regardant les princes, regardant le jésuite, secouait la tête, faisant comprendre qu'il ne parlerait point, en si grande compagnie.

– Parle ! je l'ordonne...

– Devant eux ? râla Ismaïl.

– Devant eux !

Ismaïl, tremblant comme une feuille, se releva :

– Eh bien, oui, sire ! J'ai vu sa figure...

– Et... tu... tu la connais ?

Ismaïl dit, d'une voix si basse qu'on la percevait à peine :

– Je l'ai reconnue, car j'ai vu son portrait dans la grande galerie.

Nouveau regard de Franz Holtzchener à l'empereur. François, lentement, ordonna :

– Quelle qu'elle soit, Ismaïl, il faut la nommer ! Alors Ismaïl laissa tomber ces mots :

– Sire, Jacques Ork est vivant !

III -- « MONSIEUR SANS NOM »

Léopold-Ferdinand et Karl de Bramberg étaient devenus livides. Instinctivement, ils avaient porté la main à la poignée de leur sabre. L'empereur leur dit, d'une voix blanche :

– Gardez-vous ! Gardez-nous ! Faites tripler la garde du palais... mettez des soldats partout... faites occuper militairement les couloirs ! Et que l'on veille en armes au seuil de toutes les chambres du Burg ! Entendez bien ce que vous dit cet homme : Jacques Ork est vivant ! Il est partout autour de nous ! Il est ici ! Immobile et prêt à frapper ! Allez, messieurs ! et veillez !

Le roi de Carinthie et Karl le Rouge sortirent du cabinet de l'empereur, sans dire un mot. François les regarda s'éloigner, et quand la portière fut retombée sur eux :

– Tu peux parler devant Franz Holtzchener, dit l'empereur à Ismaïl. Qu'est-ce que t'a dit la Dame blanche ?

– Rien ! Elle m'a montré son visage et elle a disparu ! Et je me suis évanoui...

– Et tu as reconnu et tu as vu Jacques Ork ?

– Comme je vous vois, sire !

– Et pourquoi Jacques Ork te fait-il trembler ? Sans doute parce que tu écoutes aux portes...

– Non, sire... parce que... parce que...

– Parce que ?

– Parce que Sa Majesté rêve quelquefois la nuit !

L'empereur reçut le coup en face... Il y eut un silence tragique. François avait courbé la tête. Il dit enfin :

– Ismaïl, est-ce pour moi que tu trembles ?

– Non, sire... pas encore !

-- Pour qui donc ?

L'homme montra les deux petites horloges tête-de-mort sur le bureau :

– Pour le numéro 8 !

Franz Holtzchener prononça d'une voix sourde :

– Ismaïl a raison !

Et il cita la phrase de son rapport :

– « Un événement auprès duquel la mort de la princesse Marie-Louise ne compte pas, et qui fera l'empereur faible comme un enfant. »

Ismaïl visiblement tressaillit.

– Oh ! Votre Majesté ! laissez-moi partir ! Laissez-moi veiller auprès de lui !

-- Nul ne sait où il est aujourd'hui ! répondit François avec un frisson, car il vit que son fidèle serviteur l'avait compris et qu'il partageait la même secrète terreur. Sur mon ordre... il ne couche point deux nuits de suite au même endroit...

– Sire, la baronne Aquila est partie, il y a quelques heures, pour Mayerling !

L'empereur eut un haut le corps et s'écria :

– Va ! Cours, Ismaïl ! Et dis lui qu'il parte... loin ! loin ! Avec elle, s'il le veut ! Tout ce qu'il voudra ! Tout ce qu'il voudra ! Loin ! Bien loin ! avec elle... s'il le faut ! Mais qu'il parte !

Ismaïl s'était relevé et avait déjà gagné la porte secrète qu'il se disposait à refermer avec soin.

– Laisse ! ordonna François. Le serviteur obéit et disparut.

– Ah ! gémit François, qui se laissa aller devant le jésuite à un désespoir immense... Toutes les portes de chez moi, qu'on les laisse bien ouvertes ! Qu'il vienne ! Qu'il vienne à moi... Que je le voie ! Que je lui parle ! Ah ! le voir, le jour... l'entendre, le jour ! lui qui vient si souvent me parler la nuit !

Quelques minutes après la sortie d'Ismaïl du cabinet de l'empereur, un homme qui avait la taille de ce fidèle serviteur et sa démarche, mais qui n'avait pas tout à fait sa figure, car Ismaïl avait le visage entièrement rasé et cet homme portait une barbe fort opulente, sortait de la Hofburg par un étroit souterrain qui donnait sur l'Augustinerstrasse et que fermait une lourde grille. À ce moment -- il pouvait être quatre heures de l'après-midi -- l'Augustinerstrasse est généralement assez fréquentée ; mais dans l'instant où notre homme s'y glissait, on n'y voyait que des patrouilles. Et il fallut plusieurs fois que le mystérieux passant prononçât le mot de passe pour sortir sans encombre du quartier.

Il parvint ainsi jusqu'au Donau-Kanal, qu'il traversa près de la Rudolf-Kausern ; après quoi il se trouva dans un quartier qui paraissait abandonné aux passions populaires... Là, aucune troupe, aucun agent... Par la Rembrantstrasse, il atteignit les abords de l'Augarten en coudoyant les figures les plus étranges, les groupes les plus suspects. Tous les vices, toutes les ignominies s'étaient donné là rendez-vous entre l'Augarten et le Prater, et une barricade s'élevait au milieu même de cette voie magnifique qui les relie tous deux à la Kaiser Josephstrasse... Cette barricade avait été élevée le matin même par les étudiants et les bourgeois, mais bourgeois et étudiants s'étaient enfuis devant leurs auxiliaires inattendus. Ainsi, le Prater était mis au pillage ; une cinquantaine de brutes, qui semblaient obéir à un mot d'ordre et que rien ne venait déranger dans leur lugubre besogne, avaient arraché les planches des petites boutiques qui bordaient certaines allées, déraciné des arbres, jeté le tout à travers la chaussée, après quoi, ils avaient versé sur ce bûcher du pétrole et y avaient mis le feu. Une fumée sinistre s'élevait au-dessus des plus hautes maisons en menaçants tourbillons.

Ce triste spectacle ne semblait point fait pour émouvoir notre homme qui lui tourna rapidement le dos, remontant vers des quartiers plus tranquilles et plus déserts... L'homme arriva ainsi dans un coin fort retiré au long des bords mêmes du Danube. Il se trouvait maintenant dans la Kaiser-Wasserstrasse, la rue de l'Eau de l'Empereur.

Non loin du rivage se dressaient, l'un en face de l'autre, deux immeubles tout neufs qui détonnaient singulièrement dans le paysage. Le plus vaste de ces immeubles, dont les locaux importants paraissaient occupés par deux entreprises bien différentes, s'ouvrait sur la rue par deux voûtes. Au-dessus de l'une de ces voûtes, on lisait les mots allemands qui signifient en français : « Laines et matelas. » Et au premier étage s'étalait cette enseigne : « À la Petite Matelassière ». La maison devait cependant s'occuper de quelques autres commerces, car on apercevait à travers les vitres les objets les plus disparates, des caisses, des ballots, des fûts, et jusqu'à des mobiliers complets de styles fort divers... Au-dessus de l'autre voûte on avait inscrit ces deux mots : « International Home ».

L'homme pénétra dans l'ombre de celle qui annonçait le commerce de laines et matelas. Il se rendit ainsi tout droit dans la cour, mais quand il sortit de l'ombre de la voûte, il avait arboré une énorme paire de lunettes noires qui achevaient de le rendre tout à fait méconnaissable, et il acheva de se dissimuler le visage sous un pan de son manteau. C'est dans cet accoutrement et avec cette attitude qu'il traversa la cour toute pleine de ballots, sur lesquels on lisait les noms les plus étranges et les plus étrangers. Tout cela venait des quatre coins de l'empire. Au milieu de ces ballots, quelques types appartenant aux nationalités les plus diverses...

Ayant traversé la cour, il enfila rapidement un escalier qui le conduisit à un premier étage. Là, il frappa d'une certaine façon à une porte qui s'ouvrit. Un homme en bras de chemise et en tablier vert lui ouvrit, et s'effaça devant lui, refermant la porte après son passage. Le visiteur entra dans une vaste pièce où d'autres individus, tous en bras de chemise et en tablier vert, ainsi qu'il convient à d'honnêtes ouvriers tapissiers, travaillaient, armés de petites pinces et de petits marteaux, autour d'une douzaine de fauteuils.

– Je viens chercher la correspondance ! dit le visiteur à une espèce de contremaître.

– On la dépouille, répondit le contremaître...

Et il montra les fauteuils. La pièce était hermétiquement close et le jour y arrivait fort tamisé à travers des vitres dépolies. Le visiteur assista à la besogne.

– Faites vite, dit-il, je suis pressé.

Et il s'assit, remontant encore son manteau jusqu'à ses yeux, de telle sorte qu'on ne voyait absolument plus de son visage que les deux ronds noirs de ses lunettes. Les ouvriers usèrent avec adresse de pinces et de marteaux, si bien qu'en quelques instants les fauteuils se trouvèrent à peu près dénudés, ceux-ci de leur étoffe, ceux-là de leur tapisserie ; enfin certains avaient été entièrement vidés de leur crin... Et de chaque meuble, on avait tiré quelque paquet, boîte, rouleau de papier, ou lettre. Sur tous ces objets, il n'y avait qu'une adresse ou plutôt qu'un nom : Monsieur Baptiste.

L'homme prit le tout qu'il enferma dans un sac de serge verte qu'il avait apporté avec lui ; il salua sans ôter son chapeau et sortit de cette pièce. Arrivé sur le palier, il gravit encore un étage et pénétra de la même façon dans un vaste laboratoire dont les larges vitres ne craignaient aucune indiscrétion, car elles ouvraient sur le ciel. En entrant, il dit :

– Fiume !

L'un des trois garçons de laboratoire qui se trouvaient là s'en fut à une sorte de panier à bouteilles qu'il apporta auprès d'une table sur laquelle il y avait autant de verres qu'il y a de lettres à l'alphabet. Il versa le contenu des bouteilles, dont aucune n'était pleine, dans quelques-uns de ces verres et déposa ceux-ci suivant certaines règles qu'Ismaïl semblait connaître. Les différents niveaux des liquides dans les verres devaient correspondre à des lettres, car l'un des garçons du laboratoire lut couramment et à haute voix :

– Pas encore !

-- Parbleu ! gronda l'homme. Puis il prononça :

– Sarajevo.

On apporta un autre panier à bouteilles et l'opération recommença. Cette fois, le garçon du laboratoire lut :

– Nous sommes prêts ! Et l'homme murmura :

– Oui, oui... ils sont tous prêts, ceux-là...

Un quart d'heure plus tard, notre homme se retrouvait sous la voûte. Un cardeur de laine, les bras nus, l'y avait accompagné.

– Alors, la patronne n'est pas là ? demanda Ismaïl.

– Il y a quelques jours que nous ne l'avons vue.

– Au revoir, Bender !

– Au revoir, monsieur Sans-Nom.

Le crépuscule tombait. Le « monsieur sans nom » se perdit dans l'ombre. Quand il eut constaté que la rue était déserte, il revint sur ses pas et pénétra sous la seconde voûte, celle au-dessus de laquelle on lisait les mots : « International home ». Il entra alors dans une vaste pièce triste et nue où quelques demoiselles de tous les âges attendaient fort sagement, assises sur des chaises de paille, qu'on voulût bien les appeler dans un petit bureau où se trouvait à l'ordinaire soit Mme la directrice, soit son secrétaire, une vieille demoiselle de mine assez rébarbative qui répondait au nom de Milly. Quand Milly aperçut l'homme, elle lui fit un signe et celui-ci vint à elle.

– Miss est là ? demanda-t-il.

– Elle vous attend, répliqua Milly.

Et elle ouvrit la porte. Il entra. Miss était là, derrière son pupitre. C'était une pauvre petite demoiselle, à cheveux rouges et à lunettes, une Anglaise dénuée de toute grâce. Mais sa voix ne manquait ni de charme ni de douceur. Elle avait, parmi les institutrices et gouvernantes qu'elle s'était donné la mission de placer dans les honnêtes familles viennoises, une véritable réputation de bonté, les suivant pas à pas dans la vie pour les aider et les réconforter. On ne lui connaissait qu'un défaut : une curiosité excessive qui dépassait quelquefois les bornes de l'indiscrétion.

Quand l'homme pénétra dans le bureau, Miss (on ne la connaissait que sous cette appellation ou sous son titre de directrice) parlait à une dame qui se tenait devant elle dans une attitude de remerciement et de gratitude.

– C'est une noble tâche, mademoiselle Lefébure, que celle à laquelle je vous destine... et je vous donne là une place de confiance qui demande une parfaite honnêteté, un grand cœur et beaucoup de dévouement. Aussi vous ai-je choisie tout de suite pour être la véritable compagne, et même l'amie de cette pauvre demoiselle. C'est vous qui dirigerez tout dans ce modeste ménage ; et pendant l'absence du frère, vous serez la consolation de la sœur qui est privée du plus grand bien que le Seigneur ait accordé à ses malheureuses créatures : la lumière !

Miss s'étant soulevée à demi sur ces mots, Mlle Lefébure comprit que l'audience était terminée. Elle remercia la directrice en quelques mots chaleureux, et s'étant inclinée, quitta le bureau. Aussitôt l'homme, qui avait conservé son attitude de prudence et de mystère, et qui se dissimulait toujours sous son manteau et sous son chapeau qu'il avait gardé sur sa tête, dit :

– Est-ce que vous avez ce que nous vous avons demandé ?

– C'est toujours une Française, qu'il veut ?

– Oui, une étrangère... une personne très sérieuse, mais encore jeune à cause de l'enfant, une jeune fille qui ignorerait tout de Vienne et qui serait susceptible de ne vivre entièrement que pour l'enfant. Si elle renonçait à sortir, à parler à quiconque hors de la maison, on la payerait ce qu'elle voudrait.

– J'ai trouvé ce qu'il vous faut. La personne consent à tout cela pour deux cents francs par mois. Elle ira à l'Annagasse ce soir-même. C'est une petite Française très gentille, qui a les meilleures références et tous ses brevets. Elle parle un français très parisien, ayant été élevée dans un couvent de Montmartre.

– Est-elle bavarde ? interrogea l'homme.

– Comme une pie ! répondit Miss.

– Au revoir, Miss, et merci !

– Adieu, monsieur Sans-Nom !

L'homme sortit de la seconde voûte aussi prudemment qu'il avait quitté la première.

Dans l'immeuble d'en face, la vitrine d'un pharmacien s'illuminait déjà des feux roses et bleus de deux globes énormes. M. Sans-Nom traversa la rue et regarda à travers les vitres de la boutique. Il aperçut alors, assise sur une chaise, une jeune personne qui se tenait fort sagement, tandis qu'en face d'elle un long grand corps dégingandé, disloqué, s'arrondissait comme cercle, se détendait comme arc, et bondissait comme balle.

– Encore lui ! s'exclama M. Sans-Nom. Et ici ! Tant pis pour lui ! Sur quoi, s'étant rendu encore plus impénétrable, si possible, aux regards, et ne présentant plus que l'aspect d'un manteau sous un chapeau, l'homme appuya hardiment sur le bec de cane et pénétra dans le magasin. À cette apparition, la jeune personne s'était levée, toute émue, et le long corps dégingandé avait interrompu ses exercices.

– Ne craignez rien, mademoiselle Berthe ! déclara avec emphase le long corps, monsieur est un ami de M. Malaga. On l'attend. N'êtes-vous point monsieur « Sans-Nom » ?

L'homme, debout sur le seuil, fit signe que oui.

– Eh bien, monsieur « Sans-Nom », j'ai ordre, en attendant que M. Malaga, mon digne et noble maître, soit de retour, de vous conduire au laboratoire.

Et Petit-Jeannot -- car c'était lui, en chair et en os, surtout en os -- ouvrit une porte au fond du magasin.

– Je suis pressé, déclara le manteau.

– M. Malaga sera ici avant dix minutes.

– Il y a longtemps que vous êtes à son service ?

– Depuis avant-hier, pour vous servir...

Sur quoi, Petit-Jeannot, ayant conduit le visiteur dans le laboratoire, tout au fond d'une courette, revint dans la boutique où attendait Mlle Berthe, et tout en continuant la conversation interrompue avec la jeune fille, il se reprit à courir à travers la boutique, à s'élancer sur les murs et à frôler les meubles avec des gestes rapides.

Petit-Jeannot attrapait des mouches. Et il expliquait à Mlle Berthe, qui « n'en revenait pas », que c'était là désormais son gagne-pain. Mais Mlle Berthe l'interrompit :

– Vous ne m'avez toujours point dit ce que vous avez fait de vos deux marmots.

– C'est ma sœur qui me les a redemandés, répondit vaguement Petit-Jeannot.

– Votre sœur ? Mais ne m'avez-vous pas dit qu'elle était morte en couches ?

– C'est pourtant vrai ! répliqua Petit-Jeannot sans se démonter... Mais il ne s'agit pas de cette sœur-là ! mais d'une autre sœur... de la sœur de ma sœur !

– Mais c'est votre sœur tout de même ?

– Évidemment !

Pauvre Jeannot ! Depuis qu'il avait vu Mlle Berthe pour la dernière fois, dans l'auberge du Val-d'Enfer, il lui était survenu bien des misères. D'abord il avait fait un voyage des plus fatigants sous un train omnibus qui l'avait débarqué à Vienne si étourdi qu'en mettant le pied sur le quai de la gare, il s'y était pris si maladroitement qu'il se l'était foulé ; à la suite de quoi il avait été obligé de garder le lit pendant trois semaines dans l'infirmerie d'une prison, où il avait été enfermé pour contravention à la police des chemins de fer. Aussitôt guéri, il s'était échappé nuitamment de la prison par le truchement d'un tuyau de gaz.

Pendant qu'il était en captivité, Petit-Jeannot n'avait pas cessé un instant de songer à Mlle Berthe ; et pour le lui prouver, d'un geste brusque, il entrouvrit sa chemise sur sa poitrine -- qu'il montra ainsi à nu et sur laquelle on pouvait lire en belles lettres à l'encre de Chine, lettres qui dessinaient un cœur : « À Mademoiselle Berthe pour la vie ! »

Mlle Berthe, à ce spectacle inattendu, s'était levée en poussant un cri, un cri d'horreur plutôt que de surprise ; mais Petit-Jeannot ayant refermé sa chemise, la jeune fille se rassit, rougissante.

Petit-Jeannot n'avait pas attendu sa sortie de prison pour faire parvenir à Mlle Berthe tous les certificats dont elle allait avoir besoin, et qui étaient sortis de son réticule pour entrer dans la poche du jeune homme, par un mystère qui restait encore à élucider. C'était grâce du reste à cet inexplicable événement qu'ils devaient tous les deux de trouver encore quelque charme à l'existence. Les certificats avaient été portés par un sien ami, nommé M. Magnus, lequel était resté en liberté, à leur adresse, au Home de la rue de l'Eau-de-l'Empereur, et comme un bienfait n'est jamais perdu, c'est dans cette rue même que M. Magnus, qui était, ma foi, fort dépourvu, avait rencontré un Rynaldo, qui habitait la maison même du pharmacien. M. Rynaldo se disait vétérinaire, et il avait engagé M. Magnus pour garder ses chevaux. Il avait, paraît-il, des chevaux magnifiques.

– Il possède, en particulier, m'a dit M. Magnus, une bête qui dépasse tout ce qui se peut imaginer et qui s'appelle Darius. Le malheur est que Darius est un peu souffrant en ce moment. Il aurait attrapé un tour de rein !

Bref, c'était justement pour soigner Darius que M. Rynaldo avait pris M. Magnus à son service, un gentil garçon que Mlle Berthe apprendrait à connaître un jour.

Quant à lui, Petit-Jeannot, qui, aussitôt sorti de prison, était accouru à la Kaiserwasserstrasse dans l'espoir d'y rencontrer Mlle Berthe, il n'avait point quitté cette rue depuis qu'il avait eu le bonheur d'y mettre les pieds car il avait aperçu une seconde, à travers la vitre de l'établissement d'en face : « Laines et matelas », un profil lui rappelant étrangement celui d'une personne qui lui avait causé déjà bien du malheur, profil qu'il avait tout à fait perdu de vue depuis quelques semaines et qu'il avait le plus grand intérêt à retrouver le plus tôt possible. Aussi s'était-il installé en face de la voûte « Laines et matelas » et l'avait-il gardée nuit et jour ; mais de même qu'il n'avait pas vu entrer cette silhouette apparue un instant à travers une vitre, il ne l'avait pas vue ressortir, et cependant, il s'était rendu compte qu'il n'y avait d'autre issue à l'établissement.

Mlle Berthe crut devoir demander à Petit-Jeannot si ce profil, qui semblait tant lui tenir à cœur, n'était point celui d'une femme, et le jeune homme ayant répondu : « Oui, d'une jeune femme », l'institutrice crut devoir prendre une petite moue de contrariété qui n'échappa point à son amoureux. Ce premier accès de jalousie n'était point pour déplaire à Jeannot qui s'empressa de rassurer la charmante enfant, en lui affirmant que dans cette mystérieuse histoire il n'y avait point d'amour, mais purement et simplement de la politique. On juge si Mlle Berthe en fut impressionnée. Petit-Jeannot grandit encore à ses yeux.

Pour en revenir à l'histoire de Petit-Jeannot, le jeune homme était donc resté en sentinelle dans la rue, et sa misère était des plus grandes (sans la charité de M. Magnus, il serait certainement mort de faim), quand il fut rencontré par le pharmacien de ce quartier désert, M. Malaga. Quand M. Malaga avait trouvé Petit-Jeannot, celui-ci était en train d'attraper des mouches. M. Malaga l'avait dès lors considéré avec une extrême attention. Se voyant observé, Petit-Jeannot s'était appliqué à ne pas manquer une seule mouche. Il en attrapa comme cela cinq, six, sept. Et l'autre le suivait toujours pas à pas, admirant sa souplesse et sa dextérité. Enfin il lui demanda en allemand :

– Qu'est-ce que vous faites-là ?

– Vous voyez, monsieur, répondit Petit-Jeannot en français, que j'attrape des mouches.

– Et tes mouches, tu ne les rates jamais ?

– Jamais !

– Es-tu libre en ce moment ? avait demandé M. Malaga...

Le jeune homme attesta le ciel qu'il n'avait jamais été aussi libre.

– C'est bien. Je suis le pharmacien d'en face. Je te prends à mon service. Tu es le garçon que je cherche.

– Pourquoi faire ? demanda Jeannot.

– Pour attraper des mouches. Je suis en train, daigna expliquer M. Malaga, de lancer un admirable papier à mouches. Je puis faire fortune avec mon papier à mouches. Seulement, pour obtenir ce résultat, il faut qu'en entrant dans ma boutique, chaque client s'écrie : « C'est extraordinaire ! il n'y a pas une seule mouche ici ! » Tu feras donc la chasse aux mouches (quand il n'y aura personne dans la boutique, bien entendu). Aussitôt que tu en verras une, tu l'attraperas et tu l'iras coller sur mon papier à mouches. Plus il y en aura sur le papier à mouches, plus le client sera étonné. Entre deux mouches, tu me serviras de garçon de laboratoire. As-tu compris ?

Si Petit-Jeannot avait compris ! Il remercia le ciel à part lui de lui accorder une place aussi intéressante, d'où il pouvait apercevoir la vitre d'en face derrière laquelle il continuerait de guetter la silhouette disparue. Enfin, pendant la chasse aux mouches chez M. Malaga, il lui était loisible de surveiller également la voûte du Home où il espérait bien voir passer quelque jour celle à qui il avait voué un amour immortel ! Et voilà que le jour où nous le retrouvons, le ciel avait comblé ses vœux. Mlle Berthe était venue ! Il l'avait revue, il l'avait fait entrer.

À ce moment, la porte du fond de la boutique qui conduisait au laboratoire s'ouvrit, et l'homme au manteau se montra.

– Si ton maître n'est pas ici dans cinq minutes, je vais être obligé de partir... Tu ne sais pas où il est ?

– Ma foi, non, monsieur Sans-Nom... Je sais seulement qu'il est allé acheter de l'alcool et du camphre dont nous manquons au magasin... Mais il ne tardera pas...

M. Sans-Nom bougonna des paroles inintelligibles et reprit le chemin du laboratoire ; mais en se retirant, il heurta son chapeau à la porte, et le chapeau tomba.

– Oh ! se dit aussitôt Jeannot en apercevant cette tête découverte... j'ai vu ce front-là quelque part !

Mais l'autre avait déjà remis son chapeau.

– Où donc ai-je vu ce front-là se répétait, pensif, Petit-Jeannot.

– Vous usez de beaucoup d'alcool et de camphre dans cette pharmacie ? demanda Mlle Berthe pour montrer qu'elle s'intéressait au « commerce » de son amoureux.

– Oh ! oui ! beaucoup pour faire de l'alcool camphré.

– Vous avez donc beaucoup de clients ?

– Ici ? Il ne vient jamais personne.

– Alors, à qui donc M. Malaga vend-il son alcool camphré ?

– Il ne le vend pas, mademoiselle Berthe, il le boit.

Et Petit-Jeannot se répéta encore, le doigt sur la tempe, geste de la réflexion profonde :

– Où donc ai-je vu ce front-là ?

Mlle Berthe était étonnée. Un pharmacien qui buvait son alcool camphré ! Petit-Jeannot daigna lui expliquer :

– Les trois quarts du temps, M. Malaga est saoul comme un polonais !

– Un pharmacien qui s'enivre, proclama Mlle Berthe, est bien dangereux.

– C'est mon avis, obtempéra le jeune homme. Aussi je crois agir sagement en ne lui empruntant qu'un peu de sa pâte de jujube qui est saine et naturelle. Dieu, que je suis bête ! J'ai certainement vu cet homme en France !

– Quel homme ?

– L'homme au manteau... celui que mon maître m'a dit s'appeler « M. Sans-Nom ».

– Et qu'est-ce qui vous fait croire que vous l'avez vu en France ?

– Deux raisons. La première est qu'il parle français. La seconde est qu'il m'a tout de suite parlé français, à moi. Il m'avait donc reconnu, et il savait que j'étais Français !

À ce moment la porte de la boutique sonna, et M. Malaga entra. Tout de suite les jeunes gens s'aperçurent qu'il était déjà un peu « éméché ». Il avait les bras tout embarrassés de flacons qu'il serrait amoureusement sur sa poitrine.

Il adressa un signe amical à Petit-Jeannot qui lui disait que le visiteur attendu se trouvait dans le laboratoire, et il disparut par la porte du fond de la boutique.

– Votre pharmacien me fait peur ! déclara Mlle Berthe. Je n'aime point ses yeux blancs, ni son teint jaune, ni son long cou nu décharné.

Soudain la porte du fond de la boutique se rouvrit et M. Malaga réapparut. Il tenait dans sa main tendue une boîte ronde sur laquelle était collée une étiquette annonçant de la pâte de jujube. Petit-Jeannot rougit de plaisir, car il adorait cette pâte-là et il n'avait pas été sans remarquer que depuis son entrée dans la pharmacie, le petit stock de cette pâte avait considérablement diminué.

M. Malaga avait redisparu. Petit-Jeannot tendit la boîte à Mlle Berthe et les deux jeunes gens s'apprêtaient déjà à y puiser, quand tout à coup le nouvel apprenti pharmacien poussa une exclamation à laquelle Mlle Berthe ne comprit rien. Et oubliant sa gourmandise et même sa boîte, il prit congé de la demoiselle, bien cavalièrement pour un amoureux. Petit-Jeannot était si changé, en une seconde, si bouleversé, que Mlle Berthe, stupéfaite, s'en alla par une porte, cependant que Jeannot disparaissait par l'autre.

– Le « mécréant » ! se répétait-il, dans une émotion extraordinaire... C'est le « mécréant » ! Ah ! je le reconnais maintenant... L'« espèce de mécréant » qui est venu chez M. Baptiste et qui en est sorti un soir en jurant qu'il nous ferait perdre, coûte que coûte, la trace de la Reine du Sabbat ! Qu'est-il venu faire ici ?

Petit-Jeannot courut jusqu'au laboratoire où les deux hommes s'étaient enfermés. Ce laboratoire, qui n'était ni plus ni moins qu'une baraque, était clos par une porte de bois mince, à travers laquelle on pouvait tout entendre. Et comme le trou de la serrure se trouvait libre, le jeune homme put contenter son anxieuse curiosité par les yeux autant que par les oreilles. M. Malaga et M. Sans-Nom étaient l'un en face de l'autre (M. Sans-Nom toujours précautionneusement enveloppé de son manteau et le visage couvert) et ils s'entretenaient en allemand. Si mal que Petit-Jeannot connût cette langue, il savait cependant assez d'expressions courantes pour qu'avec l'aide des gestes qui étaient échangés, il comprit à peu près tout le sens de ce qui se disait.

C'est ainsi qu'il ne fut pas long à deviner que les deux hommes parlaient de lui, que M. Sans-Nom paraissait fort contrarié de l'avoir rencontré là, qu'il demandait des explications sur sa présence dans la pharmacie, et qu'il faisait entendre à l'autre qu'il était urgent de se débarrasser de Petit-Jeannot par tous les moyens. L'autre le tranquillisait en lui parlant de la pâte de jujube, et avec un si singulier et si sinistre sourire que Petit-Jeannot, les cheveux dressés d'horreur, saisit parfaitement que cet excellent M. Malaga avait la plus grande confiance dans sa pâte de jujube pour le débarrasser dudit Petit-Jeannot. Bref, il n'y avait point à douter qu'on le voulût empoisonner. Ah ! Petit-Jeannot l'avait échappé belle ! Et sa chère Mlle Berthe aussi ! La sueur lui en coulait à grosses gouttes du visage. Mais quels étaient donc ces hommes pour qui la vie et la mort des autres paraissaient de si peu d'importance ?

Sur ses genoux tremblants, l'œil toujours collé au trou de la serrure, Jeannot continuait d'assister à la scène. M. Malaga était monté sur un escabeau et venait de prendre sur une planche un tout petit bocal qu'il descendit. Il l'ouvrit et en tira un flacon minuscule, pas plus gros qu'une bille d'enfant. Il remit cette bille de verre à M. Sans-Nom.

– Avec cela, lui dit-il, vous avez pour votre affaire tout ce qu'il vous faut !

L'homme fit disparaître la bille dans une petite boîte qu'il cacha sous son manteau.

– Incolore... inodore ! Que désirez-vous de plus ?

– Rien ! fit l'homme.

– Insoluble dans l'eau... soluble dans l'alcool ! Ne l'oubliez pas !

– Je n'oublie jamais rien ! Mais êtes-vous sûr qu'il y en aura assez ?

– Oh ! répondit M. Malaga, vous ne tenez pas à ce qu'ils en meurent ?

– Ma foi non, répliqua l'autre, et si la chose arrivait, j'en aurais bien de la peine.

– Soyez tranquille, ils n'en mourront point.

– Mais je voudrais tout de même que cela produisit son petit effet...

M. Malaga eut un geste qui donnait confiance.

– Il y a là, dit-il, de quoi rendre enragés tous les lanciers de la Rudolf Kasern. C'est moins dangereux que l'arsenic, ça ne laisse point de trace et ça fait toujours plaisir !

Décidément Petit-Jeannot en avait assez entendu... Il ne comprenait point tous les mots, mais chaque mot qui se prononçait là lui apparaissait comme l'annonce et le programme de quelque abominable machination. Il parvint à se relever en chancelant, regagna la boutique, sortit par la rue du magasin de M. Malaga, en se jurant de n'y plus jamais remettre les pieds. Sitôt dans la rue, il entra par la première porte dans le corridor de l'immeuble, et retrouvant ses jambes, se prit à gravir l'escalier avec une rapidité folle. Arrivé au troisième étage, il s'arrêta, frappa à une porte qui s'ouvrit aussitôt, et se penchant alors vers quelque chose d'obscur qui grouillait entre les pieds, il dit, haletant :

– Monsieur Magnus... l'homme... le « mécréant »...

–... Celui dont tu disais qu'il n'avait point l'air catholique ? prononça la petite chose grouillante obscure...

– C'est cela... c'est cela même... lui ! C'est bien lui ! il est là ! Ici même, dans cette maison !

Le nain n'eut qu'un mot :

– Courons !

Il referma hâtivement la porte, et maintenant Petit-Jeannot et le nain dégringolaient l'escalier... Ils furent bientôt dans la rue. Mais Petit-Jeannot rejeta d'un geste brusque M. Magnus dans le coin de la porte. Il venait d'apercevoir M. Sans-Nom qui quittait la boutique du pharmacien. Ils lui laissèrent prendre de l'avance.

– Suivons ! commanda le nain.

IV -- LA BARONNE D'AQUILA

– Eh ! Schlick !

C'était M. Sans-Nom qui venait de héler un fiacre qui stationnait au coin de la Wallensteinstrasse. Évidemment il en connaissait le cocher, puisqu'il l'appelait par son nom. Du reste, Schlick était bien connu à Vienne. C'était un cocher siffleur de premier ordre -- de premier ordre comme siffleur -- et on n'avait garde d'en choisir d'autre quand on avait la bonne fortune de tomber sur ce joyeux automédon. Il vous conduisait toujours aux bons endroits, c'est-à-dire à ceux où l'on s'amuse. La « haute noce », qui réunit à Vienne les princes et les filles, le traitait moins en domestique qu'en ami. Le fiacre de Schlick n'était naturellement point un fiacre ordinaire. C'était un de ces chars exceptionnels que l'on payait fort cher, qui s'appellent « confortable » à Vienne, et qui répondent aux voitures de louage de Paris.

Schlick, un haut fort gras, à la figure bien enluminée, s'avança vers l'homme si singulièrement enveloppé dans son manteau, qui l'appelait. On était en temps de troubles publics. Schlick, prudent, se méfiait.

– Qui êtes-vous ? interrogea-t-il, vous qui connaissez mon nom ?

– Que t'importe... Il est deux heures et quart !

Schlick monta, sans plus demander d'explication, sur son siège, et l'homme sauta dans la voiture. Confortablement installé sur les coussins, M. Sans-Nom avait déjà pris le tuyau acoustique.

– Chez la baronne d'Aquila, ordonna-t-il.

Le « confortable » partit comme une flèche... Petit-Jeannot était déjà suspendu aux ressorts et M. Magnus, suivant sa vieille habitude, faisait la cinquième roue. Schlick arriva ainsi sans encombre au coin de la Praterstrasse et de Circusgasse. Là, il s'arrêta devant un immeuble tout neuf, à l'architecture criarde. M. Sans-Nom descendit, ordonna à Schlick de l'attendre, et sans sonner à la porte cochère, entra par une petite porte bâtarde dont il avait la clef.

La maison était, dans le moment, quasi abandonnée. La famille d'Aquila était encore à Trieste. Seule la baronne était restée à Vienne avec une dame de compagnie et une femme de chambre. M. Sans-Nom gravissait rapidement un petit escalier de service qui conduisait à l'appartement de la baronne. Pendant qu'il montait cet escalier de service, Petit-Jeannot et M. Magnus gravissaient, eux, l'escalier d'honneur.

Par où étaient-ils entrés ? Mystère, gymnastique, désarticulation et soupirail !

– C'est au second, fit M. Magnus à voix basse.

Il y avait de la lumière à la dernière fenêtre au coin de la rue. Ils s'arrêtèrent au second et écoutèrent. Aucun bruit. Toutes les portes, sur le palier, étaient fermées à clef ou au verrou. M. Magnus s'arrachait les cheveux.

– Je donnerais ce que j'ai de plus précieux au monde ma troisième main, disait-il, pour savoir qui est cet homme : c'est pour nous une question de vie ou de mort...

Tout à coup, M. Magnus parut avoir une idée, rebondit sur ses trois mains et redescendit l'escalier, en roue. Petit-Jeannot ouvrit les grands ciseaux de ses jambes et suivit. Ils descendirent ainsi jusque dans les sous-sols d'où ils étaient montés, et s'en furent dans la cuisine, par le soupirail de laquelle ils avaient pénétré dans la maison. Ce soupirail donnait sur Circusgasse, tandis que Schlick et son fiacre étaient arrêtés devant la grande porte, à Praterstrasse. Nul ne les avait vus accomplir leur besogne de cambriole.

– Le monte-plats ! s'écria M. Magnus.

Et carrément il s'y installa, pria Jeannot de le hisser jusqu'au moment où lui, M. Magnus, imprimerait une secousse à la corde, ordonnant l'arrêt. Petit-Jeannot hissa. À chaque étage, M. Magnus donnait un petit coup de poing dans les petites portes qui s'ouvraient et laissaient apercevoir alors les lieux traversés et bien faiblement éclairés par la lueur du dehors. Mais au second étage, le boudoir recevait une lumière assez vive de la chambre à côté. M. Magnus ordonna l'arrêt. Il descendit tranquillement de son monte-charge, et rampa comme un crabe jusque sur le seuil de la chambre. Là, deux personnes causaient.

La baronne d'Aquila était étendue sur un canapé. Cette femme était une jeune fille. Elle n'avait que dix-huit ans, mais elle était belle comme à vingt-cinq, tant sa beauté avait d'éclat. Elle était grande, svelte, avait des chairs superbes, une gorge provocante, un teint de roses, de magnifiques cheveux blonds, et ses splendides yeux noirs, tantôt voluptueux, tantôt durs, donnaient à toute cette splendeur quelque chose d'étrangement séduisant.

La baronne d'Aquila appartenait à une famille qui était reçue dans le monde le plus élégant de Vienne. La jeune fille avait été très courtisée. Elle avait refusé tous les partis. Elle était ambitieuse. Et elle était devenue la maîtresse de l'archiduc Adolphe, parce que c'était le seul moyen dont elle disposait pour devenir sa femme : Impératrice ! Elle avait rêvé cela ! L'archiduc lui avait dit :

– Je t'asseoirai à mes côtés sur mon trône !

Elle l'avait cru et elle s'était donnée. Cependant l'archiduc était marié. Mais il y avait le divorce, et il y avait le pape. Comment avait-elle connu l'archiduc ? Un jour qu'elle se promenait à cheval à Schœnbrunn, elle avait trouvé sur son chemin une vieille bohémienne nommée Giska. La sorcière lui avait prédit qu'elle serait reine, si elle prenait sur l'heure le chemin qui conduisait au palais.

Elle s'en fut au palais de Schœnbrunn et il arriva qu'au moment même où elle se trouva devant la grille, l'archiduc Adolphe, à cheval lui aussi, en sortait. Elle salua. Il répondit à son salut. Et comme elle restait en face de la grille refermée, l'archiduc frappé de sa grande beauté, lui demanda ce qu'elle pouvait désirer. Elle répondit qu'elle venait à Schœnbrunn chercher un roi.

– Pourquoi faire ? demanda le prince.

– Pour me marier !

Et elle narra sa rencontre avec Giska, la paysanne de la Forêt-Noire. Le prince et la jeune fille se prirent à rire de compagnie. La connaissance était faite. Depuis, un singulier hasard, servi merveilleusement par le domestique particulier de l'empereur, Ismaïl, en qui l'archiduc Adolphe avait toute confiance, avait souvent réuni l'archiduc et la petite baronne. Ils s'étaient aimés, d'abord en secret, et puis Vienne avait tout su. Un instant la haute société avait songé à fermer ses portes aux Aquila. Mais la jeune fille n'avait pas craint de montrer, au bout de son aventure, le trône. Alors, après réflexion, au lieu de fermer les portes, on ferma les yeux. Mais à la cour ç'avait été encore une tragédie.

En face de la baronne d'Aquila, toujours étendue sur le canapé, un homme se tenait debout. Cet homme avait cessé de se dissimuler. M. Magnus tressaillit. Il reconnut le « mécréant ». C'était bien cet homme qui connaissait le secret de la reine du Sabbat, alors que lui, M. Magnus, l'ignorait encore. C'était lui, cet être mystérieux qui s'était donné la mission de se mettre à la traverse de cette autre mission que M. Magnus et Petit-Jeannot avaient dû si solennellement accepter. C'était elle, cette ombre fuyante qu'il avait poursuivie à travers l'Europe et qu'il avait fini par perdre dans le moment qu'il retrouvait la piste du « Dieu doré » au cœur même de la Forêt-Noire ! Et puis, tout avait encore disparu : « Mécréant », « Dieu doré » ! Mais au plus profond de ces ténèbres, un mot avait fixé la réalité : Vienne ! Une conversation surprise à Fribourg entre le « mécréant » et un fabricant d'émaux de fantaisie pour horlogerie avait appris à M. Magnus que la capitale de l'Austrasie devait être, pour la Reine du Sabbat et pour le « mécréant » lui même, le but et le terme de ce fantastique voyage.

Nous savons ce qu'il était advenu de nos deux bohémiens, depuis qu'ils étaient à Vienne. Ayant perdu la Reine du Sabbat, ils étaient obligés de se cacher. M. Magnus n'aurait eu garde de se montrer dans les cirques du Prater, car il redoutait par-dessus tout quelque message du vieil Omar, lui demandant ce qu'il avait fait de sa reine Stella.

Mais enfin, il avait en face de lui le « mécréant » ! Et il l'entendait ! Car M. Magnus parlait l'allemand. Et voici ce que le « mécréant » disait :

– C'est fini, madame... Il n'y a plus aucun espoir !

– Explique-toi bien, Ismaïl. Je suis prête à tout, répétait la baronne, devenue plus blanche que les draps de son lit.

– Le message de l'archiduc au pape n'était qu'une comédie. Son Altesse savait bien que Sa Sainteté ne jugerait point bon d'intervenir dans le sens qu'on lui demandait. La réponse du pape, quant au divorce, est arrivée il y a plus de huit jours à Vienne, et elle a été transmise à l'empereur par l'ancien prieur des capucins, son confesseur, sans autre forme. Sa Majesté est entrée dans une grande colère en apprenant l'affaire et Elle a fait venir le prince héritier.

– Je sais, interrompit la jeune femme d'une voix qu'elle essayait, d'affermir... Je sais qu'il y a eu une scène terrible : le prince, mandé par son père, a été introduit solennellement dans le cabinet impérial. Là se trouvaient réunis autour de l'empereur le cardinal-archevêque de Vienne, le président du conseil des ministres, le ministre des affaires étrangères. Sur le bureau de Sa Majesté s'étalait la lettre d'Adolphe au pape. L'empereur a fait connaître sa volonté : il a dit qu'il aimerait mieux voir son fils mort qu'une aventurière héritière du trône d'Austrasie.

« L'archiduc a répondu à son père avec peu de respect. La colère, de part et d'autre, était terrible. L'entrevue a duré une grande heure... Adolphe en est sorti pâle, les traits ravagés, les mains tremblantes. Un quart d'heure plus tard, on a trouvé le malheureux profondément évanoui dans son cabinet de travail. Les choses ne se sont-elles point passées ainsi ?

– Exactement, à part l'évanouissement, et je reconnais bien là, madame, l'excellence et la promptitude des renseignements du révérend père Rossi, qui vous veut un grand bien. Mais il y a un petit détail, cependant, qu'ils n'ont point connu, et que vous ignorez encore. Permettez-moi de combler cette lacune... Son Altesse, madame, en rentrant dans ses appartements, ne s'est point évanouie. Elle y a reçu presque aussitôt Sa Majesté qu'elle a remerciée de la débarrasser d'une aventure aussi funeste que celle qui pouvait conduire une d'Aquila au trône d'Austrasie...

À ces paroles, la baronne s'était dressée, d'un seul mouvement, et son visage, tout à l'heure pâle et défait, présentait maintenant un aspect terrible. Ses yeux foudroyaient Ismaïl, qui ne baissa point les siens. Elle lui fit signe de continuer, car il lui était impossible de prononcer une parole.

– Le prince supplia Sa Majesté, après avoir tant fait pour lui, de faire davantage encore, en lui ordonnant de quitter instantanément les terres d'empire et en lui accordant une mission officielle qui, sur un vaisseau de l'État, le mettrait à l'abri de toute tentative de rapprochement avec la baronne d'Aquila... Cet ordre, le voilà ! Je suis chargé de le porter ce soir même à Son Altesse...

Et Ismaïl tendit un pli aux armes de l'empereur. La baronne, d'une main affreusement tremblante, le prit et le décacheta. Elle lut : « Pars ! pars tout de suite -- François. »

Elle arracha la lettre. Enfin elle eut la force de dire ces mots, les dents serrées, les lèvres exsangues :

– Et la scène ? la grande scène dans le cabinet de l'empereur ?

– Comédie ! répliqua froidement Ismaïl. Comédie arrangée à votre intention, entre Sa Majesté et Son Altesse.

– Et si tu te trompais, malheureux ! Ismaïl ! Ismaïl ! prends ; garde ! Si tu te trompais !

L'homme s'avança vers la baronne, et lui dit :

– Madame, j'ai entendu Son Altesse dire à Sa Majesté : « Il y a longtemps que j'en ai assez de l'Aquila ! »

La jeune femme alla à une table de toilette, avec des gestes d'automate, y prit un flacon de sels qu'elle respira. Un instant elle resta si immobile, si droite, sans un frisson, qu'on eût dit un marbre, une froide statue. Et puis quand elle se retourna, quand elle revint à Ismaïl, elle stupéfia celui-ci de son calme suprême, de son attitude formidablement tranquille et naturelle.

– Pourquoi le trahis-tu ? lui demanda-t-elle. !

– Parce qu'il vous trahit ! répondit-il.

– Tu m'aimes donc ?

– Jusqu'à sa mort.

Elle jeta un regard étrange à ce domestique, regard de maîtresse à esclave, sous lequel celui-ci frissonna.

– Et où vas-tu retrouver Son Altesse ? interrogea-t-elle.

– À Mayerling. Il y a eu chasse aujourd'hui. Il y a fête intime ce soir. Le prince de C... en est. Son Altesse fête son départ. On a fait venir des filles de la Kriau.

– Ismaïl, une voiture... vite !

– Schlick est en bas !

– Parfait ! dit-elle.

Et elle sonna sa femme de chambre...

V -- MAYERLING

Le nain Magnus avait déjà regagné, à reculons, la cage du monte-plats. Il en avait lui-même fait jouer le déclic, et retenant la corde, qui le descendait, il régla fort précautionneusement la descente de la petite machine. Ainsi arriva-t-il dans la cuisine en faisant si peu de bruit que Petit-Jeannot, qui n'avait pas quitté le sous-sol, ne l'entendit même point.

Petit-Jeannot avait découvert dans un buffet un « en-cas » tout préparé dans une vaisselle plate, qui n'avait pas manqué d'attirer son attention, et comme les terribles émotions qu'il venait de traverser lui avaient enlevé tout appétit, il se contenta de ranger tranquillement le plat d'argent sous sa jaquette. Il en boutonnait le dernier bouton, quand M. Magnus lui sauta dans les jambes.

– Oust ! fit le nain. Trottons-nous ! Il n'est que temps !

Et grimpant comme un gigantesque insecte tout au long des jambes et du corps de Jeannot, il atteignit le soupirail par le chemin duquel les deux compères se retrouvèrent bientôt dans la rue. M. Magnus courut au coin de l'immeuble. Schlick était toujours là. !

– Ne t'occupe point de ce cocher, ni de personne au monde d'autre que du « mécréant », dit le nain à Jeannot. Nous le tenons. Ne le perds pas ! Tu vas voir sans doute se passer des choses terribles. Tu me les raconteras.

– Mais vous ? Où allez-vous ? demanda Jeannot assez inquiet.

– T'en occupe pas, répondit M. Magnus.

Et se jetant sur ses trois pattes de devant il tourna, dressa ses pieds, se lança et disparut au coin de Karl-Théâtre. Petit-Jeannot n'eut que le temps de se retourner. Sur le trottoir, le « mécréant » parlait bas à Schlick ; puis il s'éloigna hâtivement. Jeannot se glissa derrière lui. Il le vit faire quelques détours. Enfin il rencontra un fiacre et le héla. Jeannot l'entendit dire au cocher ce mot :

– Sudbahnohf !

Il y avait assez loin de l'endroit où l'on se trouvait à la gare du Sud. Jeannot, gêné par son plat d'argent, s'empressa de prendre sa place préférée sur les ressorts arrière de la voiture. En passant devant la Wienerhaupstrasse, l'homme de la voiture donna l'ordre que l'on s'arrêtât devant un magasin de coutellerie de luxe. Il y entra et prit une boîte de rasoirs qui étaient tout prêts, mais qu'il fit cependant, devant lui, soigneusement aiguiser. Et l'on reprit le chemin de la gare.

Là, Ismaïl demanda un billet à destination de Baden, monta dans un compartiment de première classe, descendit à la station indiquée sur son ticket, sortit de la gare, monta dans une des rares voitures qui attendaient et se fit conduire à Mayerling. À un moment, tout près du rendez-vous de chasse, il arrêta son cocher, le paya et le congédia. Ceci se passait dans une sorte de carrefour forestier dont le centre était occupé par une cabane abandonnée. Ismaïl s'en fut sur le seuil de la cabane, s'inclina profondément et entra.

Quelques instants plus tard, il y eut deux silhouettes sur le seuil : celle du fidèle serviteur de l'empereur, et une autre, ombre muette, debout et immobile, cependant que la silhouette d'Ismaïl s'agenouillait devant cette ombre-là. Sur ces entrefaites, le silence de la nuit fut troublé par le bruit d'une voiture qui arrivait à la plus rapide allure de ses deux chevaux fumants. Ismaïl se releva et montra de son bras tendu le char qui passait. C'était Schlick qui conduisait la baronne d'Aquila au rendez-vous de chasse de Mayerling, où nul ne l'attendait.

Le château se trouvait à deux cents mètres de là. Quand Schlick fut à cinquante mètres du château, sur un ordre venu de l'intérieur, il arrêta ses chevaux. La baronne descendit de voiture et fit un signe à Bratfish qui reprit le chemin de Vienne. Quant à elle, enveloppée dans ses amples fourrures, elle marcha à pas lents vers le château. La nuit était opaque. Il n'y avait pas une étoile au ciel.

À travers les volets clos du rez-de-chaussée passaient quelques rais de lumière. C'était là la seule lueur qui éclairât les ténèbres. Quelques éclats de voix parvinrent jusqu'à la sombre voyageuse. Un moment elle crut reconnaître le rire de l'archiduc héritier. Elle se rapprocha de la grille.

Pendant qu'elle errait ainsi devant l'entrée principale du château, agitant les plus terribles pensées, et hésitant peut-être encore devant la monstruosité de son dessein, Ismaïl se trouvait devant la porte des communs. Et il se disposait à pénétrer dans les locaux, quand il fit un brusque saut en arrière ; quelque chose venait de lui passer devant la figure, et s'étalait sur le pré avec une sonorité extraordinaire, un tintamarre éclatant. Il se baissa et ramassa un plat.

– Tiens ! fit-il... un plat... un plat qui tombe du ciel !

Et il leva la tête, fixant l'espace obscur et la masse noire de la toiture des communs, au-dessus de lui. Mais il ne vit rien et entra dans le château avec son plat. Sur le toit des communs, Petit-Jeannot, qui ne s'était pas aperçu qu'il avait perdu son plat en escaladant une gouttière, cherchait son chemin. Et chercher son chemin sur un toit, pour Petit-Jeannot, c'était chercher une cheminée. La nature l'avait si curieusement bâti, allongé, assoupli, brisé, amenuisé qu'il pouvait à peu près passer partout, s'enflant et se gonflant, et se dégonflant à volonté.

Petit-Jeannot avait décidé de pénétrer dans cette demeure où le « Monsieur Sans-Nom » semblait avoir si mystérieusement affaire. Le jeune homme voulait enfin savoir à quoi s'en tenir sur ce singulier personnage ! Il allait savoir peut-être qui était le « mécréant ». Enfin M. Magnus lui avait bien recommandé de ne perdre cette ombre sous aucun prétexte. Une cheminée ! Et une cheminée froide ! Petit-Jeannot est déjà dedans. Il descend fort prudemment dans le noir et dans la suie... Un arrêt... il tâte... deux gros tuyaux s'ouvrent, l'un à droite, l'autre à gauche. Il se décide à tout hasard... Et le voilà qui rampe, maintenant... horizontalement un instant... et puis verticalement... et puis encore obliquement, et puis encore verticalement... Enfin, il sent le vide sous ses pieds ; il peut les agiter librement, cependant que le haut du corps reste engagé... et puis, tout d'un coup, il tombe... il tombe dans le fond d'un de ces poêles énormes, véritables maisons qui, chez les Slaves, et quelquefois en Allemagne, sont destinés à chauffer plusieurs appartements à la fois, sans que l'on ait besoin, des jours entiers durant, de renouveler le combustible.

Ces poêles, généralement en faïence, sont placés à l'intersection de trois ou quatre pièces, et sur chacune de ces pièces s'ouvre une petite porte de fer ou de fonte qui clôt le four unique ou laisse, à volonté, apercevoir le brasier. Petit-Jeannot s'y trouvait à merveille et chacune des petites portes pouvait lui servir de petite fenêtre.

Jeannot poussa alors, avec beaucoup de précaution, la première petite porte à droite. Il put voir une chambre meublée fort simplement. Un lit de cuivre en tenait le milieu, et la couverture en était déjà faite. Sur une commode était ouvert un vaste nécessaire de voyage, et à côté du nécessaire, Petit-Jeannot reconnut, ouverte également, la boîte de rasoirs qu'il avait vu acheter par « M. Sans-Nom ». Au-dessus de la commode, un portrait de l'empereur. Sur la cheminée, où brûlait une bûche, deux flambeaux étaient allumés. Il n'y avait personne dans cette pièce.

Petit-Jeannot referma de ce côté la porte du four et essaya de pousser la porte du milieu. Mais elle était close à l'extérieur par une petite clanche de métal qu'il parvint à soulever avec la lame de son couteau. Et ainsi il ne put éviter de faire quelque bruit, ce qui sembla un instant troubler singulièrement l'homme que Petit-Jeannot aperçut en face de lui, seul dans l'office sur lequel donnait cette petite porte d'en face du four. Le jeune homme reconnut immédiatement qu'il avait affaire à « M. Sans-Nom », bien que celui-ci fût débarrassé de son manteau et de sa barbe postiche.

Au léger grincement que fit entendre la clanche de la petite porte de fer en se soulevant, Ismaïl avait donc tressailli. C'est que ce bruit insolite le dérangeait dans une besogne particulièrement délicate. Le valet de confiance de l'empereur versait goutte à goutte, dans les flacons de liqueurs qui encombraient la table de cet office, le contenu de la minuscule bille de verre qui lui avait été donnée, sous les yeux mêmes de Petit-Jeannot, par M. Malaga. Il s'arrêta, aux aguets. Lentement, il tourna la tête et considéra avec attention toutes choses autour de lui. Il crut sans doute que son oreille l'avait trompé, car il se remit à l'ouvrage.

En lui-même, Petit-Jeannot était fort heureux d'avoir entendu la phrase rassurante de M. Malaga sur les conséquences qui pouvaient résulter de l'absorption du liquide contenu dans la bille de verre. Sans quoi, le jeune homme n'eut point manqué de croire à quelques préparatifs d'empoisonnement, et le moindre sentiment d'humanité lui eût ordonné d'intervenir, ce qui, sans doute, ne se fût point passé sans de sérieux inconvénients pour l'ex-apprenti horloger.

Il se contenta d'aller mettre le nez à la troisième petite fenêtre. Il ouvrit celle-ci avec plus de précautions même que les deux autres, car depuis qu'il était dans son four, il n'avait cessé d'entendre de ce côté un bruit nombreux et joyeux qui annonçait une aimable et gaie compagnie.

– Ah ! soupira Petit-Jeannot, ah ! les belles femmes ! Mais elles vont attraper froid...

De fait, les deux dames qu'il venait d'apercevoir en face de lui montraient des gorges dégarnies de tout atour. Petit-Jeannot, qui avait entendu dire que dans les dîners la mode voulait que les invitées eussent les épaules nues, n'en fut pas moins étonné. Il n'avait jamais songé que la mode pût faire « descendre » les épaules jusque-là !

– C'est honteux ! se dit Petit-Jeannot en rougissant tout de suite... et il songea à la chaste Mlle Berthe qui, elle, ne montrait sa poitrine à personne.

C'était la fin d'un joyeux souper. Il y avait là, autour de cette table, outre les deux dames dont nous avons déjà parlé, trois hommes. Au milieu, ayant à sa droite et à sa gauche les deux gorges nues auxquelles il ne prêtait du reste aucune attention, l'archiduc héritier. Le fils de François et de l'impératrice Gisèle, le prince Adolphe, paraissait fortement s'ennuyer. Adolphe n'était point une âme vulgaire. Il avait aimé les arts et les livres. Cependant la raison d'État, commandée par François, avait imposé au jeune homme un mariage tout à fait en dehors de son goût et de son cœur. Alors, il n'avait plus rien demandé qu'aux plaisirs et à l'orgie. Son aventure avec la baronne d'Aquila aurait pu peut-être le sauver en s'élevant jusqu'à l'amour, mais encore là, trop de difficultés surgirent qu'il n'eut point le courage de vaincre.

Aux côtés de ce convive mélancolique qui semblait parti pour un mauvais rêve et qui n'en sortait que par un étrange éclat de rire qui donnait le frisson à Petit-Jeannot au fond de son four, se tenaient ses deux fameux compagnons de plaisir, le prince de C... et le comte H... Ils étaient fort occupés de leurs deux voisines, deux belles filles galantes qui faisaient les beaux soirs de la Kriau, l'endroit du Prater où l'orgie nocturne avait alors établi son empire.

Enfin, en face de l'archiduc, était assise une jeune personne, couverte de singuliers bijoux et étrangement dévêtue. C'était la Tribaldi, célèbre à Vienne pour sa « danse de Salomé ». On essayait, dans le moment où la passion de l'archiduc pour la baronne paraissait dangereuse, de lui donner du goût pour cette fille dont l'art troublant et lascif avait fait courir toute la capitale. Le prince de C... avait recommandé à la jeune artiste de paraître au souper dans son costume de Salomé et telle qu'elle se montrait au théâtre, c'est-à-dire à peu près nue, la poitrine cerclée d'une ceinture d'or, au-dessous des seins, et accrochant un voile transparent qui ne laissait rien perdre du mouvement de ses jambes admirables. L'archiduc avait devant lui cette chair jeune et frissonnante, et il ne paraissait point qu'il s'en fût aperçu. Aussi la Tribaldi, parmi ces rires, restait-elle muette.

Petit-Jeannot, les yeux écarquillés, contemplait cette scène, quand la porte de la salle s'ouvrit, et un valet apporta les liqueurs que le jeune homme reconnut pour être celles que le « mécréant » avait si fort tripotées tout à l'heure. Derrière le valet, Ismaïl lui-même parut. Il alla à l'archiduc, et là, dans son dos, penché sur son épaule, il prononça quelques mots à voix basse. Adolphe se leva vivement et quitta la salle. Ismaïl disparut aussi.

Petit-Jeannot referma sa petite fenêtre de gauche, et rouvrit celle de droite, quelque chose lui disant que c'était de ce côté qu'il devait regarder maintenant. En effet, la chambre n'était plus vide. Devant la cheminée, une femme se tenait debout, enveloppée dans ses fourrures et d'un port tellement altier que Petit-Jeannot en fut tout impressionné. « Ça, se dit-il, c'est une grande dame ! » Et comme elle s'était tournée un peu de son côté, il put voir son profil. « Mince ! qu'elle est belle ! mais qu'elle n'a pas l'air contente ! »

Et l'archiduc Adolphe entra. Il s'en fut à cette femme, rapidement, les mains tendues. Avant qu'un mot eût été prononcé entre eux, la grande dame avait laissé tomber ses fourrures, se révélant à l'archiduc et à Petit-Jeannot dans une toilette de gala qui la faisait éblouissante. Ses épaules magnifiques, sa gorge superbe étaient couvertes de bijoux. Elle portait ce soir-là le fameux collier de diamants qui avait fait scandale quelques semaines auparavant au dîner de l'ambassade d'Allemagne auquel assistaient Adolphe et l'archiduchesse Sophie, laquelle s'était levée en apercevant sur les épaules d'une jeune fille une parure que l'étiquette ne permet qu'aux femmes mariées. Elle n'ignorait point non plus que cette jeune fille était la maîtresse de son mari, ce qui, au moins, doublait l'outrage. Mais l'Aquila n'en avait jamais fait qu'à sa tête...

Et maintenant, dans cette même toilette, avec cette même parure qui avait désespéré l'archiduchesse, mais qui avait affolé l'archiduc à un point qu'oubliant qu'il représentait l'empereur dans cette soirée officielle, il ne s'était occupé que de sa maîtresse, celle-ci se représentait devant son amant...

– C'est vrai que tu en as assez de ton Aquila ? demanda-t-elle avec tranquillité.

– Ah ! Mad ! fit le prince d'une voix sourde, que tu es belle !

– C'est vrai que tu ne m'aimes plus ?

– Mad, je t'ai assez aimée pour vouloir faire de toi ma femme, mais Dieu m'est témoin que ni Dieu ni le pape ne l'ont voulu...

– Je sais... je sais... interrompit la jeune femme...

– J'ai supplié mon père, Mad...

– Je sais encore... je sais tout ce qui s'est passé...

– Alors, plains-moi, car je t'aime toujours... Et il s'approcha d'elle, mais elle recula.

– Et maintenant, Adolphe, que vas-tu faire ?

Sa voix était douce, mais tremblante. L'archiduc ne soupçonna pas tout ce qu'il y avait de fureur contenue dans ce tremblement-là. Il s'assit, comme accablé, et soupira :

– Je vais partir !

La baronne ne répondit rien à ces mots. Le prince leva les yeux sur elle. Pour la première fois, il fut effrayé de sa pâleur et du feu sombre de ses yeux. Et il eut un mot malheureux, une phrase banale :

– Il faut être raisonnable, Mad, je reviendrai.

Les yeux de l'Aquila se creusèrent si affreusement que l'archiduc, cette fois, comprit la nécessité d'une protestation énergique contre le destin qui les séparait.

– Que peut faire l'absence à un amour comme le nôtre ? exprima-t-il. Regarde donc un peu ce qui se passe, Aquila ; vois le trouble de l'Empire... -- Et il ajouta bassement : -- Qui donc est maître du lendemain ? Espère !

Au fond, cette scène l'exténuait. Dans le moment même, il adorait sa maîtresse et il eût voulu en être débarrassé. Au fond de lui-même, il ne se croyait pas coupable vis-à-vis de cette vierge à qui il avait tranquillement promis l'empire pour la posséder. N'avait-il point fait les démarches nécessaires ? Elles n'avaient pas réussi. Il n'y avait plus qu'à attendre.

– Quand pars-tu ? demanda-t-elle.

– Demain ! C'est l'ordre de l'empereur.

– Et tu t'en allais sans me revoir ?

– Oui ! J'espérais ne plus te revoir avant mon départ ! Je comprends ta colère, Aquila, mais comprends ma peine... Je t'aime tant... À quoi bon te revoir pour t'annoncer de mauvaises nouvelles ? Comprends-tu cela, ma petite Mad ?

– Vous êtes plein de délicatesse ! siffla-t-elle.

Et elle s'approcha de l'archiduc. Elle lui mit une main sur l'épaule et lui dit d'une voix nette :

– Monseigneur, vous êtes un lâche ! mais je vous pardonne. Vous m'avez trompée et je ne vous en veux pas ! Vous allez partir et je vous en remercie. Je vous ai aimé plus que tout au monde et vous avez cru à quelque abominable calcul, ou on vous l'a fait croire. Je vous apporte aujourd'hui la preuve que l'Aquila vous aimait « pour vous-même ». Si vous ne m'aimez pas, je ne saurais douter que je vous plais. Me voilà. Amusez-vous, et partez demain !

Et elle alla à la glace devant laquelle elle remit un peu d'ordre dans sa coiffure. L'autre était derrière elle. Les mots qu'elle lui avait dits résonnaient étrangement à son oreille. Il retenait surtout qu'elle allait être à lui une fois encore ; que, quelles que fussent les circonstances, elle ne se refuserait pas... Il ne comprenait que cela. Et le mot « lâche », qui l'avait fait blêmir, était déjà oublié. Elle se retourna vers lui au moment où il lui déposait un baiser sur la nuque.

– On s'amuse ici ? demanda-t-elle.

– On soupe.

– Allons souper ! fit-elle.

– Y pensez-vous, Mad... protesta-t-il. Le prince de C... et le comte H... m'ont amené des filles ; nous allons souper ici... tous les deux...

– Pourquoi ? Je veux aller souper avec les filles, moi !

– Aquila !

– Ah çà ! pour qui me prenez-vous ? Et qui suis-je donc si je ne suis pas une fille ? Pourriez-vous me dire ce que vous avez fait de moi, je vous prie ? Allons ! Allons ! mon cher, il faut être raisonnable !

Et elle s'avança vers la porte de la chambre. L'archiduc voulut encore la retenir :

– Aquila... elles sont ivres !

– Je m'enivrerai...

– Aquila... elles sont nues !

La baronne abaissa son regard vers sa glorieuse gorge :

– Ne me trouvez-vous point suffisamment décolletée ? Et écartant son amant :

– Je le veux ! prononça-t-elle d'un ton qui resta sans réplique, car le prince la suivit.

Petit-Jeannot, qui avait entendu tout l'entretien, n'en respirait plus. Il referma la petite porte de droite et rouvrit celle de gauche. En accomplissant son mouvement tournant au fond de son four, il jeta un rapide coup d'œil par la petite porte du milieu, ce qui lui permit d'apercevoir un instant le « mécréant » qui regardait ce qui se passait dans la salle à manger par la porte de l'office entrebâillée.

– Oh ! oh ! ça se corse ! murmura Petit-Jeannot.

Quand l'archiduc et la baronne firent leur entrée dans la salle du souper, tous les convives se levèrent et, en reconnaissant la maîtresse du prince, ils se demandèrent ce que pouvait signifier une pareille et si inattendue apparition ? Quant à ces demoiselles, elles étaient plutôt gênées et hâtivement elles remettaient un peu d'ordre dans leur toilette. Seule la Tribaldi conserva tout son calme et toute sa dignité d'artiste sous ses joyaux de Salomé.

L'Aquila serra la main du prince de C... et du comte H... salua d'un sourire les dames, s'assit auprès de la Tribaldi et félicita tout de suite celle-ci de son grand succès. L'Aquila était si belle que lorsqu'elle eut pris place à cette table, les hommes qui étaient là eurent honte d'y avoir amené d'autres femmes. Elle semblait parfaitement à son aise et suppliait les convives de ne point interrompre le cours régulier d'une petite fête qu'elle ne se pardonnerait point d'avoir troublée. Elle porta à la santé de l'archiduc et veilla elle-même à ce que l'ivresse commençante de tous ne s'arrêtât point en si beau chemin. Quant à elle, elle ne buvait point. Elle affectait cependant une gaieté excessive, tenait des propos vifs, allumait des cigarettes. Et ce spectacle d'une grande dame se rabaissant au rang des plus vulgaires courtisanes fut loin de déplaire à ces gentilshommes qui, singulièrement excités par les liqueurs nouvelles qui leur avaient été servies, encourageaient l'Aquila dans ses pires excentricités. Le prince héritier lui-même, si morose tout à l'heure, commençait à montrer un entrain inusité.

Poussé par il ne sut quel démon qui était soudain entré en lui, il s'approcha d'elle. Comme les compagnes de ces messieurs étaient de nouveau débraillées, il jura que sa maîtresse était la plus belle de toutes et que sa gorge ne pouvait être comparée à aucune gorge au monde. Ce disant, il arracha le corsage de l'Aquila qui n'eut pas un geste de protestation, mais qui ferma les yeux et qui, un instant, resta immobile, comme si elle avait été changée en pierre. Les hommes, les filles, regardèrent ces seins de marbre avec enthousiasme.

– Dites-moi si ce n'est pas une poitrine d'impératrice ! glapit Adolphe qui, déjà, paraissait avoir perdu l'esprit.

L'Aquila rouvrit ses yeux sombres, au regard fixe. Elle parla et on ne reconnaissait plus sa voix.

– Merci, dit-elle... merci pour cette bonne parole, monseigneur ! Et tournée vers la Tribaldi :

– Puisque je suis impératrice ce soir, madame, il ne faut rien me refuser. Je désirerais vous voir danser votre « pas de Salomé ».

La Tribaldi se leva aussitôt et les hommes se levèrent autour d'elle. Elle était quasi nue sous ses voiles, sa démarche lascive faisait sonner bizarrement ses oripeaux et les petits boucliers d'airain de ses seins. Elle avait des anneaux d'or aux chevilles qui craquaient à chacun de ses pas. Les hommes tournaient autour d'elle comme des bêtes, en se regardant avec des yeux jaloux, des yeux qui brillaient d'un éclat de folie. L'orgie, arrivée à ce point et si subitement, avait quelque chose de menaçant, de douloureux et de funeste. La Tribaldi elle-même qui avait bu aussi à la santé du prince, semblait avoir perdu son sang-froid, et pendant qu'un musicien invisible faisait entendre les mesures de la première figure, elle leva, dès les premiers pas, des jambes exaltées. L'atmosphère était lourde de désir et de crime. Adolphe resté auprès de l'Aquila, tout en regardant danser la Tribaldi, caressait sa maîtresse. Et tout à coup ce furent des cris inarticulés, des battements de mains, autour de la danse de cette chair jeune qui se pâmait. Puis la danseuse subitement s'arrêta, repoussant de ses bras nerveux les hommes qui lui criaient, haletants, les mains égarées sur elle : « Encore ! Encore ! »

Jamais la fille d'Hérodiade, depuis qu'elle était ressuscitée au théâtre, n'avait produit un si foudroyant effet sur les sens des spectateurs... Cela tenait du délire et presque du carnage. L'une de ces dames hurlait dans un coin où l'avait jetée tout à coup la rage de l'archiduc, furieux contre elle de ce qu'elle l'empêchait de voir. Il l'avait empoignée à pleine chair, et il était revenu auprès de son Aquila avec du sang dans les ongles et dans les yeux. Et il fut brutal encore avec celle-ci, lui pétrissant le bras à la faire crier. Mais l'Aquila ne paraissait presque point s'en apercevoir.

La Tribaldi tendait maintenant les bras vers l'archiduc, comme Salomé vers Hérode Antipas. C'était le seconde figure de la danse qui allait commencer. Et elle jetait un cri répété : « Iohanaan ! Iohanaan ! » Elle réclamait la tête de Baptiste. Comme on ne pouvait pas la lui donner, elle déclara qu'elle ne pourrait continuer la danse si on ne lui apportait au moins un plat d'argent. L'Aquila se leva.

– Attendez ! fit-elle. J'ai ce qu'il vous faut !

Et elle passa dans la chambre où l'archiduc la suivit comme un chien, accroché à sa robe qu'il déchirait depuis un instant avec un soin acharné, car il sentait un besoin sauvage de détruire à la fois et d'étreindre, de posséder et d'anéantir. Et il en râlait... Sa bouche écumait. Bref, il présentait tous les symptômes de ces fous lubriques qui ont pris à trop forte dose de la cantharide. Ils sortirent donc ensemble de la salle, mais aussitôt l'orgie devint de la folie furieuse. Il y eut une ruée farouche, un tourbillon de volupté et de mort autour de la Tribaldi, qui poussa un grand cri d'amour et de désespoir...

Petit-Jeannot n'en put voir plus long... et il ferma la petite porte de gauche de son four autant par pudeur que par épouvante... Aussitôt il entendit comme un bruit de lutte, un râle d'agonie à sa droite, et il ouvrit la petite porte de droite ; mais d'un geste instinctif il la referma aussitôt... Horreur ! Horreur ! Horreur ! Sur quoi il ouvrit inconsciemment, car il étouffait et il avait besoin d'air, la petite porte d'en face. Le « mécréant » était là, debout, tenant au-dessus de ses deux mains immobiles... un plat... le plat d'argent... le plat de Petit-Jeannot ! Celui-ci reconnut l'objet aussitôt, malgré le désordre de ses pensées, mais il n'eut point le temps de se demander comment son plat était devenu la propriété du « mécréant ». Une des portes de l'office s'était ouverte, et l'Aquila, sur le seuil, était apparue... tendant ses mains ensanglantées.

... Horreur ! Horreur ! Oh ! Horreur !

Petit-Jeannot referma encore la porte d'en face, et comme il lui fallait, dans son émoi terrible, à toute force de l'air, il se résolut, fuyant la vision de droite et la vision d'en face, à retourner à la vision de gauche... Il retourna donc à la salle à manger. Là régnait un tumulte indescriptible, une mêlée orgiaque qui cessa comme par enchantement quand, à pas lents, repoussant les couples qui entravaient sa marche fantomatique, l'Aquila, nue dans les lambeaux de sa robe de gala, la gorge et les bras couverts d'un sang vermeil, s'avança tendant à Salomé, sur un plat d'argent, ce qu'il lui fallait pour continuer sa danse...

Une tête... Une tête fraîchement coupée !

... La tête de l'archiduc Adolphe... prince héritier du trône d'Austrasie !

QUATRIÈME PARTIE -- LA PETITE MATELASSIÈRE

I -- À TRAVERS LES CARREAUX

Dans la maison de la rue de l'Eau-de-l'Empereur où se trouve la curieuse officine de M. Malaga, le lendemain de ces événements, nous pénétrons dans l'appartement où le nain parallélépipède à cinq pattes est employé par un certain Rynaldo comme « bonne à tout faire », cependant qu'il lui sert par ailleurs de palefrenier.

C'est là que nous allons retrouver non seulement M. Magnus et Petit-Jeannot lui-même, mais encore nos anciennes connaissances, Mlle Lefébure et Mlle Berthe.

Mlle Lefébure avait été placée par les soins de la directrice du Home d'en face, chez ce même Rynaldo où servait M. Magnus. Elle avait mission de tenir compagnie et de servir de lectrice à la sœur de ce jeune homme, une jeune femme qui avait le malheur d'être aveugle.

Quant à Mlle Berthe, elle avait accepté, par le même truchement, une place dans une maison d'Annagasse, où elle aurait dû se trouver déjà depuis la veille. Mais l'état quasi révolutionnaire de la capitale avait épouvanté la jeune fille et l'avait fait revenir sur ses pas. De fait, ce jour-là, qui était, nous le répétons, le lendemain de celui où nous avons vu s'accomplir de si tragiques horreurs, il paraissait que la police eût à tâche de compliquer encore la situation par son zèle furieux. C'était presque avec rage qu'elle se ruait et emportait d'assaut les barricades qu'elle avait laissé soigneusement s'élever la veille.

Cette conduite paraissait à beaucoup stupide et dangereuse, et l'on se demandait si décidément M. de Riva avait complètement perdu la tête. C'est que l'affreuse nouvelle du drame de Mayerling ne s'était pas encore répandue dans Vienne. Le premier qui revint dans la capitale avec cette nouvelle-là fut Petit-Jeannot. Il avait couru de suite à la Kaiserwasserstrasse et y était arrivé plus mort que vif. Après avoir pris la précaution de n'être point aperçu du pharmacien, il avait bondi dans l'escalier et était bientôt tombé dans les bras paternels de M. Magnus. M. Magnus et Mlle Lefébure avaient été réellement épouvantés en l'apercevant « dans un état pareil » ! Dans quel état ! Dans quel état ! D'un côté, il était noir comme un ramoneur, et de l'autre, il était rouge comme un boucher à l'abattoir.

M. Magnus et Mlle Lefébure avaient transporté dans la cuisine le pauvre Petit-Jeannot qui ne paraissait plus avoir la force de se soutenir, et lui avaient prodigué leurs soins, heureux de constater que malgré tout le sang qui le couvrait, il n'était point blessé. Petit-Jeannot, encore tout haletant, n'avait point pris le temps de boire ni de manger. Il avait, disait-il, les choses les plus graves à confier à M. Magnus, et il avait prié Mlle Lefébure de bien vouloir l'excuser. L'institutrice avait compris et avait laissé seuls les deux compagnons.

Comme elle se retrouvait ainsi dans le couloir de l'appartement, on avait frappé doucement à la porte. Mlle Lefébure était allée ouvrir à son tour et avait aperçu Mlle Berthe qui avait renoncé à se rendre ce jour-là à Annagasse.

– On dit que les troupes vont tirer ! gémit-elle, en tombant sur une chaise de la chambre de Mlle Lefébure.

– Oh ! il doit se passer des choses effrayantes ! surenchérit Mlle Lefébure. Vous savez bien ! le jeune homme... le long jeune homme de la Forêt-Noire... Petit-Jeannot est ici ! Il est tout noir d'un côté, comme un ramoneur, et tout rouge de l'autre, comme un boucher à l'abattoir !

– Mon Dieu ! Et où est-il ? Il est blessé, dites ?

– Ma foi, non ! Il a voulu qu'on le laissât seul avec son ami, M. Magnus.

– Oui... un nain à cinq pattes ! Je ne l'ai jamais vu, mais il m'en a parlé... Et qu'est-ce qu'ils font ?

– Ils se racontent des histoires... Petit-Jeannot m'a dit en me mettant à la porte : « Excusez-moi, mademoiselle Lefébure... mais il faut que je parle à M. Magnus. Ce sont des choses qu'il faut qu'il sache si je venais à mourir !

– Il a dit cela ? S'il venait à mourir ! Mon Dieu ! mais il va peut-être mourir ! et vous restez là...

Elle enfonça littéralement la porte de la cuisine :

– Petit-Jeannot !

– Mademoiselle Berthe !

Et maintenant, ils étaient dans les bras l'un de l'autre et pleuraient comme des enfants qu'ils étaient... M. Magnus en était tout apitoyé.

Les jeunes gens enfin desserrèrent leur étreinte. Mlle Berthe, après avoir constaté que son amoureux n'était point blessé, reprenait tout à fait ses sens et le contemplait d'un œil attendri, mais, poliment, M. Magnus mit ces demoiselles à la porte, car le nain avait hâte d'entendre la fin de la terrible confidence de son compère. Quand ils furent seuls à nouveau, Petit-Jeannot recommença de refléter sur son doux visage ahuri l'impression de ses épouvantes passées et reprit, avec une grande simplicité du reste :

– Elle avait donc coupé la tête à l'archiduc héritier, et la tête était restée sur le plat d'argent. Autour de nous il y avait un grand silence... on eût dit que la maison était déserte... La vérité était que tous ceux qui avaient été mêlés à cette horrible fête, quelques instants auparavant, s'étaient enfuis. La dame transporta le plat et la tête dans la chambre sur laquelle donnait ma petite porte-fenêtre de droite... J'avais suivi tous ses gestes... mon regard ne pouvait s'en détacher... Elle tourna longtemps autour de la tête coupée en gémissant... et même en pleurant... Enfin, une dernière fois, elle se pencha sur elle et la baisa sur les lèvres... Puis je poussai soudain un grand cri... Mais ce cri, la malheureuse n'eût même pas, je crois bien, le temps de l'entendre... car... car... Mais qu'est-ce que vous avez donc comme cela à regarder tout le temps à travers les carreaux ?

– Va, Jeannot, va... continue... je te dirai cela tout à l'heure.

– Car, continua donc Jeannot, la malheureuse s'était appliqué sur la tempe le canon d'un revolver et s'était brûlé la cervelle ! L'affreuse chose fut qu'elle vint s'étendre tout de son long sur le plancher, que sa tête rebondit sur le poêle, et que le sang qui jaillissait de sa blessure vint se répandre sur moi par la petite porte-fenêtre de droite qui, comme je vous l'ai dit, était restée entrouverte. Vous voyez cela d'ici ! J'avais beau me reculer... je ne pouvais aller bien loin... au fond de mon poêle, et ce sang tout chaud qui me glissait sur le visage, sur les mains, partout... ah !

– Tout cela, fit M. Magnus, est bien épouvantable...

– Il y a, monsieur Magnus... quelque chose de plus épouvantable encore et de plus mystérieux que tout ce que je vous ai raconté jusqu'alors...

– Pas possible ! répondit assez vaguement M. Magnus, qui ne quittait point la fenêtre, laquelle donnait sur la rue, sur l'immeuble des « Laines et Matelas ».

– Figurez-vous qu'il y avait à peu près cinq minutes que la malheureuse perdait tout son sang et déjà, ne voyant venir personne, je me disposais à reprendre ma liberté, quand le « mécréant » entra sournoisement dans la chambre, traînant par les pieds le corps décapité du prince Adolphe... Il s'arrêta une seconde devant le cadavre de la pauvre dame... écouta s'il n'entendait point quelque bruit, puis, fort tranquillement, il coucha les deux corps sur le lit, côte à côte, ramassa la tête de l'archiduc et la mit à sa place, sur l'oreiller. Après quoi, il baissa la lampe, trouvant sans doute qu'il y avait trop de lumière pour éclairer un pareil spectacle. Et quand toute la chambre fut ainsi plongée dans la pénombre, il retourna à la porte et fit un signe. Alors une ombre entra, une silhouette dont il m'était difficile de bien examiner les contours ; mais, à n'en pas douter, elle n'était point nouvelle pour moi. J'avais déjà vu cette « allure-là » quelque part...

« L'ombre, guidée par le « mécréant », s'en fut, à petits pas, vers le lit où étaient couchés les deux corps, et elle marchait si précautionneusement qu'on eût dit qu'elle craignait de les réveiller... Elle se pencha sur le corps de l'archiduc, qui était le plus rapproché, tout à fait sur le bord du lit...

« -- Comme ils dorment, dit une voix qui me fit tressaillir... Comme ils dorment bien !

« Et l'ombre allongea la main sur le front de l'archiduc, puis... les doigts s'en allèrent dans les cheveux... et tirèrent à eux la tête... dont les yeux étaient fermés... Alors... alors... l'ombre, ayant soulevé la tête d'une main, lui ouvrit les paupières de l'autre... et l'ombre parla à la tête.

« -- Me reconnais-tu ? souffla la voix qui me fit à nouveau tressaillir...

« Mais où donc, où donc avais-je entendu cette voix-là ? Puis l'ombre glissa la tête dans un sac qu'elle sortit de sous son manteau et s'en alla avec son sac, toujours à petits pas prudents. Mais comme elle hésitait sur le chemin à suivre, j'entendis distinctement le « mécréant » qui disait, cependant bien à voix basse : « Par ici, monseigneur ! » Mais... avant de disparaître... l'ombre avait poussé un soupir... un soupir que je connaissais bien ! Je l'avais entendu si souvent ! Et je ne puis retenir un nom... un nom qui passa sur mes lèvres... qui s'échappa... qui alla toucher l'ombre, laquelle en resta tout à coup immobile dans l'ombre.

« -- Monsieur Baptiste !

« -- Qui donc a prononcé ici le nom de M. Baptiste ? interrogea l'ombre d'une voix glacée. C'est toi, Michaël ?

« -- Je n'ai rien entendu, monseigneur !

« -- Je t'assure qu'une voix à dit : « Monsieur Baptiste ! »

« -- Vous l'avez cru, monseigneur... Il n'y a ici ni Baptiste ni Michaël, il y a le fidèle serviteur de Sa Majesté, Ismaïl, deux cadavres et une ombre ! »

Arrivé à ce point de son récit, Petit-Jeannot chercha du regard M. Magnus, mais ne le trouva point. M. Magnus avait disparu... Etonné de cette disparition, il se demandait encore ce qu'elle pouvait signifier dans un pareil moment, quand le nain réapparut, courant de la porte à la chaise qui se trouvait près de la fenêtre, avec une rapidité sans égale, sautant sur cette chaise, et collant sur la vitre sa face où se lisaient la stupéfaction et la colère.

– Oh ! fit-il en grinçant des dents... c'était bien lui ! Je ne me suis pas trompé... Mais où donc est-il passé ?

– Qui ? lui ? questionna Petit-Jeannot.

– Celui qui ne périra que de mes mains ! Lui ! Il n'y en a pas d'autres ! Le seul qui a fait oublier ses devoirs à Mme Magnus... Lui ! l'homme à la tête de veau ! Je l'ai vu tout à l'heure passer dans la rue, comme je te vois dans cette cuisine, et ce n'est point la première fois !

– Qu'est-ce qu'il fait par ici ?

– Je n'en sais fichtre rien ! Mais je voudrais bien lui mettre l'une de mes mains dessus... L'autre soir, quand tu es venu me trouver et que nous avons suivi le « mécréant », j'avais grand'hâte de revenir ici, car j'étais sûr de l'avoir aperçu dans la maison d'en face, chez la petite matelassière.

-- Pas possible ! Et la petite matelassière, elle, est-ce que vous l'avez revue ? l'avez-vous bien regardée ? Avez-vous vu à qui elle ressemblait, elle ?

– Ma foi non ! Je n'avais d'yeux que pour la tête de veau. Ils se sont séparés tout de suite... Alors je suis descendu... mais je ne sais par quel chemin rapide il était sorti de la maison d'en face... Quand je suis arrivé dans la rue, il était déjà sur la berge, sautait dans un canot et s'éloignait sur le Danube... Ah ! je l'ai bien reconnu... Je n'ai pas poussé un cri... Je suis revenu ici... me disant que puisqu'il était venu une fois chez la petite matelassière, il y reviendrait certainement.

– Écoutez, monsieur Magnus, je comprends que vous vous intéressez beaucoup à la tête de veau. Mais moi, j'ai vu derrière ces vitres, dans ce même bureau de la petite matelassière... j'ai vu un profil qui nous intéresse à la fois tous les deux... et c'est bien dommage que pour une fois qu'elle se soit montrée...

– Eh ! qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, ta matelassière ? s'exclama M. Magnus...

– Je vous dis, moi, qu'elle ressemble tellement... à Stella...

– Tu es fou, Petit-Jeannot... La Reine du Sabbat, vendre des matelas ! Je te dis que tu es fou !

– Depuis que j'ai découvert que le « mécréant » est domestique à la cour, qu'il aide à assassiner des archiducs, et que M. Baptiste emporte des têtes dans un sac, je m'attends à tout ! déclara avec la plus grande énergie Petit-Jeannot.

À ce moment, le timbre de la porte d'entrée résonna. Le nain, faisant son service, se glissa dans le couloir et alla ouvrir la porte ; mais il ne l'eût pas plutôt ouverte qu'il recula en poussant un cri :

– La Reine du Sabbat !

– Chut ! mon cher monsieur Magnus, dit une voix de jeune femme sur le ton le plus doux et le plus amical. Est-ce que votre maître est chez vous ?

– Oui, notre maîtresse à tous, soupira le nain, que l'émotion faisait trembler. Le seigneur Rynaldo est ici... Qui dois-je lui annoncer ?

– Annonce-lui : « la petite matelassière ! »

M. Magnus s'inclina, profondément ahuri, et un peu humilié. Quelques secondes plus tard, le nain rejoignait Petit-Jeannot dans la cuisine et lui annonçait la grande nouvelle.

– Oh ! fit Jeannot... Quelle drôle de rue que cette rue de l'Eau-de-l'Empereur, où tout le monde se retrouve, car tout à l'heure, monsieur Magnus, pendant que vous étiez allé ouvrir, je regardais à mon tour à travers les carreaux, et savez-vous qui j'ai aperçu dans la rue ? Un homme dont je vous ai déjà parlé et que je vous ai montré de loin à Todtnau et que je vous invite à fréquenter le moins possible... il se glissait sournoisement sur le trottoir de M. Malaga... et il avait sous le bras son éternel fourreau à parapluies.

– Ah ! Ah ! grogna le nain, le marchand de parapluies de la Forêt-Noire !

II -- RYNALDO ET MYRRHA

Bien avant que M. Magnus eût reçu l'ordre de la Reine du Sabbat d'annoncer à son maître : « La petite matelassière », le nouveau patron de M. Magnus, le jeune Rynaldo, dont le nom a été prononcé à plusieurs reprises dans la seconde partie de ce récit, se tenait avec sa sœur Myrrha dans une pièce fort modestement meublée, dont les fenêtres donnaient également, comme celles de l'office et de la cuisine, sur cette Kaiserwasserstrasse si curieusement fréquentée.

Le seul luxe de cette chambre consistait dans un grand portrait richement encadré représentant en pied un homme merveilleusement beau, dont les épaules se couvraient d'un manteau de velours noir, et qui tenait à la main un archet de violon. Le bizarre de ce portrait était que l'homme tenait l'archet avec le geste d'un soldat qui commande un assaut. Un curieux qui eût cherché la signature du peintre n'eut trouvé sur ce violon que le nom du musicien : Réginald Rakowitz-Iglitza, et ces mots extraordinaires de naïf orgueil, incrustés sur le cadre : « Notre cousin ».

Rynaldo se tenait debout devant sa sœur Myrrha qui, elle, était assise. Tous deux étaient près de la fenêtre et Rynaldo ne cessait de regarder dans la rue.

Rynaldo avait la beauté ambrée des tziganes. Son profil rappelait Réginald dont il se croyait le plus proche et le plus digne héritier. Sa taille était petite, mais bien prise. Il avait des mains et des pieds de femme. Il ne donnait point une impression de force, mais il paraissait tout en nerfs et capable, par moments, du plus grand effort. Ses mouvements étaient remarquables de souplesse et de grâce. Il était habillé d'une tunique lâche retenue aux reins par une ceinture de cuir ornée d'incrustation d'argent. Il avait des bottes qui allaient au genou, et comme ces bottes avaient des éperons, il était toujours prêt à monter à cheval. Le col était nu, dégageant bien la tête aux cheveux bouclés, à la lèvre à peine ombragée d'un léger duvet, aux yeux tantôt très doux, tantôt très sombres ; et c'étaient ses yeux qui frappaient tout d'abord par leur expression d'ardente vie, comme, lorsqu'on regardait la sœur, c'étaient encore les yeux qui attiraient l'attention, mais pour un autre motif, hélas ! car les yeux de Myrrha étaient morts ! Ah ! les pauvres grands yeux fixes qui cherchaient toujours quelqu'un qu'ils ne reverraient plus jamais ! Et qui donc regardaient-ils encore, ces pauvres yeux, sinon Rynaldo, le frère bien-aimé, l'enfant chéri que Myrrha, sœur aînée, avait élevé avec la tendresse d'une mère !

Myrrha avait dû être très belle. Elle l'était encore. Son frère était le seul à le lui dire maintenant... depuis l'épouvantable épreuve qui avait jeté au fond de cette retraite celle qui avait connu tant d'adorateurs, tant de triomphes... « Myrrha la divine », comme on mettait sur les affiches quand elle devait entrer dans le cirque au pas fabuleux de son cheval sauteur !

Car elle avait été l'Écuyère, celle dont la renommée balaie le sable sur toutes les pistes du monde... Ah ! voir Myrrha monter son cheval Darius ! On donnait de l'or pour ce spectacle-là... Hélas ! combien ils étaient loin aujourd'hui, les bravos du cirque ! Qui se souvenait encore de Myrrha, et de Darius et de l'affreux soir où elle avait fait son entrée à cheval, les yeux morts ?

Un aussi prodigieux malheur avait cependant trouvé sa consolation dans la tendresse admirable du frère et de la sœur. Et puis un secours secrètement attendu leur était arrivé à point dans leur sombre et subite misère. Le mystérieux secours des « amis de Réginald », des « Deux heures et quart »... On procura au jeune homme des leçons de langues hongroises (le frère et la sœur étaient alors à Trieste), et Myrrha vendit ses chevaux, comme par miracle, un prix étonnant à des inconnus.

Certes, le jour où Myrrha avait dû se séparer de Darius, les yeux morts avaient pleuré. Et ni le frère ni la sœur ne pensaient alors qu'ils reverraient jamais la bête héroïque... Et voilà que, toujours par le plus mystérieux destin, la main inconnue avait conduit Rynaldo et Myrrha jusqu'à Vienne... les avait installés ou plutôt cachés dans ce quartier désert... Ils n'avaient qu'à obéir... Depuis des années, depuis surtout la mort de Réginald Iglitza... ceux de la race tzigane comme Rynaldo et Myrrha n'avaient qu'à s'incliner quand se manifestait la volonté de la société secrète des « Deux heures et quart »...

À quoi donc cette association, dont on ne connaissait ni la limite, ni la composition, travaillait-elle exactement, et que voulait-elle d'eux, voilà ce que Rynaldo et Myrrha ne se demandaient même pas, car il leur suffisait de savoir qu'on travaillait pour la délivrance... Et ils étaient prêts à tout ! Quand, à Vienne, on parlait sous le manteau de cette société des « Deux heures et quart », on était d'accord pour la faire remonter par ses aspirations et son organisation à ce vedegylet, association occulte fondée jadis par Kossuth au cœur de la Hongrie et qui, sous les couleurs de favoriser l'industrie nationale, avait accompli une besogne politique qui épouvanta plus d'une fois le gouvernement de Metternich. Et c'était encore le but poursuivi par Kossuth qu'elle semblait s'être donné : établir la fédération des peuples du Bas-Danube et des Balkans, pour la délivrance commune, contre l'ennemi commun, le Germain d'Austrasie, le gouvernement de Vienne ! Dessein formidable auquel, après Kossuth, s'était attaché Réginald Iglitza qui en était mort !

Mais qu'importe le soldat qui meurt dans la bataille si la bataille continue ! Rynaldo et Myrrha la sentaient déjà autour d'eux, cette lutte terrible ; ils commençaient d'en respirer, dans la ville en proie à l'émeute, l'odeur de poudre et de sang ; déjà dans l'ombre on tirait sournoisement des épées qui peut-être demain allaient flamboyer au grand soleil ! Rynaldo s'était demandé souvent : « Pourquoi ne me dit-on rien ? Que veut-on de moi ? » Mais certain soir un ouvrier tailleur lui apporta un costume que Rynaldo n'avait pas commandé.

Un manteau de drap écarlate ; une veste toute brodée d'or et retenue par un énorme fermoir, grand œuf d'argent qui pouvait s'ouvrir et, dans certaines circonstances solennelles, servir de coupe ; ceinture de cuir incrustée de fer, damasquinée, et garnie d'armes ottomanes. Au manteau pouvait s'attacher un collet taillé de façon à ressembler aux ailes d'une chauve-souris et à former au besoin capuchon pointu à la manière de ceux des marinari de Venise. Enfin, on avait joint à tout cela un bonnet cramoisi qui s'attachait au front par un bandeau d'or laissant tomber un gland d'or jusque sur l'épaule. C'était le costume des ban (chefs de Croatie) offert secrètement lors de la dernière diète aux principaux des « Deux heures et quart de Hongrie » en signe d'oubli des querelles passées entre Slaves et Magyars.

Quand il reçut le costume du ban avec une note des « Deux heures et quart » lui disant d'en prendre le plus grand soin, Rynaldo sentit son jeune cœur éclater d'orgueil, car il essaya ce costume et il trouva qu'il lui allait très bien. Il n'en fit point part cependant à sa sœur, peut-être pour ne point l'effrayer.

L'obéissance avec laquelle le frère et la sœur s'étaient toujours soumis aux ordres et aux commandements des « Deux heures et quart » avait été récompensée par la plus touchante surprise qui pouvait faire battre le cœur de la tzigane. En arrivant à Vienne, ils retrouvèrent leurs chevaux au fond d'une écurie de la Kaiserwasserstrasse. Myrrha put à nouveau prendre entre ses doigts les naseaux de Darius, et la noble bête en avait montré une joie folle.

Les chevaux ne leur appartenaient plus, mais Rynaldo était chargé de les garder à titre de « vétérinaire », lui qui venait de prendre ses inscriptions à la faculté de médecine ! Myrrha voulait en effet que son frère fût en état de gagner sa vie, et elle lui avait ordonné de travailler à devenir un bon médecin, en attendant des destins plus héroïques.

Nous savons, par quelques propos échangés entre l'empereur, le comte de Brixen et M. de Riva, comment Rynaldo entendait ses études en médecine, et l'étrange besogne révolutionnaire qu'il accomplissait au cœur même de l'Aula, parmi ses camarades exaltés. Est-il besoin de dire qu'il avait grand soin de cacher à Myrrha sa conduite dangereuse, si dangereuse et si imprudente que le jeune homme avait été bien souvent sur le point d'être arrêté et qu'il n'aurait pu dire en vérité comment, dans le moment même où il se croyait bien « pincé », l'événement le plus bizarre et le plus surprenant, événement qui semblait toujours veiller autour de lui, le sauvait du mauvais pas où sa tête folle et son cœur généreux, l'avaient fait s'engager !

Donc Rynaldo ne disait point tout à Myrrha. Il lui cachait encore que malgré la promesse qu'il lui avait faite de ne point reparaître dans le cirque, il avait profité de ce que Darius était retrouvé pour présenter à nouveau la curieuse et bondissante bête au public du Prater. Il avait fait cela, masqué. Darius avait retrouvé tous ses succès d'antan. Le cheval sauteur avait encore excité l'enthousiasme des foules stupéfaites. Pourquoi Rynaldo avait-il fait cela ? D'abord pour de l'argent, dont le besoin se faisait sentir dans leur modeste petit ménage ; ensuite, pour retrouver quelqu'un qu'il ne cessait de rechercher, par toutes les villes où il passait, quelqu'un qui allait quelquefois au cirque...

On ne mène point l'existence de Rynaldo et de Myrrha sans prendre garde à tout ce qui se passe autour de vous. Lorsqu'on ne sait exactement où l'on vous mène, on essaie de découvrir la plus petite manifestation de cette organisation secrète qui veille si étrangement sur vous. On se demande pourquoi on est venu à Vienne, pourquoi on est installé justement dans cette petite rue qui conduit à une rive suburbaine du Danube, pourquoi on habite en face de ce curieux entrepôt de laines, de matelas et de meubles, meubles qui ne font qu'entrer et ressortir, que l'on débarque et que l'on embarque, et qui sont toujours les mêmes.

On lit les inscriptions sur les caisses. On y lit des noms chers à tout cœur tzigane. On y lit ces mots : la Porte-de-Fer ! On se dit que tout ceci ne peut être qu'un truchement pour quelque besogne occulte. On considère les gens qui remuent autour de cela. On regarde à travers les carreaux. On aperçoit celle qui paraît être le chef de cet original établissement : une bien jeune personne, ma foi, qui a de bien beaux yeux et de bien beaux cheveux dorés. On voit la « petite matelassière » ; on la voit si bien qu'on ne voit plus qu'elle... et qu'on l'aime !

Enfin, on s'aperçoit aussi à travers les carreaux, en regardant « la petite matelassière », que « la petite matelassière » vous regarde. Alors on se renseigne, on finit par surprendre des mots, car on espionne... on se glisse dans l'ombre de certains hommes à manteaux qui ne peuvent pénétrer dans ce curieux établissement qu'à certaines heures et qu'en murmurant ces mots : Deux heures et quart...

Et dès que l'on a découvert cela, dès qu'on a enfin touché du doigt cette chose insaisissable : les « Deux heures et quart », on ne peut s'empêcher d'en concevoir une certaine fierté ; mais tout de même on se dit que si l'on a soulevé si facilement un peu du voile qui recouvrait la vérité, c'est que la vérité ne demandait qu'à se faire voir... et le cœur fier et amoureux n'en bat qu'avec plus de fierté et d'amour... Si bien que le jour où dans le box où repose Darius, la « petite matelassière » apparut tout à coup aux yeux troublés de Rynaldo, en lui demandant de lui prêter son cheval, Rynaldo, la voix tremblante, lui répondit :

– Il est à vous, ma sœur !

– Votre sœur ? avait interrogé « la petite matelassière » en levant son beau regard sur Rynaldo pâlissant.

– Oui, ma sœur en deux heures et quart !

... La « petite matelassière » devait aimer beaucoup les chevaux, car depuis ce jour elle avait rendu assez souvent visite à Darius. Parfois même, elle lui empruntait la noble bête pour des jours entiers... Quelquefois elle ne réapparaissait, mystérieuse amazone, qu'au bout d'une semaine et avec un cheval bien fatigué... Enfin, lors de la dernière absence, Darius était rentré tout seul à l'écurie, et dans un fameux état... Il portait à la selle un mot de la « petite matelassière » qui remerciait Rynaldo mais qui ne put le consoler de l'absence de celle qui remplissait déjà son cœur.

Ce jour donc où nous le trouvons à son poste d'observation, Rynaldo venait de redire pour la dixième fois à Myrrha toutes ses inquiétudes.

– Que fait-elle ? répétait-il. Pourquoi ne donne-t-elle point signe de vie ?

En vain Myrrha, par de bonnes paroles, essayait de le calmer ; il ne comprenait point que la « petite matelassière » restât inactive à cette heure où toute la ville se soulevait.

– Je tremble qu'il ne lui soit arrivé malheur !

– Comme tu l'aimes ! soupira Myrrha.

Rynaldo considéra longtemps sa sœur, qui maintenant se taisait. Il finit par dire, d'une voix un peu sèche :

– Certes, je l'aime de toute la force de mon cœur ! Pourquoi ne te l'avouerais-je point ? Mais serais-tu jalouse de cet amour, ma sœur ?

– Ce n'est point cela, Rynaldo !

Et Myrrha ferma ses belles paupières. Elle pleurait.

– Pourquoi pleures-tu, Myrrha ? demanda presque brutalement le jeune homme. Crois-tu donc que j'aie oublié mon serment ? Est-ce pour cela que tu pleures ?

La voix de Rynaldo avait alors vibré dans une irritation si inquiétante que Myrrha s'empressa de saisir tendrement la main de son frère.

– Rynaldo ! Rynaldo ! Tu peux, tu dois être heureux ! Je veux que tu oublies ton serment ! mon frère chéri...

– Jamais !

Le jeune homme prononça ce mot avec une telle férocité, que Myrrha, secouée d'une joie terrible, embrassa son frère avec un transport presque sauvage. C'est alors que le nain Magnus annonça :

– La « petite matelassière » !

– Stella ! cria Rynaldo. -- Et il courut à elle, et l'amenant par la main devant sa sœur : -- C'est elle ! Ah ! si tu savais, Myrrha, comme elle est belle !

Myrrha dit à la jeune fille avec un triste sourire :

– Je regrette de ne pouvoir vous voir, ma sœur...

Stella prit les deux mains de l'aveugle, et s'étant agenouillée devant elle, les plaça sur sa tête en disant :

– Bénissez-moi, ma sœur, selon la mode de la « Porte-de-Fer », car j'aime Rynaldo.

Mais Myrrha retira ses mains dans une grande agitation et s'écria :

– Malheureuse ! Rynaldo ne vous a donc rien dit ?

– Il m'a dit, fit doucement Stella, qu'il avait fait un serment qui, tant qu'il ne serait point accompli, lui défendait le mariage...

– Vous voyez bien alors que je ne puis vous bénir selon la mode de la « Porte-de-Fer », repartit Myrrha, dont le sein se soulevait sous le coup d'une émotion extraordinaire, car il se peut qu'il meure sans avoir accompli son serment.

-- Alors je mourrai vierge ! ma sœur, mais nous aurons été l'un à l'autre dans la mort. Bénissez-moi donc à la mode de la « Porte-de-Fer » !

Myrrha se recueillit et prononça les paroles que le jude\{17\} fait entendre sur le front de l'épouse le jour des noces :

– « Frileuse fille d'Égypte qui n'est vêtue que de cordes, fais-t'en des ceintures que ton époux dénouera, et tu auras chaud ! »

Quand Rynaldo releva Stella, il était aussi tremblant que Stella était calme, car désormais ce trésor lui appartenait, mais il ne pouvait oublier qu'il avait fait serment de n'y point toucher.

– Ma sœur, dit Stella, en s'asseyant auprès de l'aveugle, Rynaldo m'a souvent parlé de vous et je vous aimais avant de vous connaître. Quand il m'a dit votre malheur, je n'ai pu retenir mes larmes. Comment donc une aussi terrible catastrophe qui vous a privée, si belle et si jeune, de la lumière du jour, a-t-elle pu vous frapper ?

Myrrha devint si pâle que Rynaldo crut qu'elle allait défaillir et que Stella regretta sa question. Mais déjà la jeune cigaine avait surmonté son émotion, et d'une voix dont le timbre sonna étrangement aux oreilles de Stella, Myrrha répondit en secouant la tête :

– Ce fut une nuit que la chose arriva, une nuit qui était toute rayonnantes d'étoiles, n'est-ce pas, Rynaldo ? Mais je ne voyais plus les étoiles ! C'est à cela que Rynaldo et moi, nous nous sommes aperçus que j'étais devenue aveugle ! N'est-ce pas ? n'est-ce pas, Rynaldo ? Et je n'ai plus revu les étoiles depuis, bien que je vive dans une nuit éternelle !

Disant cela, Myrrha s'étreignait les doigts, et ses beaux grands yeux morts, levés au ciel, cherchaient en vain la caresse du jour.

– Quel désespoir a dû être le vôtre ! fit Stella.

– Oui, oui, j'ai poussé des cris terribles ! des clameurs qui ont été entendues cette nuit-là jusque sur la mer ! n'est-ce pas, Rynaldo ?

– Ce que tu ne dis pas, ce que je ne dirai jamais assez, Myrrha, c'est que ton désespoir fut dépassé par ton amour pour moi ! Oh ! cette semaine maudite, à Trieste, où tu apparus dans le cirque, les yeux morts !

– Comment, vous avez continué les exercices du cirque étant aveugle !

– Mon frère Rynaldo, répondit simplement Myrrha, était bien jeune, et il nous fallait de l'or pour vivre.

– Mais on ne s'apercevait donc de rien ?\{18\}

Alors la voix vibrante de Rynaldo se fit entendre :

– On ne s'est aperçu de ses yeux morts que le jour où Darius a bondi dans le public et marqué de son sabot d'or la face infâme...

– Rynaldo ! -- Myrrha s'était dressée, haletante : -- Tais-toi ! Tais-toi... Tais-toi !

Stella regarda le frère et la sœur. Les yeux morts de celle-ci étaient si menaçants qu'ils paraissaient avoir retrouvé la vie. Rynaldo marquait une exaltation telle qu'il lui fallut les petits poings de Myrrha sur la bouche pour le faire taire. Myrrha retomba sur sa chaise.

– Oui, les mille cris de terreur du public sonnent encore à mon oreille. Darius roula... Mais heureusement je n'étais pas blessée... Seul, Darius dut garder la litière pendant quinze jours... Cher Darius... je ne l'ai plus remonté depuis... Ce pauvre Darius ! Il est encore solide, lui. Rynaldo m'a dit que vous l'aimiez beaucoup et qu'il vous aimait et qu'il vous saluait d'un joyeux hennissement chaque fois que vous passiez devant son box. Et cependant... je vais vous faire un reproche, ma sœur... vous me le fatiguez beaucoup, mon vieux Darius !

– Sa fatigue m'a sauvé la vie ! répondit Stella... Une nuit que j'étais poursuivie, dans une forêt, par des loups, j'ai pu leur échapper grâce à un de ces sauts inouïs qu'il ne faudrait demander à aucun autre cheval au monde.

– Oh ! j'étais arrivée à lui faire faire des bonds prodigieux. Vous savez qu'il sort des haras de Trakehnez et qu'il a été merveilleusement dressé en haute école. Ah ! que ne lui ai-je fait faire ! Mais comme cheval sauteur, quel triomphe ! Dites-moi, ma sœur, ne me le faites pas dévorer par les loups... Soignez-le moi bien.

– Oh ! il est soigné comme un enfant et il voyage comme un archiduc. Je lui fais toujours retenir un wagon pour lui tout seul et ce n'est point la domesticité qui lui manque.

– Cette forêt est donc bien loin ? Ma sœur, pourquoi avez-vous besoin de Darius dans cette forêt où il y a des loups ?

Rynaldo mit une main sur l'épaule de sa sœur :

– On ne questionne jamais la « petite matelassière », fit-il.

– C'est vrai, répliqua Stella, car elle a trop de peine quand elle ne peut répondre aux questions de sa sœur.

– On lui obéit ! repartit Rynaldo.

– Oh ! pas toujours, jeta Stella en regardant Rynaldo qui rougit. C'est bien malheureux que Darius ait besoin de repos, car moi, j'ai besoin d'un cheval, tout de suite !

– Il y a Gitane, fit Myrrha.

– Allez donc, je vous prie, mon ami, et amenez-le moi sans perdre une seconde, dit Myrrha à Rynaldo.

– Stella n'a jamais monté Gitane, répliqua Rynaldo, et si ce n'est point pour retourner avec lui dans la forêt je préfère, malgré sa fatigue, lui amener Darius.

Stella acquiesça avec joie.

– Dorez-lui les sabots, dit-elle, car il portera cette nuit une reine !

– La Reine du Sabbat ! termina le jeune homme en s'inclinant.

– Rynaldo ! vous êtes bien imprudent d'achever les phrases de la « petite matelassière ». Elle ne vous confiera plus ses secrets ! fit Stella avec humeur.

Et elle congédia le jeune homme qui courut aux écuries. Aussitôt Stella s'en fut prendre Myrrha dans ses bras frémissants.

– Rynaldo est fou ! ma sœur, lui glissa-t-elle à l'oreille. Il se compromet et il compromet notre cause ! Il se jette comme un enfant dans toutes les aventures ! Il serait déjà sous les verrous, si je ne veillais. Il sera mort demain, si vous ne le retenez auprès de vous, ce soir !

– Que me dites-vous là ? murmura Myrrha qui se prit à trembler.

– Je lui avais conseillé d'attendre ! L'heure n'a pas encore sonné ! et il a profité de mon absence pour se conduire comme un enfant impétueux ! Il n'a pu assister impassible au soulèvement populaire de Vienne... soulèvement « organisé » en grande partie par la police elle-même... Il a couru en tête du mouvement. Il le dirige... On l'a laissé faire toutes les bêtises, on lui a permis toutes les audaces... car il avait affaire à des traîtres !

– Pourquoi ne lui avez-vous pas dit tout cela, à lui ?

– Parce qu'il aurait cru à un subterfuge de ma part... pour l'empêcher de courir le danger que son imprudence à déchaîné... Savez-vous ce qu'il a imaginé ? De conduire les délégués fédéraux jusque dans le Burg, jusque dans la chambre de l'empereur, en passant par un souterrain qui aboutit à l'église des Augustins. Il s'est tellement avancé dans cette affaire qu'il croirait faillir à l'honneur en reculant maintenant. Rien de ce que je pourrais lui dire ne le retiendrait... Or, ces gens l'abandonnent, car ils se sont tous trahis... La police est au courant de tout ! et j'ai dû faire avertir certains amis de Réginald qui ne rejoindront point ce soir les délégués dans leur caveau.

– C'est au Caveau qu'est le rendez-vous ? demanda Myrrha.

– Les délégués doivent se réunir au Caveau, et de là rejoindre Rynaldo dans la crypte de l'église des Augustins. Mais ils ne viendront pas. Ils laisseront Rynaldo y aller tout seul ! Ils se sont vendus à Brixen ! Et Rynaldo restera seul exposé aux coups effroyables que la police de M. de Riva a préparés. C'est la mort ! Et peut-être avant, le supplice !

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ô Stella, ma sœur, que voulez-vous que je fasse ? Comment avez-vous pensé que je pourrais, moi, retenir Rynaldo si vous jugez que vos paroles sont impuissantes à le sauver ! Que faire ? Que faire ?

Et Myrrha se tordait les mains.

– M'obéir ! répondit Stella d'une voix brève... Les rendez-vous sont pour cette nuit. Rynaldo dîne ce soir avec vous. Faites-lui boire un narcotique et il est sauvé ! Myrrha embrassa Stella avec une passion farouche.

– C'est toi qui l'auras encore sauvé ! lui dit-elle. Ah ! aime-le ! Aime-le ! Et comme je t'aimerai ! Le narcotique ?

Alors la « petite matelassière « s'assit à un bureau qui occupait un coin de la pièce. Elle écrivit quelques lignes et apposa sur le papier un cachet en forme de montre, puis elle sonna et le nain Magnus se présenta.

– Pour M. Malaga, dit-elle.

Quand M. Magnus remonta, il trouva Stella et Myrrha qui, la fenêtre ouverte, échangeaient quelques propos avec un personnage dont on distinguait vaguement la voix dans la rue. Stella se retourna au bruit que fit Magnus en entrant, et les deux jeunes femmes quittèrent la fenêtre, échangeant quelques propos à voix basse. M. Magnus s'en fut tout de suite à la fenêtre pour la fermer, et jeter un petit coup d'œil dans la rue.

– L'homme à la tête de veau ! s'écria-t-il.

Après avoir remis la potion à Myrrha il roula à travers la pièce, bousculant les meubles, enfonçant les portes, traversant le corridor et se jetant dans l'escalier. Et cela si précipitamment, qu'il négligea de refermer la porte de l'appartement de Rynaldo, et qu'il ne vit point une ombre qui, profitant de l'ouverture de l'huis, se glissait dans le vestibule.

Cette ombre avait un fourreau de marchand de parapluies sous le bras. Quant à M. Magnus, il parvint, malgré toute sa vélocité, juste à temps sur le seuil de l'immeuble pour ne plus trouver aucune trace de la « tête de veau » ; mais en revanche, il vit apparaître, au coin de la rue, Rynaldo qui tenait les rênes de Darius.

Quand Stella fut descendue à son tour dans la rue, Darius emplit l'air de son joyeux hennissement. Stella embrassa sur les naseaux la noble bête, cependant que Rynaldo, jaloux, et boudeur comme un vrai gamin de vingt ans, et triste aussi, ainsi qu'il lui arrivait chaque fois qu'il voyait partir Stella pour une de ces courses mystérieuses dont elle ne lui avait jamais dévoilé le secret, se tenait un peu à l'écart :

– Au revoir, Rynaldo !

– Au revoir, Stella !

Et tous deux, ils échangèrent un regard, où malgré l'humeur apparente de ces deux beaux enfants bizarres, il était impossible de ne point voir éclater leur amour. Avant de partir, Stella montra la fenêtre où Myrrha venait d'appuyer son front pâle.

– Monte auprès d'elle ! ordonna Stella. Elle t'attend !...

Et ce ne fut que lorsqu'elle n'entendit plus le pas de Rynaldo dans l'escalier et qu'elle fut certaine qu'il avait rejoint sa sœur qu'elle rendit les rênes à Darius. Mais à ce moment, ayant tourné la tête à gauche, elle aperçut le nain Magnus qui, lui aussi, se mettait en mouvement.

– Vous m'accompagnez, monsieur Magnus ? demanda Stella ?

– Trop heureux de vous avoir retrouvée, ma reine ! déclara M. Magnus. Je ne vous quitte plus !

– Ni moi non plus ! fit une bonne petite voix aigrelette.

Stella tourna la tête à droite et aperçut un grand, long, dégingandé corps qu'elle connaissait bien.

– Tiens ! monsieur Petit-Jeannot ! Eh bien, dit-elle avec un sourire encourageant... venez donc ! Cette fois-ci, mes petits amis, je ne vous perdrai point.

Et ainsi qu'au soir étoile où ils avaient quitté de compagnie les Saintes-Maries, la Reine du Sabbat leur cria :

– En route, mauvaise troupe !

Ils suivirent tout doucement la rive déserte du Danube, passèrent le fleuve et continuèrent sur l'autre rive.

III -- LES BOHÉMIENS

Quand la petite troupe arriva non loin de l'île Lobau, elle découvrit tout à coup, en débouchant dans une sorte de cirque, des groupes nombreux de Bohémiens qui commençaient d'allumer leurs feux. Une cinquantaine de chariots étaient là, disposés en carré et formant boulevard, cependant que les tentes étaient dressées au milieu.

À la vue de la petite troupe qui s'avançait, de grandes jeunes filles au teint de bronze, aux yeux de feu, accoururent en sautant et en s'accompagnant du son du tambourin. Elles paraissaient avoir été placées là en sentinelles, et la musique qu'elles faisaient entendre était moins destinée certainement à réjouir l'oreille des voyageurs qu'à avertir les cigains de la visite subite qui leur arrivait.

Stella, Magnus et Petit-Jeannot avançaient toujours. À l'entrée du camp, Stella jeta une sorte de cri sauvage qui, au lieu d'attirer les bohémiens, les laissa à leurs occupations. Ce cri semblait les avoir renseignés. Ainsi l'amazone put, sans être dérangée, traverser tout le camp. M. Magnus, qui connaissait cependant beaucoup de troupes cigaines, ne connaissait point celle-là : elle était trop misérable. C'était là tout un peuple de liaessi avec lequel il n'avait point accoutumé de fréquenter.

Quant à Petit-Jeannot, il considérait toutes ces figures sauvages avec peu d'assurance. À la lueur d'un brasier ardent, des hommes aux traits brunis, aux regards fauves, faisaient gémir comme de véritables cyclopes le fer sous les marteaux. Et ce n'étaient point là des gens qui travaillaient à de menus ouvrages de serrurerie ou de chaudronnerie. Ce qu'ils sortaient de leurs brasiers, c'étaient des piques, des piques de feu, des piques fulgurantes, dont l'acier chantait aussitôt dans l'eau des bassins de fonte. Des femmes assises en rond fumaient leur pipe en chantant doucement une mélopée étrange. Des adolescents jetaient ça et là des sarments sur les feux où chaufferait, sous trois bâtons en faisceau, la soupe du soir.

Et personne ne se dérangea de ses occupations au passage de Stella et de ses deux compagnons. Mais au cri que l'amazone avait poussé en pénétrant dans le camp, la tente du jude, la tente du chef, qui se trouvait au centre de cette singulière agglomération, s'était entr'ouverte, et sous la loque de sa porte de cuir était apparue une silhouette. Cette silhouette devenait plus précise à chaque pas que faisaient Stella et ses compagnons. Tout à coup, M. Magnus s'écria : -- L'homme à la tête de veau !

Et il bondit vers la silhouette qui s'effaça. M. Magnus se préparait à faire irruption dans la tente, quand il fut quasi cloué sur le sol en apercevant, devant lui, assis sur la chaise des ancêtres, le vieil Omar lui-même.

L'aïeul des tribus, dans son immobilité, avait la majesté de la pierre. Sur son front était posée la couronne de fer du jude de Valachie, dont l'autorité sur tous les autres judes est reconnue par les cigains du monde entier. Nul autre que le Grand Coesre lui-même, le Dieu doré, ne peut rendre la justice devant lui. Deux fléaux d'armes croisaient leurs manches au-dessus du dossier de son siège. Sa main droite s'appuyait sur un épieu et sa main gauche sur son genou.

À l'intérieur, la tente du jude de Valachie s'ornait des cuirs les plus somptueux, cuirs de Hongrie, cuirs de Transylvanie, mais surtout de cuirs de Valachie que l'on a trempés dans un bain mélangé de farine d'orge, de sel et de levain de froment et que l'on incruste ensuite d'ornements au vermillon et à l'or bruni. Des armes, en trophées, pendaient à ces murs de toile. Deux brasiers aux flammes bleues éclairaient sinistrement le vieil Omar et son épieu.

Le nain Magnus était donc resté sur le seuil de la tente, et il laissa passer devant lui Stella, qui s'était élancée à bas de sa monture. Petit-Jeannot, derrière elle, entrait. Le vieil Omar laissa venir à lui, sans faire un mouvement, la Reine du Sabbat, qui respectueusement mit un genou en terre et courba sa belle tête dorée. Le jude alors frappa deux coups de son épieu sur le sol durci et la jeune fille se releva ; puis le jude, la laissant debout, parla.

– J'attendais le Dieu doré, dit-il. La « tête de veau » m'avait annoncé sa venue. -- Et s'adressant à Petit-Jeannot et au nain Magnus : -- Je vois que mes fils ont bien rempli leur mission, puisqu'ils me ramènent le Dieu doré sain et sauf, malgré tous les dangers de la route.

– Jude, ils ont bien mérité des tribus, car ils ne m'ont point quittée, dit Stella.

– Il leur en sera tenu compte ! dit le vieil Omar de sa voix rude. Continuez donc, mes enfants, à faire bonne garde, si vous tenez un peu à votre aimable peau !

Et il eut un rire rauque. Petit-Jeannot en frissonna de la tête aux pieds.

– Et maintenant, ordonna le vieil Omar, sortez ! Vous attendrez votre reine à la porte !

Mais, à cette minute même, la tente se remplit d'un tumulte inouï ; des clameurs effroyables et le bruit d'une bataille firent tourner la tête au jude, à Stella et à Petit-Jeannot. Alors ils aperçurent deux corps qui roulaient sur le sol, noués bizarrement l'un à l'autre. C'étaient M. Magnus et la « tête de veau » qui refaisaient connaissance. Le jude allongea dans ce groupe un grand coup de son épieu pointu. La « tête de veau » en eut l'une de ses grandes oreilles percée. Elle se releva en gémissant, et M. Magnus lâcha prise. Le jude demanda avec calme des explications, d'où il résulta que la « tête de veau » avait pris sa femme à M. Magnus. Aussitôt le jude se leva et montra la chaise au Dieu doré, selon l'usage, car il s'agissait de juger et le jude ne peut juger devant le Grand-Coesre.

Stella prit donc la place d'Omar, et régla rapidement le conflit d'après l'Évangile tzigane qui permet de voler et de trahir son semblable, à la condition que le semblable ne s'en aperçoive pas. Or M. Magnus s'étant aperçu du vol de sa femme par la « tête de veau », la « tête de veau » devait être déclarée coupable. Ainsi rendit son jugement le Grand Coesre, et le vieil Omar l'approuva en branlant sa tête chenue. La « tête de veau » fut condamnée à rendre sa femme à M. Magnus. À quoi la « tête de veau » répondit qu'il ne savait ce que Mme Magnus était devenue, attendu que Mme Magnus avait quitté la « tête de veau » pour s'enfuir avec l'Homme-Tapir. Le Grand-Coesre n'avait rien à répondre à cela, sinon que la chose ne le regardait pas et qu'on se reverrait à la Porte-de-Fer. Tous les jugements des judes doivent avoir reçu en effet leur complète exécution lors de la solennité annuelle qui réunit les principaux des tziganiés aux grottes de la Porte-de-Fer, aux rives du Danube, et cela sous peine des plus cruels châtiments. Les deux plaideurs, suivis de Petit-Jeannot, sortirent de la tente. Ce sont les mœurs cigaines.

Omar et Stella restèrent seuls. Que se dirent-ils ? La conférence fut brève. Quand Stella reparut sur le bord de la tente, il faisait tout à fait nuit, et une grande lueur venait de monter dans le ciel, du côté de Vienne. C'était l'émeute qui allumait sur la ville sa torche !

Omar resta dans sa tente, mais derrière la porte de cuir on entendit tout à coup la voix cuivrée de son olifant. Cri d'appel, cri de guerre ! Les ombres bohémiennes se sont dressées du coup autour des feux.

Stella est remontée à cheval ; suivie de M. Magnus et de Petit-Jeannot, elle traverse le camp à nouveau, mais obéissant sans doute au commandement du cor du vieil Omar et à un mot d'ordre qui court dans les groupes, toute une troupe de bohémiens est prête instantanément à accompagner la Reine du Sabbat. À la lueur des feux, on les voit qui s'arment de piques et de coutelas. Ils sont bien deux cents qui grouillent maintenant autour de l'amazone.

L'étrange caravane se met en chemin sans qu'un mot ait été prononcé. Et elle se dirige, mystérieuse et menaçante, vers l'horizon de flammes. Stella conduit cette cohorte de démons. Elle lui fait faire le chemin qu'elle a parcouru tout à l'heure avec ses deux compagnons... Et les voilà tous, maintenant, au long du fleuve dont les eaux lourdes reflètent les sinistres lueurs de l'incendie.

Dans quel quartier la torche de M. de Riva ou celle des révolutionnaires a-t-elle allumé ce brasier ? Où se bat-on ? D'où viennent ces rumeurs, ces coups de feu, ces sourdes clameurs ? On a la sensation que quelque chose de très grave doit se passer non loin de là. Mais le quartier traversé par la fantomatique bande n'est point gardé... Toutes les forces de la police ont été certainement requises par ailleurs. La marche se fait plus rapide, quoique toujours silencieuse, et bientôt les bohémiens débouchent dans les allées du Prater.

Là, pas une lumière... pas un bec de gaz.

Avant d'arriver dans la Haupt-allée, l'amazone a fait entendre un coup de sifflet, et toute la troupe s'est arrêtée d'un seul mouvement. Stella a sauté à nouveau de sa monture, qu'elle confie à Magnus et à Petit-Jeannot ; puis elle s'est glissée dans les groupes et a échangé avec eux quelques rapides paroles en langue romani. On se trouve à ce moment sous le couvert de bosquets sombres, épais, touffus, que rien ne vient éclairer... Toute la bande des nomades a disparu derrière les arbres... Et l'on n'aperçoit plus qu'une silhouette féminine qui s'avance délibérément vers un mur donnant sur les derrières d'une vaste brasserie, maintenant silencieuse et sombre : Le Restaurant Paumgartner...

Le mur a une porte. Stella y frappe trois coups et prononce le mot de passe qui est ce soir : Constitution. La porte s'ouvre et se referme sur Stella. La jeune femme se trouve en face de M. Paumgartner lui-même. M. Paumgartner a une belle silhouette d'officier et il a des yeux qui regardent les gens bien en face, et ce sont des yeux qui, depuis qu'ils existent, ont donné confiance à tout le monde. Ayant entendu le mot de passe, il laisse Stella continuer son chemin sans plus s'occuper d'elle. Stella traverse un jardin sans avoir vu personne. Un lumignon éclaire un escalier humide qui s'enfonce dans la terre. Stella descend ; un long couloir. Elle va au bout de ce couloir, pousse encore une porte et se trouve dans une salle de billards.

Deux joueurs font leur partie. Un troisième marque les points. À l'arrivée de cette femme bottée, enveloppée de sa mante comme un mousquetaire, il crie un chiffre.

Aussitôt le bruit d'une discussion très vive qui avait lieu dans la salle adjacente cesse comme par enchantement. Là encore il y a un billard, là encore sont des joueurs. C'est ce qu'on appelle le caveau. Une compagnie d'enragés joueurs de billard s'y donnent rendez-vous et ces messieurs ne risquent point dans ces sous-sols d'y être dérangés.

Trois salles sont là, d'affilée. Ah ! les singuliers joueurs ! Quelques-uns ont des costumes éclatants comme on en porte encore du côté du Bas-Danube ou dans les Carpathes. Et le bizarre effet que ces silhouettes exceptionnelles produisent autour d'un billard ! Regardez ces gens dont les ceintures retiennent le coutelas dans le fourreau de cuir ! À côté de ces visages de brigands surgissent de temps à autre de placides figures bourgeoises à faux-col et à redingote.

Tout cela s'est immobilisé au cri poussé par le marqueur de points, et puis aussitôt les « parties » ont repris avec acharnement. Stella s'est avancée jusqu'au seuil de la seconde salle et a dit : Deux heures et quart !

Puis elle a traversé la fumée et a poussé la porte de la troisième pièce sans que l'on s'opposât à son geste... Là, une trentaine d'hommes se trouvaient qui étaient la répétition des types des salles précédentes. ! Mais ils ne jouaient point. Ils ne fumaient point. Ils parlaient bas, avec des mines peu réjouies. Ils étaient réunis autour d'une table chargée de papiers, qui y disparurent à l'arrivée de cette femme qu'ils n'attendaient point. Et tous se levèrent, menaçants.

– Qui es-tu ? demanda quelqu'un.

Stella lança un regard sombre à ces hommes qui n'avaient pas su garder leur foi à la fédération, et qui s'étaient laissé honteusement entraîner dans la politique de Brixen. Elle avait résolu de les perdre et de jeter leurs cadavres en travers de toute la diplomatie du premier ministre de l'empire. D'une voix vibrante, elle répondit à la question du conjuré :

– Je suis l'Heure Rouge !

Aussitôt, écartant les plis de son manteau, Stella apparut dans son costume éclatant : tunique écarlate à brandebourgs, grand fouet en sautoir, bottes jaunes, et tous les attributs du Grand Coesre. Le kandjar luisant et les pistolets richement damasquinés étaient passés dans la ceinture. Il n'y eût qu'un cri : -- La Reine du Sabbat !

– Oui ! Croates, Slaves, Magyars, Tchèques, Bosniaques, Italiens, et ceux de Dalmatie ! C'est moi, la Reine du Sabbat, qui vous a été annoncée... moi, moi, votre amie et votre alliée, l'héritière de Réginald, qui vient vous dire : « L'heure est venue de marcher derrière le ban. »\{19\}

– Le ban est mort ! fit une voix sourde, à moins que Réginald ne soit ressuscité !

Tous répétèrent en courbant la tête :

– Le ban est mort !

– Le ban est mort, vive le ban ! s'écria la jeune fille en s'avançant sur eux d'une façon si menaçante que quelques-uns reculèrent.

Les yeux de Stella jetaient des flammes. Ah ! qu'elle était belle alors ! La jeune fille, dont la main tremblait d'enthousiasme sur la poignée de son kandjar, semblait comme inspirée, et ses paroles brûlaient les conjurés coupables comme un fer rouge.

– Vive le ban ! continua-t-elle. La race de Réginald n'est point morte, car la poussière des héros est immortelle ! Un nouveau ban est né pour être votre idole et il vous conduira à la bataille. C'est l'enfant du Dieu des combats. À un mot de lui, à un signe, deux cent mille hommes se lèveront aux rives du Danube, et les femmes et les enfants prendront les armes eux-mêmes ! Le puissant le protège partout où il va. Il n'a jamais été blessé et ne le sera jamais, car la main de Dieu est sur sa tête ! Zivio ban ! (vive le ban).

– Zivio ban ! répétèrent quelques rudes voix, mais elles ajoutèrent : -- Où est le ban ?

– Où est le ban ? Mais il est parmi vous ! Il vous a parlé tous les jours ; il a réchauffé votre courage et votre espoir. Il s'appelle Rynaldo.

– Rynaldo ! Un enfant ?

– C'est votre chef ! Il a été élevé pour commander à ceux de la Porte-de-Fer !

– Où donc est-il ? firent quelques-uns.

– Vous le demandez ! s'écria Stella d'une voix éclatante. Il est où il vous attend ! Il est où vous devriez être déjà !

– C'est un projet insensé... fit une voix qui sonna singulièrement dans le silence subit.

– Il vous attend pour vous conduire auprès de celui qui peut tout et qui doit vous entendre ! Si vous ne suivez pas le ban, la Reine du Sabbat ne l'abandonnera pas ! Nous pénétrerons seuls, tous deux, dans le palais, et vos peuples diront que vous avez été des traîtres !

Il y eut des murmures : « Nous irons ! Il faut que l'empereur nous entende ! C'est un projet insensé ! La révolution est déjà morte dans Vienne, les barricades sont abandonnées, les troupes de Riva ont écrasé les derniers insurgés. Que voulez-vous que nous fassions ? »

– Ceux qui parlent ainsi sont des amis de Brixen ! protesta Stella, et, s'il le faut, je leur ferai rentrer leurs paroles de lâches dans la gorge.

Et elle tira son kandjar dont l'éclair d'acier flamba dans sa petite main nerveuse. Et elle cria :

– À moi, les « Deux heures et quart » !

Quelques-uns des personnages qui remplissaient la seconde salle accoururent à cet appel. Seuls restèrent à jouer au billard, dans la première salle, les trois gardiens de l'entrée du caveau. Stella avait laissé tomber son manteau, et tous reconnurent la Reine du Sabbat. Elle leur rappela en quelques paroles cinglantes comme des coups de fouet que le ban Rynaldo attendait les conjurés dans le souterrain de l'église des Augustins, et qu'il se trouvait, parmi les amis du caveau, des lâches qui hésitaient à l'aller rejoindre, sous prétexte que la révolte s'éteignait dans la ville.

– On vous a menti ! rugit-elle. Je viens de traverser la place Lobknitz. Tous nos hommes sont prêts à dégager l'entrée de l'église si c'était nécessaire ; mais le quartier est quasi désert, car toutes les forces de Riva donnent en ce moment à l'hôtel des Invalides auquel on a mis le feu par mon ordre. L'heure est bonne puisque la Reine du Sabbat vous dit que cette heure a sonné. Je suis votre alliée. Rien ne résistera à l'alliance du ban et du Grand Coesre. Vous savez quelle partie nous lie ? Je vous apporte mes lions. Ils sont à votre porte. Ils vous accompagneront. Mais accompagneront-ils des moutons ?

– Zivio ban ! Zivio ban ! Vive la Reine du Sabbat !

– Mon peuple, continua-t-elle, attend depuis des siècles l'heure rouge qui va sonner ! C'est lui qui vous conduira à l'empereur ! À moi, les tziganes ! peuple d'esclaves ! peuple de héros ! Entendez-vous mon peuple en marche ? Entendez-vous les cigains innombrables sur la terre retentissante ? Le signal a été donné ! Mes troupes rempliront vos plaines et vos montagnes ! Les persécutés arrivent, plus nombreux que les astres du ciel ! Comme le Pharaon a été noyé dans la mer Rouge, ainsi soit englouti le cigain dans les entrailles de la terre, s'il ne croit point à la parole de la Reine du Sabbat ! Alors les cigains présents crièrent :

– Zivio ban ! Zivio ban ! Vive la Reine du Sabbat !

Et tous ceux qui hésitaient encore commencèrent à se sentir ébranlés. Tour à tour, Stella s'adressait aux Croates, aux Slaves, aux Dalmates, aux Magyars... À ces derniers surtout, sa parole parut de flamme.

– Ô Magyars ! souvenez-vous que la Hongrie est la seule des nations qui n'ait jamais voulu mettre les cigains au ban de l'humanité. Vous nous avez donné des terres, des privilèges, des droits et des chefs, et vous nous avez comblés de vos bienfaits ! Il a fallu que la maison d'Austrasie montât sur le trône de Saint-Étienne pour que tout nous fut enlevé. Mais ils n'ont rien oublié ! Et puisque vous êtes esclaves à votre tour, ils viennent vous délivrer ! Je vous dis que la vermine est en marche, et qu'elle dévorera le vieux cadavre austrasien comme les poux de mer dépouillent les squelettes sur le sable du rivage !

Alors les Magyars crièrent, pour décider les Croates et tous les Slaves :

– Zivio ban ! Zivio ban ! Vive la Reine du Sabbat !

Mais les Slaves ne se décidaient pas encore. Ce que voyant, Stella sortit de sa poitrine la petite montre sur laquelle étaient écrits en caractères gothiques :

À deux heures

Et quart

Comme à toute heure

Que Jésus

Soit dans ton cœur !

-- Voici l'heure rouge ! dit-elle. Voici l'heure qui vengera Réginald que vous avez tant aimé ! C'est sur elle que vous avez prêté serment ! Que chaque Slave fasse flotter sa bannière ! L'ennemi est en face de nous ! Frères, en avant ! Dieu nous protégera ! Venez donc tous à l'appel ; accourez, Magyars, Illyriens et Slovacks ! Frères, en avant ! Les Slaves, électrisés à leur tour par l'ardente parole de la jeune guerrière, répétèrent :

– En avant ! Zivio ban ! Vive la Reine du Sabbat !

– Vous mourrez tous si vous ne me suivez point. C'est ce soir que l'empereur sera enfermé dans ses promesses et dans nos bras ! Ne craignez rien ! Car je vous le dis : En vérité ! il est plus faible qu'un enfant !

Et c'est alors que deux délégués fédéraux, qui étaient des bourgeois en redingote et qui étaient très pâles, car ils ne voyaient plus le moyen de se soustraire au mouvement qui entraînait tous les conjurés derrière la Reine du Sabbat, se levèrent et dirent :

– Nous autres, nous n'avons jamais juré sur les « deux heures et quart » ! Cependant nous sommes prêts à vous accompagner si les « Deux heures et quart » tiennent la promesse qu'ils nous ont faite.

-- Quelle promesse ? demanda Stella frémissante, car elle pressentait toute l'horreur de la parole qui allait être prononcée.

– Les « deux heures et quart » nous ont fait dire : « Attendez un événement auprès duquel celui de la mort de Marie-Louise ne saurait compter. »

Stella était devenue aussi pâle que les deux hommes.

– Ne l'attendez plus, répondit-elle d'une voix sourde, car cet événement est arrivé. Le crime a été commis.

Et se servant de la poignée de son kandjar comme d'une croix elle étendit la main sur son poignard :

– Je jure que celui qui a frappé n'a point frappé par mon ordre ! Dieu seul le connaît, et peut-être celui-là a-t-il frappé au nom de Dieu ! L'archiduc Adolphe, le prince héritier de l'empire d'Austrasie, est mort hier, assassiné !

À cette nouvelle terrible que la police de M. de Riva avait réussi à tenir encore secrète, il y eut d'abord de la stupeur, puis des clameurs... ici de la joie féroce... là de l'épouvante... et chez tous de l'espoir. C'était le dernier coup à la maison d'Austrasie. Les délégués ne résistèrent plus et se laissèrent emporter dans le tourbillon, qui précipitait déjà tous ces sauvages de la diplomatie hors du caveau :

– À la Hofburg ! À la Hofburg !

Les salles se vidèrent. On n'entendait plus que ces mots :

– En avant ! En avant ! Rynaldo nous attend !... Zivio ban !

Et le tumulte était si grand que nul n'entendit le cri de victoire poussé par la Reine du Sabbat, qui balayait d'un geste tous les retardataires devant elle...

– À la Hofburg, tas de traîtres !

... Quand les conjurés se trouvèrent dehors, débouchant dans la Haupt-Allée du Prater, ils s'arrêtèrent tout à coup, surpris et effrayés, et se croyant déjà trahis. Des ombres en effet les entouraient en agitant des armes. La voix de Stella se fit entendre :

– Ce sont les « poux du rivage » que je vous avais promis ! dit-elle. Malheur à ceux qui approcheront les soldats du vieil Omar, gardes et défenseurs de la foi des « Deux heures et quart » ! En avant !

La troupe des conjurés, gardée par la troupe des bohémiens, s'ébranla derrière la Reine du Sabbat que flanquaient à nouveau ses deux gardes du corps, le nain Magnus et Petit-Jeannot. La poitrine de l'amazone battait à se rompre sous les efforts de son cœur joyeux et vindicatif.

– Pas un n'échappera ! grinçait-elle entre ses dents de jeune chien. Veillez bien sur eux, les « poux » du vieil Omar !

IV -- L'ÉGLISE DES AUGUSTINS

La bande arriva, sans encombre, jusque sur la place de Lobknitz, à côté de laquelle se dresse le porche de l'église des Augustins, paroisse de la cour. En route, on ne heurta dans l'ombre aucune patrouille qui eût pu donner l'éveil. La police de M. de Riva eût veillé elle-même à débarrasser de tout obstacle la marche des délégués fédéraux et de leurs acolytes que l'expédition ne se serait point accomplie avec plus de tranquillité.

La Reine du Sabbat parvint la première au seuil de l'église. Elle frappa la porte de la poignée de son kandjar, et les lourds vantaux s'entrouvrirent. Alors Stella poussa hardiment son cheval dans la nef, ainsi que l'ont toujours fait les chefs des Huns et les Tartares, mais comme elle était pieuse, ainsi que toutes les cigaines, elle fit un grand signe de croix, et toute la bande suivit.

L'église des Augustins date du quatorzième siècle. Là se trouvent les urnes d'argent renfermant les cœurs des empereurs et impératrices d'Austrasie, mais l'artiste y est surtout attiré par le tombeau de Marie-Christine, fille de Marie-Thérèse, énorme pyramide de marbre blanc où Canova a sculpté de bien douces et charmantes figures de la douleur, pleurant devant la porte d'un caveau funéraire. Cette porte de la Mort semble conduire au sein de la terre. Une grille ferme toute cette sculpture. C'est devant cette grille que Stella conduisit Darius, et qu'elle l'y attacha en le confiant à la garde fidèle de M. Magnus et de Petit-Jeannot.

Une acclamation retentit sous les voûtes de l'église. Stella, au milieu de ses bohémiens, secouait au-dessus des têtes une torche enflammée, et désignait aux délégués les premières marches d'un escalier qui s'enfonçait dans la terre. La Reine du Sabbat venait d'ouvrir à la délégation la porte du souterrain qui conduisait à la chapelle de la Cour, appelée encore chapelle des morts. Et les conjurés se voyaient déjà dans le Burg, au cœur de la place. Ce passage s'ouvrait à droite du monument de Marie-Christine, à quelques mètres de l'endroit où se tenaient M. Magnus et Petit-Jeannot. Les délégués étaient sur le point de s'y engouffrer.

– Où est Rynaldo ? demanda une voix hésitante.

La Reine du Sabbat montra le souterrain. Et sûre de son mensonge, elle répondit à ces traîtres qu'elle avait résolu de perdre :

– Là ! Il est là !

Et puis elle sortit l'« Heure rouge » de sa poitrine, et l'élevant à la hauteur de la flamme qu'elle portait à bout de bras :

– Lisez l'heure ! À quelle heure Rynaldo vous a-t-il donné rendez-vous ?

– À deux heures et quart ! répondirent les conjurés.

– Il s'en faut d'une demi-heure ! reprit Stella. Dans une demi-heure, Rynaldo vous conduira auprès de l'empereur !

– Où trouverons-nous le ban ? réclama encore la voix.

– Au bout du souterrain, en sentinelle sur le seuil de la chapelle des morts. Et maintenant, en avant ! ordonna la Reine du Sabbat.

Toute la bande de bohémiens hurla :

– En avant !

Les délégués furent effrayés de voir cette horrible troupe prête à s'ébranler, à les entraîner dans le souterrain, à les rouler comme des épaves dans leur flot immonde.

– Reste donc ici avec tes bohémiens ! dirent-ils à Stella, nous allons rejoindre Rynaldo.

– Il vous attend ! répéta-t-elle avec une joie sauvage...

Les délégués et tous ceux du caveau descendirent en hâte dans le souterrain, et prirent la peine de refermer eux-mêmes la porte derrière eux, tant ils redoutaient le trop grand zèle de leurs alliés, mais en se refermant, la porte de bronze rendit un son bien lugubre. Ce souterrain était fréquenté par la cour quand celle-ci venait assister aux grandes cérémonies officielles de Saint-Augustin. Il n'en était pas moins des plus funèbres. Glacé, humide, dallé de marbre, il sentait la terre des nécropoles, répandant une odeur de catacombes. Les conjurés se trouvaient là comme dans une sorte d'antichambre de la mort. Pour se guider dans ce trou, l'un d'eux avait pris des mains de Stella, restée dans l'église, la torche enflammée dont la rouge lueur dansait lugubrement au long de ces murs funèbres...

Ainsi, parvinrent-ils jusqu'au milieu du souterrain, sans encombre, quand là ils se trouvèrent en face d'une porte. Un prodigieux silence les entourait. Ils s'arrêtèrent, anxieux. La porte était en bronze et fort lourde. Ils s'y appuyèrent sans grand espoir, mais tout de suite elle céda. Et ces cœurs faibles et tragiques furent tout de suite rassurés, car derrière cette porte, à la lumière de leur torche, ils venaient de reconnaître un homme qui semblait les attendre avec tranquillité. Cet homme portait avec une noblesse incomparable le costume du ban de Croatie. C'était Rynaldo.

V -- LA MESSE DES MORTS

Ils coururent à lui. D'un mot, d'un signe, il leur ordonna d'éteindre la torche et de garder le silence. Ils le suivirent à tâtons. Rynaldo les dirigeait vers une faible lueur qui marquait l'entrée du souterrain du côté de la chapelle de la cour. Et pendant qu'ils continuaient leur chemin dans l'obscurité commandée par Rynaldo, ils ne pouvaient s'apercevoir que la porte qu'ils avaient trouvée ouverte au milieu du souterrain se refermait derrière eux.

Ils étaient là maintenant une cinquantaine, enfermés dans l'étroit et court boyau et tout droit souterrain qui s'allongeait entre la porte du milieu et l'entrée de la chapelle de la cour. Ils étaient enfermés et ils ne s'en doutaient pas. Et Rynaldo n'en savait rien non plus.

Rynaldo avait les clefs des portes qui fermaient le souterrain à ses deux extrémités, mais il ne possédait point la clef de la porte du milieu. Lui aussi, au milieu du souterrain, il avait rencontré la porte de bronze, et lui aussi n'avait eu qu'à la pousser. Et tranquillement, il avait examiné les lieux, avant l'arrivée de ses complices.

Cet examen n'avait point été sans le contrarier un peu, et pour connaître la raison de cette contrariété, nous n'avons maintenant qu'à suivre Rynaldo et ses complices jusqu'à cette petite lueur qui marquait l'extrémité du souterrain du côté de la chapelle de la cour. Là se trouve un escalier qu'ils doivent monter, comme, à l'autre bout, il en est un qu'il leur a fallu descendre. Mais cette fois, ce ne sont que quelques marches au sommet desquelles se dresse la porte ouvrant sur la chapelle de la cour. Cette porte n'est pleine que jusqu'aux deux tiers de sa hauteur, et là elle se continue par tout un enchevêtrement de barreaux tordus et de rosaces et de losanges. C'est par les interstices de ces ornements de fer que glisse la petite lueur qui éclaire (oh ! bien faiblement !) ce coin du souterrain. Et c'est aussi par là que le regard des conjurés peut plonger dans la chapelle.

Or il se passe ceci, dans cette chapelle, de très important : elle n'est point déserte, ainsi que Rynaldo et ses amis s'y attendaient. Un prêtre, revêtu d'un surplis, au milieu du chœur, veille, un cierge allumé à côté de lui, veille et prie... Il est à genoux devant quelque chose qu'on ne distingue point très bien, et qui est recouvert d'un vaste voile noir.

L'événement est d'autant plus singulier que la chapelle ne sert -- mais jamais à une heure pareille -- que deux ou trois fois l'an, pour certaines cérémonies commémoratives et funèbres, car cette chapelle de la cour est encore appelée chapelle des morts, à cause que s'y trouvent inhumés d'illustres personnages. Les conjurés pourraient admirer la belle disposition du monument élevé par Marie-Thérèse au feld maréchal Dann, libérateur de sa patrie, si justement il n'y avait entre eux et ce monument cette étrange chose recouverte d'un voile noir... juste en face d'eux...

... Ce voile dissimule-t-il quelque cercueil ? Quelque catafalque ? Et pourquoi ce prêtre, à cette heure, dans cette chapelle ? Rynaldo, d'un geste, a rapproché de lui quelques têtes et il dit tout bas :

– Il faut savoir ce que ce prêtre fait là. Nous allons aller le lui demander. Je vous ai attendu pour cela. Attention ! Je vais ouvrir la porte !

Il introduisit la clef dans la serrure et déjà se préparait à ouvrir, quand un incident nouveau se produisit. Deux enfants de chœur sortirent de la sacristie et montèrent au maître-autel où ils commencèrent de disposer les objets du culte. Eh quoi ! allait-on dire la messe maintenant ? Désappointés, les conjurés regardèrent ces préparatifs.

De toute évidence, on allait célébrer un office. Peut-être y avait-il, cette nuit-là, après tout, quelque commémoration. Comme l'avait dit Rynaldo, cela allait retarder les conjurés, mais il ne s'agissait que de faire preuve d'un peu de patience. Rynaldo ordonna le silence absolu. Tous se turent. On n'entendait plus que le bruit des pas des deux enfants de chœur sur les dalles. En somme les conjurés étaient en nombre et ils avaient le ban avec eux. Ils pouvaient attendre. Ils attendirent plus d'une demi-heure. Le prêtre qui était à genoux devant le voile noir priait toujours. Soudain il se releva, prit son cierge et rentra dans la sacristie ; quand il eut disparu, et qu'ils reportèrent leurs yeux sur le voile noir, ils ne furent pas peu étonnés d'apercevoir derrière ce voile, debout et les bras croisés, sans armes, deux officiers bosniaques qu'ils reconnurent à leur uniforme bleu, à leur ceinturon jaune, à leur fez rouge.

D'où étaient-ils venus, ceux-là ? De quelle boîte sortaient-ils ? Quel diable les envoyait ? Et les conjurés s'efforcèrent de voir ce qui se passait jusque dans les coins les plus reculés de la chapelle. C'est ainsi qu'au-delà du voile noir, ils finirent par distinguer, malgré la pénombre qui l'enveloppait, à droite et à gauche du monument du feld-maréchal Daim, deux statues qu'il n'y avaient point remarquées tout à l'heure... Deux statues qui se mirent soudain à remuer, à se détacher du monument, à se diriger vers le voile noir, deux statues qui, en arrivant derrière le voile noir, furent saluées militairement par les deux officiers bosniaques, lesquels rectifièrent la position. Aussitôt quelques-uns des conjurés reconnurent les statues en marche. Et dans le souterrain, les deux noms furent prononcés dans un souffle :

– Léopold-Ferdinand ! Karl le Rouge !

Alors une voix dit :

– Le coup est manqué. Allons-nous-en !

Sur quoi Rynaldo promit de brûler la cervelle au premier qui reculerait. Et il les fit tous passer devant lui. Mais tous maintenant regrettaient d'être là.

Un cortège venait de faire son entrée. Les Magyars du caveau reconnurent les gardes hongrois, corps spécialement recruté par la cour d'Austrasie, parmi d'anciens officiers de l'armée, appartenant tous à l'aristocratie. L'apparition de cette garde, au lieu d'effrayer les conjurés, les rassura. Ils pensèrent que si la cour avait eu vent du complot, elle n'eût point choisi la garde hongroise, que tant de souvenirs et de traditions rattachaient à certains des délégués fédéraux.

Les gardes hongrois s'étaient rangés au fond du chœur, derrière le voile noir, et puis ce fut à nouveau le silence dans la chapelle. Qu'attendait-on ? Un quart d'heure s'écoula encore. Il était visible que Léopold-Ferdinand et Karl le Rouge devenaient impatients. Cette impatience gagnait les conjurés quand parurent des prêtres et des diacres.

En tête de la procession, on voyait un capucin à barbe noire qui, accompagné d'un moine et d'un enfant de chœur, s'avançait, un goupillon à la main. L'enfant de chœur portait un seau plein d'eau bénite. Arrivés devant le voile noir, tous trois s'arrêtèrent, faisant face aux conjurés qu'ils ne pouvaient point voir. Chose curieuse, le capucin à barbe plongea alors son goupillon dans le seau de l'enfant de chœur, et allongeant le bras, dans un double geste qui traçait dans l'espace le signe de la croix, il lança son eau bénite, qui vint, à travers les losanges de la porte de fer, tomber en pluie lourde sur Rynaldo et ses compagnons. Et cette eau avec laquelle se signent les vivants et dont on asperge les morts les glaça. Puis le capucin regagna sa place ; l'officiant monta à l'autel.

Alors, ceux qui étaient dans le souterrain s'étonnèrent de ne voir personne de la cour assister à cette messe, personne d'autre que Léopold-Ferdinand et Karl le Rouge, qui se tenaient immobiles, devant la garde hongroise, comme en service commandé. Pour qui donc était cette messe ? Et tout à coup retentirent les paroles :

– Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpétua luceat eis ! Donnez-leur, Seigneur, le repos éternel, et que la lumière éternelle les éclaire !

La messe que l'on célébrait là était la messe des morts.

– C'est une messe, dit une voix tremblante, pour le repos de l'âme de l'archiduc Adolphe, et certainement ce voile noir cache les restes du malheureux prince !

Les conjurés respirèrent, car ils comprenaient parfaitement que le danger qu'ils couraient était moins grand qu'ils l'avaient pu croire en voyant surgir tout à coup devant eux le roi de Carinthie et le duc de Bramberg. Mais une voix lointaine, une voix qui était plutôt un râle qu'une voix, se fit entendre au fond du souterrain :

– Non ! c'est une messe des morts pour nous ! Nous sommes enfermés !

Celui qui parlait ou plutôt qui râlait ainsi avait pu échapper dans les ténèbres à la surveillance de Rynaldo. Il était retourné en arrière, voulant fuir, et venait de se heurter à la porte de bronze. Et maintenant il criait aux autres la fatale nouvelle. Ce fut d'abord dans le souterrain un silence mortel, et puis la voix grondante du ban se fit entendre.

– On n'est pas enfermé, disait-elle, tant qu'on peut aller en avant ! J'ai les clefs de la porte de la chapelle et nous avons nos kandjars !

– La messe des morts est pour nous ! nous sommes enfermés ! râla à nouveau la voix, au fond du souterrain.

Alors ce fut une ruée en arrière de tous les conjurés, une plongée dans le trou noir dont ils allèrent, d'un coup, eux aussi, toucher le fond. Rynaldo entendit le bruit vain de leurs efforts et leurs lâches gémissement. Seul il était en haut des marches. Et bravement, péniblement, il essaya d'ouvrir la porte qui donnait dans la chapelle des morts. La porte résista. Il n'y avait plus de doute possible. Ils étaient dans un tombeau, et l'on priait pour eux.

– Requiem aeternam dona eis, Domine !

Dans le moment même, le voile noir à côté duquel se tenaient, dans la chapelle, Léopold-Ferdinand, Karl le Rouge et les deux officiers bosniaques tomba, cependant que le roi de Carinthie et le duc de Bramberg mettaient sabre au clair, et Rynaldo put voir ce que le voile lui avait caché jusqu'alors. Et ce qu'il vit était d'un intérêt tel qu'il ne put s'empêcher d'appeler près de lui ses compagnons. Ils accoururent, dans un suprême espoir. Ils virent, devant eux, prêts à cracher leur mitraille, deux canons avec leurs canonniers !

Aussitôt un commandement fut hurlé par Karl le Rouge, et la porte du souterrain qui donnait sur la chapelle, la porte qui seule séparait les conjurés de la mort, lentement tourna sur ses gonds et s'ouvrit...

VI -- MISS ARBURY

Dès que les délégués fédéraux et leurs acolytes eurent disparu dans le souterrain, la Reine du Sabbat, qui était restée, fit un signe sur lequel Petit-Jeannot et M. Magnus lui amenèrent Darius. D'un bond, elle fut en selle. Un autre signe, et les bohémiens l'entourèrent. Elle leur expliqua qu'elle leur laissait la garde du souterrain et l'ordre de ne laisser personne en sortir. Elle reviendrait du reste bientôt les relever de cette garde. Puis, tout à fait tranquille de ce côté, elle s'éloigna, suivie de ses deux acolytes. Avant de partir, Petit-Jeannot qui n'avait pas cessé de surveiller la porte funéraire qui s'ouvre au centre de l'œuvre de Canova, crut avoir vu remuer dans son ombre quelque chose.

Quand ils furent dehors, à un appel de la langue bien connu, Darius bondit, et Petit-Jeannot n'eut que le temps de lancer à toute vitesse la longue mécanique de ses jambes, cependant que le nain se mettait en roue.

La Reine du Sabbat, flanquée ainsi de ces deux étranges gardes du corps, passa en trombe à travers rues et boulevards. On arriva bientôt dans la rue de l'Eau-de-l'Empereur.

Stella songe qu'à quelques pas de là, Rynaldo, par ses soins, repose. À travers la nuit elle lui envoie un baiser. Puis elle entre sous la voûte des « Laines et matelas ». Elle jette au nain les rênes de Darius, traverse la cour de la « petite matelassière » et grimpe un escalier. Sur un signe de M. Magnus, Petit-Jeannot s'élance à la suite de Stella. Arrivée devant la porte du « bureau commercial de la petite matelassière », Stella se retourne sur Petit-Jeannot et lui ordonne de dire à M. Magnus qu'il peut rentrer Darius à l'écurie, puis elle ouvre la porte du bureau, entre, referme la porte.

Petit-Jeannot reste là, planté sur ses jambes. Il redoute que la Reine du Sabbat profite de son absence pour se priver de ses soins une fois de plus. Il ouvre la fenêtre du palier qui donne sur la cour, échange quelques propos avec M. Magnus, qui s'éloigne avec son cheval, en promettant au jeune homme de venir le rejoindre aussitôt, ce qu'il faisait dix minutes plus tard. Petit-Jeannot était toujours à son poste. Les deux compères s'installèrent là. Ils étaient bien décidés à attendre là leur Dieu doré, jusqu'à ce qu'il voulût bien réapparaître... Ils devaient attendre longtemps.

Aussitôt rentrée chez elle, la « petite matelassière » avait couru à un énorme placard qui tenait tout un pan de la muraille, dans le bureau. Et elle avait refermé soigneusement sur elle la porte de ce placard. Une ampoule électrique illuminait immédiatement cette singulière garde-robe, qui se trouvait être en même temps un cabinet de toilette des plus confortables. Des costumes de toutes les couleurs et de toutes les formes, des masculins et des féminins, étaient pendus dans le plus grand ordre, avec coiffures et chaussures spéciales et même accompagnés quelques-uns de perruques.

En un instant, Stella se fut débarrassée de tous les attributs du Grand Coesre et elle revêtit la robe à carreaux, la petite pèlerine écossaise, la tignasse rousse, orna son nez -- qu'elle avait préalablement vermillonné -- d'une énorme paire de lunettes, qui la faisaient non point ressembler à la directrice du « Home », mais qui la faisaient tout à fait la directrice du « Home » elle-même. Car en même temps qu'elle en revêtait le costume et qu'elle s'en faisait la figure, son corps en prenait l'aspect chétif.

Elle jeta un regard sur la haute glace qui, tout au fond de cet immense placard, lui renvoyait son image, et satisfaite de sa hâtive besogne, elle appuya sur un bouton qui était caché derrière des vêtements accrochés à la muraille. Alors une porte s'ouvrit dans l'épaisseur de la muraille. Cette porte permit à miss, comme on disait au « Home », à miss Arbury elle-même de quitter la demeure de la « petite matelassière » où elle n'avait plus rien à faire, pour pénétrer chez elle, dans les locaux du « Home » où elle était attendue avec une certaine impatience par une dame aux traits fatigués et vieillie avant l'âge, et que nous avons déjà entendu appeler : Milly. La muraille s'était refermée derrière miss Arbury, rétablissant la séparation nécessaire entre deux, maisons commerciales si différentes !

– Eh bien, Milly, tout est prêt ?

– Tout est prêt, maîtresse. Voici les papiers. Mais vous êtes bien en retard. Arriverez-vous à temps ?

– Écoutez, Milly ! J'ai voulu avoir ces papiers quand même, car ils décideront de tout si l'empereur hésite encore : mais je ne crois pas ! L'archiduc Adolphe est mort ! François doit avoir hâte de venger son triste fils.

– Quelle mort affreuse !

– Tais-toi ! Avons-nous le droit de nous apitoyer, nous autres ? T'apitoieras-tu le jour où je vengerai mon père et ma mère ? Milly ! rappelle-toi que mon père est mort en te maudissant parce qu'il croyait que tu l'avais trahi !

– Je ne vis que pour venger sa mort, maîtresse !

– Laisse donc alors ce pauvre M. Baptiste tranquille et venger ses morts comme il lui plaît... Tu n'as pas vu M. « Sans-Nom » aujourd'hui ?

– Non, maîtresse... et tant mieux, il me fait peur...

– Et à moi aussi, Milly !

– Et vous n'avez jamais eu la curiosité de savoir qui est M. « Sans-Nom » ? demanda Milly, d'une voix hésitante.

– Jamais ! Je ne veux pas le savoir... Écoute... Écoute ! Milly ! Je ne veux pas savoir qui frappe dans la maison de mon oncle ! Je sais qu'il y a quelque part, dans le palais, le bras droit de M. Baptiste... Mais cela ne me regarde pas ! entends-tu... Le bourreau de M. Baptiste m'importe peu à moi, la Reine du Sabbat ! À chacun sa besogne !

Ayant dit, miss Arbury poussa un cri de joie sauvage en brandissant une feuille du dossier qu'elle avait devant elle.

– Ah ! dit-elle, si tu crois que je n'ai pas de quoi m'occuper ! En voilà quelques-uns dont le compte est bon ! Ceux-là, c'est moi qui les ai condamnés à mort ! tu entends, Milly ! Leur lâcheté, leur cupidité, leur traîtrise est peut-être déjà châtiée ! Et si elle ne l'est pas encore, si l'empereur hésite... c'est moi qui leur porterai le dernier coup ! Qui t'a apporté ce papier, Milly ?

– L'institutrice des Haortzeg, maîtresse.

– La petite Théo ! Tu lui donneras une gratification de cent florins ! La voiture est là, Milly ?

– Oui, maîtresse, depuis une heure...

Les deux femmes quittèrent le « Home » par une porte qui se trouvait sur les derrières de la Kaiserwasserstrasse. Là elles trouvèrent une voiture attelée de deux chevaux qui les emporta rapidement au cœur de la ville. Elles traversèrent le pont Marie-Thérèse et s'arrêtèrent bientôt devant un vaste bâtiment à chaque porte duquel veillait un soldat, baïonnette au canon. C'était la direction générale de la police. Les deux femmes sautèrent de la voiture et se séparèrent. Milly remonta à pied la Maria-Theresenstrasse ; quant à miss Arbury, elle jeta un mot d'ordre au soldat qui veillait sur le petit escalier qui conduisait directement au second étage, dans le bureau du « Herr director ».

Dans le bureau du directeur général de la police, miss Arbury trouva M. de Riva lui-même, ministre de la police et de tous les services de sûreté de l'empire. Il était debout. Et il l'attendait, et avec une certaine impatience, puisque, en l'apercevant, il prononça ces mots :

– Ah ! miss Arbury ! vous voilà ! Avez-vous ce que vous m'avez promis ?

Miss Arbury livra, pour toute réponse, à M. de Riva, les papiers que lui avait remis Milly. Il les parcourut, arrêta principalement son attention sur une ou deux lettres, et dit :

– Parfait ! Ma voiture est en bas ?

– C'est elle qui m'a amenée ici, répondit Miss. Il paraît qu'elle m'a attendue plus d'une heure au « Home ».

– Oui, j'étais impatient. L'empereur est écrasé par l'affreux malheur qui le frappe, mais travaillé à nouveau par Brixen, il ne peut se résoudre à l'exemple nécessaire...

Ils montèrent dans la voiture qui roula vers la Hofburg.

– Oui, sa fureur de vengeance a égalé sa douleur dans le premier moment, continuait Riva. C'est le père Rossi qui lui a appris la catastrophe, la nuit dernière, quelques heures seulement après le crime. L'empereur avait passé la nuit à Annagasse. C'est là que le père Rossi est allé le joindre. Comment le père provincial a-t-il connu la nouvelle avant nous ? Et comment, à cette heure, a-t-il pu pénétrer auprès de l'empereur, chez la Bourgeoise ? Il paraît que l'entrevue a été des plus émouvantes et que l'empereur s'est écrié à plusieurs reprises avec des sanglots : « Jacques ! Jacques ! » Et puis la séance s'est terminée par une confession. Voilà le père Rossi confesseur de l'empereur ! Il ne nous manquait plus que d'avoir les jésuites dans les jambes !

Miss Arbury demanda :

– Est-ce qu'on a retrouvé la tête ?

– Non !

– Qu'est-ce que dit Ismaïl ?

– Quand il a pénétré dans la chambre de Mayerling, la tête n'y était plus !

-- Les domestiques ? les filles ?

– Sont déjà sous clef...

– Le comte et le prince ?

– Ont juré devant l'empereur qu'ils ne diraient jamais rien, qu'on ne saurait jamais rien !

– Eh bien ! et nous, est-ce que nous saurons quelque chose ? fit avec un ricanement sec miss Arbury.

Le ministre frappa sur les papiers qu'il apportait.

– Avec cela nous savons au moins que ces messieurs en sont ! Ah ! miss Arbury, je ne donnerais point votre institution pour tous les autres services réunis de la police impériale ! À propos, vous savez que la bourgeoise désire une institutrice française pour le petit garçon ?

– Je sais.

– Vous savez tout. Et avez-vous ce qu'il lui faut ?

– Oui, une brave fille et bavarde comme une pie. Elle nous renseignera sur tout sans se douter de rien !

Ils arrivaient devant le palais. La voiture ayant stoppé, M. de Riva sauta sur la chaussée et s'engagea sous une voûte. Quand elle ne vit plus son chef, miss Arbury descendit à son tour du landau, dit quelques mots au cocher, contourna le palais du côté de l'Augustinerstrasse, et tout à coup, comme elle longeait la haute muraille du Burg, disparut.

VII -- LA PRINCESSE REGINA

C'était une idée de M. de Riva que celle de tout cet appareil guerrier dans la chapelle des morts. Et le ministre de la police tenait à la réussite de son plan plus qu'on ne saurait dire. S'étant rendu compte que la cour se trouvait aux prises avec une infernale conspiration dont il ignorait précisément le but et dont il connaissait mal les moyens, M. de Riva avait résolu d'épouvanter ses ennemis cachés pair un coup d'audace et de massacre qui les laisserait pour longtemps désemparés. L'affaire du souterrain lui fournissait l'occasion qu'il cherchait. Et les circonstances étaient telles que nul n'oserait lui reprocher ensuite la brutalité de son action.

D'autre part, en apprenant le forfait de Mayerling, M. de Riva crut que l'événement allait le servir ; mais sa colère et sa stupéfaction avaient été grandes quand, après le premier moment de rage et de désespoir, Sa Majesté, à laquelle M. de Riva croyait avoir cependant prouvé les accointances existant entre les conjurés et les assassins, n'avait point ratifié entièrement le projet tragique du ministre de la police. Celui-ci avait cru encore à l'intervention de Brixen. La vérité était que l'hésitation de l'empereur lui venait de lui-même, de son cœur, de sa conscience, de ses remords. Il se croyait le seul coupable ; il savait, lui, à quoi s'en tenir sur cette vengeance qui frappait horriblement autour de lui. Et il redoutait de faire naître d'autres vengeances encore en châtiant sans autre forme de procès des gens qu'on lui représentait comme ayant trempé dans le plus abominable des crimes, et qui, peut-être en étaient innocents. Il avait exigé des preuves nouvelles, définitives.

Il n'en avait pas moins maintenu toutes les dispositions de son ministre, et il n'avait eu garde de décommander cette étrange messe des morts à laquelle devait assister une partie de la garnison du palais dans la chapelle de la cour, messe célébrée pour le repos de l'âme, disait-on, de l'archiduc Adolphe, car si la ville ignorait encore tout du drame de Mayerling, on n'avait pu cacher de longues heures, au palais, la fin tragique du malheureux prince, et tout l'effort de la police et du Burg tendait à répandre la version difficile que l'archiduc s'était tué dans un accès de délire. On ajoutait que la baronne d'Aquila, qui aimait le prince, n'avait pu supporter l'idée de lui survivre et s'était tuée à son chevet.

Seuls le roi de Carinthie et Karl le Rouge soupçonnaient une partie de la vérité et ils cachaient l'effroi qui s'empara d'eux à l'annonce de cette mort mystérieuse suivant de si près la terrible nouvelle de la survivance de Jacques Ork, sous une fureur de représailles qui les avait fait errer toute la journée dans le palais, jurant, sacrant que si on les laissait faire ils auraient bientôt fini de mettre au pas toute la canaille et de réduire les ennemis de l'empire. Riva s'était arrangé naturellement pour entretenir un si beau zèle ; il leur avait dévoilé tout son plan et ils avaient juré tous deux de commander le feu sur les bandits fédéraux et de servir eux-mêmes de canonniers si on n'en trouvait pas.

L'empereur avait fini par être fatigué de les entendre hurler derrière les portes et il les avait fait comparaître devant lui. M. de Riva était présent. L'empereur avait prié ces deux énergumènes de se tenir tranquilles.

– Si les insensés se présentent, avait expliqué François, et s'ils donnent suite à leur dessein, il sera toujours temps de les faire prisonniers.

M. de Riva était alors intervenu, disant :

– Et ensuite de les juger... C'est la seule chose qu'il faille éviter, sire, un procès ! On a à craindre les bavardages inutiles. Ces gens-là parleront de Réginald et peut-être d'un autre, ce qui fera grand dommage.

– Quel autre ?

– Celui que vous avez appelé hier, sire, assez haut pour que tous les domestiques d'Annagasse vous entendissent : Jacques ! Jacques !

L'empereur n'avait pu en écouter davantage.

– Apportez-moi des preuves, Riva, des preuves ! Ah ! Il les avait, maintenant, ses preuves, M. de Riva ; il les serrait nerveusement contre sa poitrine, ces papiers que lui avait remis miss Arbury et qui allaient décider de sa victoire contre Brixen. M. de Riva était maintenant sûr de son affaire. Il savait qu'il avait encore un quart d'heure devant lui et même davantage, car la messe commençait à peine, et maintenant que les conjurés étaient enfermés dans le souterrain, le massacre se ferait comme on voudrait.

 

Il trouva l'empereur dans son cabinet. Ce qu'il avait prévu arriva. Ah ! ce ne fut pas long ! Quand François eût lu ces lettres qui avaient été soigneusement déchirées et plus soigneusement encore reconstituées par les soins de l'administration de miss Arbury, ces lettres volées chez les principaux des patriotes magyars ou illyriens établis à Vienne, chez qui étaient descendus les délégués fédéraux, ces papiers imprudents qui dénonçaient l'attente où ils étaient tous de l'événement terrible qu'on leur avait promis, l'empereur ne prononça même point une parole. Il regarda Riva et lui fit un signe. Le ministre de la police comprit. On lui livrait les conjurés, les amis du Caveau.

-- À l'Ite missa est, fit M. de Riva, tout sera fini !

Après son départ, François resta quelques instants penché sur son bureau, les mains allongées, la tête basse, dans l'attitude du complet anéantissement. Soudain il tressaillit à une voix qui se fit entendre près de lui, caressante. Il releva son pauvre visage creusé par l'angoisse de la résolution qu'il venait de prendre. Il reconnut Régina.

– Mon enfant chérie, murmura-t-il, c'est encore toi qui viens me consoler. Tu n'es donc pas encore couchée ? Il y a une heure tu me promettais d'aller te reposer.

Et il lui demanda des nouvelles de Tania, qu'il n'avait point vue de la soirée et que Régina, une heure auparavant, lui avait dit être légèrement souffrante.

– Ma sœur dort paisiblement, répondit Régina, et ce repos est bien inespéré, car l'affreuse nouvelle l'avait frappée et remplie de terreur au point que j'ai dû la mettre au lit.

François, de plus en plus inquiet, affreusement nerveux, s'était levé. Régina, les sourcils froncés, les yeux durs, attendait, car elle savait. Elle était entrée dans le cabinet de l'empereur au moment où Riva en sortait triomphant, et la joie qui éclatait alors sur le visage du grand-maître de la police l'avait autant renseignée que l'effroyable accablement de l'empereur... À ce moment, la porte secrète du cabinet s'ouvrit, et Ismaïl introduisit Franz Holtzchener, qui apparut dans ses habits de jésuite. Ismaïl resta sur le seuil.

– Et bien ? demanda simplement François.

– Et bien ! répondit vivement le jésuite, nous faisons coup double sire ! et nous allons en finir en même temps avec les délégués et « les Deux heures et quart ». Le ban de Croatie en est ! Et savez-vous qui est ce ban ? Le Rynaldo dont vous ont parlé Brixen et Riva !

– Il est dans les souterrains avec les autres ? interrogea François d'une voix sourde.

– Sire ! Je l'y ai enfermé moi-même !

Un cri terrible les fit se retourner tous deux. Régina se dressa devant François et Franz Holtzchener, plus pâle, plus blanche que le déshabillé dont elle s'enveloppait. Et puis, tout à coup, elle fonça sur le jésuite, le prit à la gorge, le rejeta hors de son chemin, écarta brutalement Ismaïl et s'engouffra comme une furie dans le trou de la porte secrète.

– Qu'a-t-elle ? Où va-t-elle ? cria l'empereur.

– À la chapelle, sire ! ce chemin y descend ! dit Ismaïl.

Régina devait connaître tous les dédales obscurs de l'antique monument et ses couloirs les plus cachés, car elle n'hésita pas une seconde sur le chemin à prendre. Elle volait. Si rapide soit-elle, arrivera-t-elle à temps ? Encore ce couloir... cette porte... et puis cet escalier... et cette autre porte là-bas... Enfin, c'est la chapelle ! Un cri lui arrive ! Un bruit d'armes... la voix terrible de Karl le Rouge, le hurlement de Léopold-Ferdinand, et Régina, blanche apparition, surgit dans la chapelle au moment que, sur l'ordre des deux princes, la porte du souterrain où étaient enfermés les conjurés tournait sur ses gonds.

– Ne tirez pas ! clama-t-elle, en bondissant vers les canons sur lesquels les artilleurs de Bosnie sont déjà penchés.

– Feu ! hurla Léopold-Ferdinand.

La porte du souterrain était grande ouverte, et du fond de ce trou obscur une horrible imprécation monta où se mêlaient tous les cris de la terreur, les gémissements, la suprême supplique des condamnés arrivés à la dernière minute de leur destin. Cela venait du fond, de ce trou où se tordaient comme des damnés ces braves amis du Caveau, traîtres à leur cause et traîtres à leur patrie.

Tout seul, sur le seuil de la chapelle des Morts, les bras croisés, attendant la foudre, se tenait Rynaldo. Et tout à coup, cependant que Léopold-Ferdinand hurlait son commandement de : « Feu ! » un cri, poussé par Rynaldo, répondit au cri du roi de Carinthie, un cri de victoire et d'amour : « Stella ! » et le ban eut le temps de penser que cette dernière seconde de sa vie était miraculeuse qui lui permettait la vision de celle dont l'image occupait tout entière son cerveau, son cerveau qui allait mourir.

Mais non ! ce n'est pas une vision trompeuse de ses sens affolés, c'est bien elle, c'est Stella qui vit, qui court, qui crie : « Ne tirez pas !... » Le roi de Carinthie répète, de sa gueule de dogue écumante : « Feu ! » Mais les canonniers ont reconnu leur princesse Régina et ils restent hésitants entre Léopold-Ferdinand qui leur ordonne de tirer et la petite jumelle de Carinthie qui le leur défend au nom de l'empereur : « Au nom de l'empereur, ne tirez pas ! »

– Au nom de l'empereur : « Feu ! »

La foudre n'a pas encore frappé. Le trou noir du souterrain se remet à hurler d'espérance. Tout ceci dans l'espace d'une seconde. Mais Karl, duc de Bramberg, que l'on ne nomme point le Rouge pour rien, a résolu de mettre fin à cette scène rapide et terrible d'une façon digne de lui. Ecartant les canonniers bosniaques qui hésitent, il se dispose à accomplir leur besogne. Déjà il est penché sur les canons. Ce que voyant Régina s'est ruée devant la bouche d'acier qui menace la poitrine de Rynaldo et calme, maintenant, tranquillement victorieuse de la brute qui a suspendu son geste de mort :

– Tirez donc, seigneur Karl ! lui dit-elle, et tuez votre femme si vous en avez le cœur, car j'aime mieux mourir que de vous laisser accomplir un acte qui m'empêcherait de vous aimer !

-- Quel est donc l'ordre de l'empereur ? demanda Karl le Rouge, qui reconquit son sang-froid en entendant cette voix dont il ne pouvait percevoir les accents sans aussitôt sentir que son rude cœur s'amolissait comme celui d'un enfant.

– D'épargner ces gens et de les emprisonner !

– Ce n'est point ce que nous a envoyé dire M. de Riva ! gronda Léopold-Ferdinand.

Mais déjà il avait fait entrer dans le souterrain une partie de la garde et s'était assuré des conjurés qui, maintenant, se taisaient, assommés par ce coup inattendu de grâce.

Régina dit froidement à Léopold-Ferdinand :

– Mon père, j'ai quitté le cabinet de Sa Majesté dans le moment qu'il voulait vous apporter en personne l'ordre que je vous ai transmis, et je vois bien qu'il faut se féliciter que je me sois chargée de la commission, car l'empereur serait sûrement arrivé trop tard.

Et elle se tourna vers la troupe prisonnière des délégués fédéraux et de leurs complices, au milieu desquels Rynaldo avait conservé sa hautaine attitude de chef. Elle vit qu'il la considérait, elle, la princesse royale de Carinthie, avec des yeux de fou.

Quand elle s'était élancée à la bouche des canons, le voile qui flottait sur sa tête était tombé et avait découvert cette admirable chevelure de nuit qui était célèbre à Vienne et dont la mèche blanche, sur le front, faisait encore mieux valoir la couleur « aile de corbeau ». Rynaldo, en apercevant les ténèbres là où il attendait à voir rayonner la chevelure d'or de Stella, hésita à croire au témoignage de ses yeux. Il avait reconnu Stella ! Il avait entendu sa voix ! Et c'était une autre qui le sauvait ! Une autre qui disait : « Mon père » au roi de Carinthie ! une autre qui parlait au duc de Bramberg comme une femme à son époux ! Une telle ressemblance dans le visage, dans la voix ! En vérité, on ne saura jamais jusqu'où peut aller la nature, dans cette sorte de jeu des ressemblances !

Les yeux de Rynaldo et de la princesse Régina viennent de se rencontrer. Quel choc que celui de ce double regard ! Lui, il en a chancelé. Mais elle... elle est restée toute calme, toute froide et toute indifférente. Puisqu'elle est arrivée à temps pour faire exécuter l'ordre de l'empereur, que lui importe le reste ? Et comme les soldats entraînent les prisonniers, la princesse Régina s'approche, vient plus près encore de ces malheureux qu'elle a sauvés... et elle les regarde à tour de rôle, avec une froide indifférence... et Rynaldo ni plus ni moins que les autres... Le cœur du jeune homme défaille. Rynaldo, les dents claquantes, parvient tout de même à prononcer un nom :

– Stella !

Elle l'a entendu, mais sans doute croit-elle que ce jeune homme si pâle s'adresse dans sa pensée et dans son rêve à une autre, car elle n'a même pas tressailli. Alors le jeune homme, entre ses gardes, s'éloigne en se demandant quel est ce mystère. C'était la première fois que Rynaldo se trouvait en face, ou du moins le croyait-il, d'une des jumelles de Carinthie...

CINQUIÈME PARTIE -- LA FIANCÉE DE KARL LE ROUGE

I -- LA PRISON DE LA RUE DE L'ÉTOILE

Quand on avait traversé la Hofburg et qu'on était entré dans la rue des Juifs, on trouvait à main gauche une étroite et sale rue, et l'on ne tardait pas à arriver devant une vieille construction sinistre qui s'élevait au fond d'un cul-de-sac. C'était la prison de la rue de l'Étoile.

Cette prison de la rue de l'Étoile répond un peu, dans sa destination, à notre « Dépôt ». Comme les cachots y étaient profonds et les grilles solides, il ne faut point s'étonner que les conjurés du Caveau y eussent été immédiatement conduits. Cette prison, en effet, s'élevait tout à côté du Burg. C'est là que fut jeté Rynaldo.

On lui avait fait l'honneur d'une cellule spéciale. Il y passa le reste de la nuit au milieu des plus étranges et des plus sinistres réflexions. Cependant il pensait peu à la trahison dont il avait été certainement victime et au sort qui l'attendait : le destin de Myrrha le préoccupait davantage. Mais surtout sa pensée se heurtait follement à l'apparition de Stella, ou plutôt à l'apparition de celle qu'il avait cru être Stella, dans le chœur de la chapelle. Et Stella, c'était Régina ! ou plutôt non..., Régina n'était pas Stella. La « petite matelassière » ne pouvait être la fille du roi de Carinthie. C'était absurde ! La Reine du Sabbat, son épouse en Ciganie, selon la mode de la Porte-de-Fer, celle qui commandait aux hordes errantes de la nation vagabonde, serait la nièce de l'empereur François : la fiancée de Karl le Rouge ! Allons donc ! Il fallait rire de cela !

Mais il n'en riait pas. Et Rynaldo, assis sur sa couchette de bois, les chaînes aux pieds, était fort sombre quand se leva le jour... Il considéra les choses autour de lui et murmura tout haut :

– Je suis au fond des catacombes ! et Stella ou Régina -- ni l'une ni l'autre ne viendra me chercher ici...

À ce moment, il entendit un pas dans le corridor ; puis on tira des verrous. Une clef grinça dans la serrure et un geôlier fit son apparition. Il apportait le déjeuner du prisonnier, déjeuner qui se composait d'une soupe dans une écuelle de fer, d'une cruche d'eau et d'un pain noir. Le geôlier fit sonner ses clefs, ne prononça pas un mot, ne regarda même pas le prisonnier et s'en alla après avoir fort soigneusement tout refermé derrière lui.

Rynaldo avait faim. Il souleva son écuelle. Une cuiller y était attachée par une chaînette. Il plongea sa cuiller dans sa soupe à laquelle il trouva une couleur peu appétissante, et, l'ayant goûtée, une saveur moins engageante encore. Si bien qu'il se rejeta sur son pain noir, qu'il rompit avec assez de difficulté tant il était dur. Mais, l'ayant rompu, il ne put retenir une sourde exclamation. Ses doigts avaient rencontré, froissé un papier sur lequel il lut à la lueur grise qui lui venait de sa lucarne : « Mon Rynaldo, si l'occasion -- même celle qui te paraîtra la plus extraordinaire -- s'offre à toi de sortir très prochainement de ta prison, de quelque part qu'elle vienne, accepte-la. Il le faut. » Ce n'était pas signé, mais ces mots, dont il reconnaissait l'écriture, étaient suivis du cachet de l'Heure-Rouge, du cachet des « Deux heures et quart » : le disque de montre avec les aiguilles placées à l'heure qu'il fallait. Stella ! -- c'est encore ce mot qu'il prononça le premier -- Stella veillait sur lui. Stella allait le sauver ! Stella ! Et il pensa à Régina.

La journée se passa. Le jeune homme avait bu l'eau de sa cruche, avait refusé sur le soir de toucher à une seconde soupe aussi nauséabonde que la première, mais en revanche avait montré beaucoup d'appétit pour le morceau de pain noir que le geôlier lui avait à nouveau apporté. Hélas ! cette fois il ne trouva aucune correspondance.

Le lendemain matin, le jeune homme dut encore manger son pain tout sec, et il commençait de se désespérer en considération de Myrrha dont il n'avait point de nouvelles. Et bien qu'il pensât que sa sœur ne manquerait de rien tant que la « petite matelassière » serait libre de subvenir à ses besoins, il ne pouvait s'empêcher d'être très péniblement impressionné par une aussi parfaite claustration qui lui laissait tout ignorer des êtres qui lui étaient les plus chers.

L'état d'esprit de Rynaldo était donc des plus pénibles quand la porte de sa geôle s'ouvrit, non point sur un geôlier, mais sur un « monsieur » de mine sévère et qui pouvait très bien être le directeur de la prison, car ses mains portaient un trousseau d'épaisses et solides clefs.

Ce respectable homme laissa passer devant lui, en s'inclinant, une jeune personne du sexe aimable dont la mine détente et légèrement attristée s'éclaira de curiosité en apercevant Rynaldo. Quant à Rynaldo, il fut debout d'un bond. La surprise était vraiment trop vive et il lui avait été impossible de dissimuler le coup qui le frappait, à l'aspect de la « petite matelassière ».

Le geste du jeune homme fut si brusque que le directeur de la prison (car c'était bien lui) eut un mouvement en avant comme pour protéger sa visiteuse. Mais il se rassura tout de suite, Rynaldo était maintenant immobile, la poitrine battante, écoutant cet homme qui, plein de déférence pour la visiteuse (qu'il traitait en princesse) lui recommandait de ne point trop s'approcher du prisonnier, lequel lui avait été recommandé comme le plus dangereux de ceux que la garde lui avait amenés l'avant-dernière nuit. « Ah ! c'est bien elle ! c'est bien elle ! songeait le jeune homme, haletant. C'est bien elle, la princesse de la chapelle des Morts, c'est bien elle, la Reine du Sabbat, c'est elle, ma Stella ! Je ne me trompais pas ! c'est bien elle, toute seule. Elle est deux et elle est une et c'est la mienne ! Elle est à moi ! Elle vient me sauver ! » Et il ferma les yeux pour ne point laisser apercevoir la joie dont son cœur débordait.

Il ferma donc les yeux et il ne la vit plus, mais il l'entendit. Elle posa une question insignifiante, relative à l'ordinaire des prisonniers. Alors il tressaillit, une sueur froide commença de lui couler du visage. Ça n'était plus ça, la voix ! Non ! non ! ce n'était pas ça ! Oh ! il s'en fallait de peu, de très peu ! d'un rien... d'un imperceptible rien, d'un rien que peut-être « quelqu'un qui n'aimait pas » n'eût pu percevoir... mais quelqu'un qui aimait comme lui, de toute son âme et aussi de toutes ses oreilles, ce quelqu'un saisissait ce rien-là et savait bien que ce n'était pas ça ! Non, ça n'était pas la voix de Stella. Ce n'était pas Stella. Il rouvrit les yeux.

Alors la princesse posa quelques questions au prisonnier, auxquelles celui-ci ne daigna même point répondre, bien que M. le directeur incitât Rynaldo à plus de politesse. La porte de la cellule était restée entr'ouverte. On ne craignait guère que Rynaldo s'échappât, à cause des chaînes dont il était chargé. Par la porte, une voix grave et un peu cassée, la voix d'une vieille dame, appela la princesse...

– C'est vous, Orsova ? demanda la visiteuse. Qu'étiez-vous donc devenue ?

Et une vieille et noble dame, toute droite encore, mais un peu tremblante sur ses vieilles nobles jambes, entra dans la cellule, s'appuyant sur un bâton. Cette dame devait être la gouvernante, la dame de compagnie de la petite princesse, car elle s'excusa de s'être arrêtée pour reposer ses vieilles jambes qui avaient perdu tout le ressort de la jeunesse. En revanche la langue avait gardé toute son élasticité, car elle n'arrêta point de babiller, la vieille noble dame ! Orsova considérait Rynaldo, et elle ne cessait de répéter :

– Comme il est beau ! comme il est beau ! Voilà bien le digne héritier des chefs de la Porte-de-Fer. Et regardez, princesse, avec quel air il porte le costume des bans de la Croatie !

Rynaldo, qui avait croisé les bras et pris une attitude fort méprisante vis-à-vis de ces deux femmes qui le dévisageaient outrageusement, brusquement, leur tourna le dos. Mais la vieille noble dame l'étudia par-derrière, comme elle l'avait regardé par-devant, et elle continua de répéter :

– Comme il est beau ! comme il est beau !

Sur quoi Rynaldo, rouge de honte et de colère, se jeta tout de son long sur sa couchette de bois dur.

La gouvernante trouva le moyen de féliciter une dernière fois le ban de Croatie sur l'harmonie de ses formes, et s'exprima en termes très élogieux sur le courage dont il avait fait preuve dans une circonstance où d'autres avaient montré tant de lâcheté. Elle lui dit que tout le monde parlait à la cour de Rynaldo, et qu'il était l'homme du jour. Sur quoi ces dames prirent congé sans avoir obtenu un mot du prisonnier, et le ban de Croatie se retrouva tout seul, livré à ses réflexions et à sa rage.

Le lendemain de cette visite, à peu près à la même heure, la porte de sa cellule s'ouvrit à nouveau et à nouveau il vit apparaître la petite princesse accompagnée de la vieille noble dame. Comme il était alors étendu sur sa couchette, il n'eut qu'à se retourner fort impoliment du côté du mur pour ne plus les voir. Mais il dut entendre qu'on approchait des chaises et qu'on s'installait chez lui et qu'on refermait la porte. D'abord ce fut la voix du directeur, exprimant toute la satisfaction qu'il avait à voir d'aussi nobles visiteuses s'intéresser à un de ses pensionnaires, et puis la gouvernante posa une question à la princesse, laquelle princesse pria la dite gouvernante de se taire. À cette dernière voix -- celle de la princesse -- Rynaldo eut un léger sursaut.

Ah çà ! mais, est-ce qu'il redevenait fou ? Est-ce que son hallucination allait recommencer ? Est-ce qu'il allait encore se tromper ? Est-ce qu'il allait recommencer à confondre ? Car c'était bien sa voix, à elle, ah ! tout à fait, tout à fait la voix de Stella. Cette fois, il n'y avait aucune différence ! aucune ! Le petit rien imperceptible avait disparu même pour lui qui, la veille encore, le percevait si bien !

Et cependant il ne pouvait douter qu'il avait derrière lui la même petite personne avec sa même gouvernante. Il l'avait bien vue, cette demoiselle, avant de se retourner. Il attendit qu'elle parlât encore. Ce ne fut pas long. Elle s'adressait à lui. Elle lui demandait des nouvelles de sa santé et si le régime de la prison ne commençait pas à lui peser.

Ah ! la voix ! la voix ! Ce fut irrésistible. Il se retourna, se trouva en face d'elle, se mit debout en face d'elle ! Et tout de suite son trouble fut tel que, charitablement, la princesse, qui crut que le prisonnier « avait une faiblesse », pria celui-ci de s'asseoir ; ce qu'il fit, car il lui paraissait impossible de désobéir à la voix.

Est-ce qu'il n'avait pas toujours obéi à celle de Stella ? Car c'était Stella, en brune... avec une mèche blanche sur le front... Alors il crut se rappeler que, la veille, il n'avait point vu cette mèche-là... Et il osa, d'une voix tremblante, demander à sa jeune visiteuse si elle n'était point déjà venue le voir la veille. La visiteuse lui répondit que non, qu'il avait la veille reçu la visite de sa sœur, la princesse Tania. « Moi, je suis la princesse Régina de Carinthie. »

– Celle qui m'a sauvé ! murmura-t-il d'une voix frémissante. Celle qui s'est jetée à la bouche des canons ?

– Celle-là... elle-même ! c'est moi ! dit la petite princesse.

Et elle rit de tout son cœur, sans aucun trouble, en fixant Rynaldo bien droitement, d'un regard qui lui aussi riait, mais qui -- quoique le regard de Rynaldo l'interrogeât, avec une ardeur enflammée -- ne signifiait rien d'autre sous sa banale joie. Rynaldo se prit les tempes dans ses mains comme s'il avait peur que sa tête n'éclatât. Car enfin, cette Régina était aussi calme qu'il était affolé, aussi paisible que si elle n'avait pas été -- peut-être -- Stella, aussi simple que si elle n'avait pas été double ! Et elle lui parlait tranquillement comme une princesse qui ne doit s'étonner de rien.

Rynaldo fit une tentative. Il mit toute son âme dans son regard et, penché sur la princesse, il lui demanda :

– Pourquoi m'avez-vous sauvé ?

– Mon Dieu ! fit-elle sans émoi, et même avec une certaine indifférence, parce que j'avais besoin d'un écuyer !

Chose extraordinaire, cette réponse qui l'eût fait bondir en d'autres temps, en lui prouvant qu'il ne pouvait y avoir entre une princesse et lui d'autres rapports que ceux qui peuvent rattacher un instant le maître au domestique, cette réponse ne froissa pas Rynaldo... parce qu'elle était prononcée avec cette voix-là, parce que Rynaldo, malgré l'invraisemblance, se criait dans son cœur : « C'est elle ! c'est elle ! c'est elle ! » Il essuya la sueur qui trempait son front pâle et répondit :

– Vous avez donc failli vous faire tuer, Altesse, pour sauver un pauvre écuyer ?

– Un jour, répliqua-t-elle, je me suis jetée dans la mer pour sauver un petit king charles qui se noyait.

– Vous l'aimiez donc bien ? interrogea le jeune homme avec astuce.

– Moi ? Je ne le connaissais pas !

Rynaldo baissa la tête. Quand il la releva, il avait des larmes dans les yeux. Pourquoi le faisait-elle souffrir ainsi « puisque c'était elle ! » Elle ne parut point, du reste, s'inquiéter de l'humidité des yeux du jeune homme. Elle dit :

– Voulez-vous être mon écuyer ? J'ai besoin de vos leçons. Je vous ai vu monter en haute école, vous êtes admirable ! Vous montez avec une sûreté, et vous obtenez de votre bête des effets d'une élégance incomparable. Je veux monter comme cela !

À ces mots Rynaldo se sentit bien chaud au cœur.

– Comment savez-vous, princesse, demanda-t-il, comment savez-vous que je monte en haute école ?

– N'êtes-vous point l'écuyer masqué ? L'écuyer masqué du cirque Prater ?

Rynaldo triomphait : il n'y avait que la « petite matelassière » qui sût cela, il n'y avait qu'elle qui connût ce secret qu'il n'avait même point confié à Myrrha.

– Je ne suis que le pauvre étudiant Rynaldo, répliqua-t-il avec une fausse modestie.

– Vous êtes l'écuyer masqué du cirque Prater. Vous êtes le ban de Croatie dont vous portez le costume, et vous serez mon écuyer ! s'exclama-t-elle, joyeuse.

Rynaldo lui planta son regard dans les yeux.

– Comment savez-vous cela ?

– Cela ne vous regarde pas ! fit-elle, cinglante cette fois, et avec une étrange hauteur dans le ton et dans l'attitude. Et je trouve étrange qu'un pauvre prisonnier ose m'interroger ! Qu'il vous suffise de savoir, monsieur, que si j'avais ignoré que le ban de Croatie et l'écuyer de Prater ne fussent qu'un, vous seriez mort à cette heure ! C'est en apprenant dans le cabinet de Sa Majesté qu'on allait massacrer le ban de Croatie, dans le souterrain de la chapelle des Morts, que je suis allée sauver l'écuyer ! Car le ban de Croatie, je m'en moque ; mais l'écuyer, je le veux ! L'aurai-je ? lui demanda-t-elle en terminant, et cette fois en le brûlant à son tour de son regard de flamme.

Rynaldo était le plus heureux des hommes. Ah ! il avait reconnu, à ne plus s'y méprendre jamais, non seulement la voix, non seulement le regard, mais encore le geste, le geste de la « petite matelassière », le geste qui cravache de la Reine du Sabbat.

– Madame, répondit-il, avec la plus humble des attitudes, je suis votre serviteur !

– Mais il ne faudra plus faire de politique ! Je l'ai promis à l'empereur. J'espère d'ailleurs que cela ne vous privera pas de ne point faire de politique avec MM. les délégués fédéraux et les « frères du cabaret ». Ils vous ont tous trahi. Ils se sont tous trompés les uns les autres ! M. de Brixen les a tous « dans son portefeuille ». Pendant que vous rêviez de la fédération des peuples du Bas-Danube, ils ne songeaient qu'à se vendre ou à se procurer des avantages au détriment du voisin. Vous êtes un enfant, monsieur le ban de Croatie, un enfant qui sait bien monter à cheval. Vous avez été mal conseillé, mal entouré. Tout est rentré dans l'ordre, à Vienne. Et vous, vous rentrerez au palais, c'est entendu ? Nous ferons de la haute école, monseigneur de la Porte-de-Fer ! Est-ce dit ? Allons ! Allons ! je l'ai promis à l'empereur, et je l'ai promis aussi à Mlle Myrrha, votre sœur, qui est venue hier se jeter aux pieds de Sa Majesté, et que j'ai relevée moi-même, en lui promettant que vous seriez libre aujourd'hui et que vous seriez mon écuyer demain.

« Stella ! » murmura la voix reconnaissante de Rynaldo, si bas que non seulement la vieille gouvernante et M. le directeur ne purent l'entendre, mais que la princesse Régina elle-même ne prit point garde à ce nom qu'elle n'avait peut-être, après tout, jamais entendu. La princesse s'était levée.

– Monsieur, votre faute a été grande et vous avez beaucoup à vous faire pardonner ! Vous allez me répondre par un oui ou par un non, car vous allez comprendre toute la gravité de ma question. Consentez-vous à faire partie de la maison de l'empereur ? Il faut me répondre, bien haut : « Oui, j'y consens ! »

– Oui, madame, j'y consens ! répéta sans hésitation le jeune homme qui se rappelait la recommandation de la « petite matelassière » : « Accepter la liberté de quelque part qu'elle vint. » Il croyait à un subterfuge et que tout s'expliquerait le lendemain, et il acceptait un marché qu'il aurait repoussé avec horreur s'il n'avait été persuadé que par un miracle, la princesse Régina et la Reine du Sabbat ne faisaient qu'une seule et même personne. Dans le moment il se croyait très fort, et certain de sa malice, il demanda à la jeune fille, qui ne le regardait même plus, et qui se préparait à sortir de sa cellule :

– Je devrai donc, mademoiselle, vous apprendre à monter en haute école ? J'entre dans vos écuries ?

La princesse se retourna vivement :

– Oh ! monsieur, nous ferons de vous mieux qu'un palefrenier ! Il paraît que vous parlez merveilleusement la langue romani, comme un véritable descendant de Réginald Iglitza, que, m'a-t-on dit, vous êtes ! Eh bien ! quand vous aurez fini de m'apprendre à monter à cheval, vous apprendrez la langue romani à Sa Majesté l'impératrice Gisèle, qui désire la connaître. Adieu, monsieur !

Et elle quitta la cellule sans même se retourner, ayant conclu marché avec lui. Rynaldo se dit : « Elle est étonnante ! Quelle comédienne ! Elle est sûrement digne d'être la Reine du Sabbat ! » Et comme la porte de sa cellule se refermait sur sa solitude, il envoya à sa maîtresse un baiser à travers les murs.

... Une demi heure ne s'était pas écoulée que les pensées de Rynaldo n'étaient plus déjà aussi limpides. L'identité d'une « petite matelassière » avec une princesse royale de Carinthie lui réapparaissait comme un de ces phénomènes dont il est sage de se méfier. Enfin une phrase venait lugubrement sonner à son oreille, une phrase que cette princesse Régina, qui ressemblait tant à Stella, disait à Karl le Rouge : « J'aime mieux mourir que de vous laisser accomplir un crime qui m'empêcherait de vous aimer ! »

II -- LE MANÈGE

La princesse Régina avait raconté en vérité les choses telles qu'elles s'étaient passées. Et elle ne trouva point ni ne chercha point d'autres explications à donner à l'empereur de son intervention dans l'affaire du souterrain et de la chapelle des Morts. Habitué à ses audacieuses gamineries, à ses mouvements spontanés dans les circonstances les plus graves, François se laissa facilement persuader par sa petite nièce qu'elle n'avait pu supporter la pensée qu'on allait lui massacrer son écuyer ou tout au moins celui qu'elle avait choisi comme tel. L'empereur se rappela avec quel enthousiasme, quelques semaines auparavant, elle avait parlé à la cour de l'écuyer masqué du cirque, que, du reste, tous les princes et princesses étaient allés voir présenter au public son cheval sauteur.

La cour et la ville avaient été fort intriguées par ce masque sur ce visage, mais le secret fut bien gardé et nul ne sut exactement à quoi s'en tenir. Régina avait alors déclaré qu'elle ne voulait plus avoir d'autre professeur d'équitation que l'écuyer masqué et qu'elle saurait bien percer son anonymat. Continuant ses recherches, elle avait acquis la certitude que l'écuyer masqué n'était autre que ce jeune Rynaldo qui commandait avec tant de tapage à l'extravagante jeunesse de l'Aula, se compromettait dans toutes les échauffourées et avait si joliment berné M. le comte de Brixen lui-même, premier ministre de Sa Majesté. Malgré tout, elle était bien décidée à le faire entrer au manège impérial, dès que les deuils de la cour l'eussent permis. Aussi quand Franz Holtzchener avait dit devant elle que Rynaldo était parmi les conjurés, avait-elle couru à la chapelle pour qu'on laissât la vie sauve au pauvre garçon.

Et vraiment, qui donc oserait ne point trouver naturel qu'une princesse Régina, à laquelle l'empereur n'avait rien à refuser, fit passer son caprice avant les affaires de l'État ?

– D'autant plus, avait-elle ajouté, intelligente et câline, que ce caprice était survenu singulièrement à temps pour arranger ces affaires-là !

En quoi elle avait raison, et M. de Brixen, en apprenant le lendemain jusqu'où avait été la folle audace de la combinaison Riva et qu'il s'en était fallu d'une seconde que les « frères du cabaret » ne fussent massacrés, avait fait comprendre à l'empereur le danger auquel toute la famille impériale et peut-être même la dynastie venaient d'échapper, car qui eût pu dire à quelles représailles se seraient livrés les peuples de l'empire en apprenant que leurs délégués avaient été conduits dans un traquenard et assassinés ?

M. de Brixen sut si bien se servir de cette affaire qu'il reconquit du coup toute son influence et que la princesse Régina fut félicitée comme ayant sauvé, par son courage et sa décision, la Hofburg, à une heure critique où la folie des archiducs et de M. de Riva l'avait compromise. Pour terminer, M. de Brixen avait si bien fait qu'il avait réussi à convaincre Sa Majesté de la nécessité d'étouffer l'affaire et de sortir les délégués de leurs cachots. Il se faisait fort de les renvoyer dans leur province et qu'on n'en entendît plus parler. Seul, le Rynaldo ennuyait M. de Brixen, car on le disait intraitable.

– Alors, donnez-le-moi, avait demandé Régina à son grand-oncle, et je me charge de l'amener ici plus doux qu'un mouton. J'ai besoin d'un professeur de haute école, et l'impératrice a manifesté plusieurs fois le désir d'apprendre le romani que ce Rynaldo parle comme un cigain de la Porte-de-Fer : voilà l'homme qu'il nous faut.

M. de Brixen était parti en souriant d'une façon fort déplaisante, et l'empereur, qui avait surpris ce sourire, resta tout perplexe, se demandant la raison secrète que pouvait bien avoir sa petite-nièce pour tenir tant à cet écuyer. Il y avait des moments où les fantaisies de la princesse l'inquiétaient.

Celle-ci l'avait laissé à ses réflexions qui furent presque aussitôt troublées par l'introduction inopinée dans son cabinet d'une jeune dame aveugle qui s'était jetée à ses pieds. C'était encore un coup de Régina, qui accompagnait l'infirme, et qui la releva en la nommant à l'empereur. Myrrha implorait la grâce de son frère. L'empereur la congédia tout de suite avec de bonnes paroles ; mais, cette fois, il retint Régina et l'attira, comme une enfant, sur ses genoux. Il voulait la faire parler. Le malheureux monarque redoutait encore quelque malice de l'amour qui déjà avait fait tant de ravages dans sa maison, et il ne pouvait s'empêcher de se demander si sa nièce n'était point mûre, elle aussi, pour quelque scandale. Il interrogea donc Régina bien franchement. La princesse haussa les épaules, déposa un baiser sur le front de son grand-oncle, et lui dit :

– Vous savez bien, sire, que j'aime le duc de Bramberg. François poussa un soupir, car au fond de lui-même il n'avait jamais compris cet amour de sa nièce pour ce soudard. Mais il devait se féliciter que Régina eût choisi justement pour fiancé un fidèle de la Hofburg.

– Va donc chercher ton Rynaldo, avait consenti l'empereur. Je te le donne. Mais mon avis est qu'il ne se laissera point prendre. On le dit trop fier !

– J'en ferai mon domestique ! répliqua Régina en saluant.

Et c'est ainsi que le lendemain du jour où nous avons laissé Rynaldo dans sa prison, nous trouvons les princesses Régina et Tania au manège attendant Rynaldo, qu'on était allé chercher à la prison de l'Étoile. Nous ne les trouvons point au manège ordinaire qui sert aux exercices d'équitation de la famille impériale, à proximité des écuries de la cour, mais dans le « Spanische Hofkeitschule » lui-même, dans ce manège de gala qui ne sert guère qu'aux grandes fêtes, et dans lequel, loin de toute curiosité, les jumelles de Carinthie allaient pouvoir se livrer à leur sport favori.

Cet immense manège était toujours fermé et, ainsi, elles pouvaient espérer qu'on ignorerait qu'en plein deuil de la cour, elles allaient se divertir aux leçons d'un nouvel écuyer.

Personne ne les avait vues entrer dans le manège. Le seul valet, chef d'écurie, Félix, en qui Régina avait toute confiance, avait amené les chevaux, trois superbes bêtes dont il tenait les rênes. À quelques pas de là, les deux jumelles, souples dans leurs collantes amazones noires, attendaient.

Régina commençait de s'impatienter et, nerveuse, fouettait du bout de sa cravache sa petite botte. Mais Rynaldo arriva. Il était accompagné de cette vieille noble dame que nous avons déjà vue dans la cellule de la prison de l'Étoile. Elle était allée le chercher à sa sortie de prison. Le directeur, qui avait reçu des instructions, avait en quelque sorte remis le jeune homme entre les mains de la gouvernante, et Orsova avait aussitôt transmis à Rynaldo les ordres de Régina. C'est en vain qu'il demanda deux heures de liberté pour aller embrasser Myrrha, pour courir aussi changer de costume, car sous son manteau il avait toujours le splendide vêtement du ban de Croatie. Orsova ne sut lui répondre qu'une chose, c'est que la princesse royale de Carinthie attendait son écuyer.

– Et vous savez, avait ajouté la vieille noble dame, ne la faites pas attendre, car elle n'aime pas ça !

Rynaldo marchait au milieu d'une telle aventure qu'il ne savait plus que croire, ni qui croire. Il se laissa conduire. Quand il entra dans le manège, il reconnut tout de suite les deux princesses dont il avait reçu la visite. Grands dieux ! comme elles se ressemblaient ! Il avait entendu vaguement parler de la ressemblance des jumelles de Carinthie, mais jamais il n'eût supposé une identité pareille... et, ma foi, puisque deux sœurs pouvaient se ressembler à ce point, il n'y avait aucun inconvénient logique à ce qu'il se trouvât encore, de par le monde, un troisième personnage ressemblant lui aussi tellement à ces deux-là qu'il pût facilement être confondu avec eux. Ainsi pensa-t-il, et il s'avança avec un peu plus d'assurance vers les princesses qui l'attendaient.

La « Spanische Hofreitschule » avait une salle de manège immense. C'était un prodigieux vaisseau fort luxueux, entouré de deux galeries soutenues par des colonnes où aux jours de carrousel s'entassaient les invités. Tout à son extrémité s'élevait la loge impériale. Le groupe des princesses et des chevaux maintenus par Félix, le premier valet d'écurie, se trouvait non loin de cette loge. Au fur et à mesure qu'il avançait, Rynaldo essayait de distinguer laquelle des deux jeunes femmes était Régina. Quand il fut plus près, il la reconnut d'une façon précise à sa mèche blanche sur le front, sous le petit chapeau rond. Il s'inclina profondément et exprima son regret, sur un ton presque hostile, de n'avoir même pas eu le temps avant de se présenter devant les princesses de changer de costume. Il était bien décidé, à propos de tout, à faire acte d'indépendance et à ne point se laisser traiter comme un petit garçon.

En vérité, il lui suffit encore ce matin-là d'entendre la voix de Régina pour retrouver subitement toute sa « certitude ». Et il fut très docile, car encore une fois c'était sa voix. Et il fut l'esclave de la princesse tout de suite. Comme elle se disposait à se mettre en selle, il prit son petit pied dans sa main. C'était son pied. Ah ! il ne pouvait maintenant plus s'y tromper. Mais quelle inouïe comédie jouait-on là ! Et jusqu'où irait-elle ?

Les deux petites princesses étaient déjà parties en un temps de galop, prenant l'air de la piste. Elles étaient encore toute proches et pourtant il ne pouvait déjà plus en lui-même les « nommer ». Mais presque aussitôt il se crut renseigné par l'air avec lequel la princesse Régina commanda la leçon, d'un geste de sa cravache. « Ah ! ça, c'est de la Reine du Sabbat tout pur ! » Et sans s'occuper de Tania, il commença de donner sa leçon de haute école à Régina, comme s'il avait été dans l'humble manège loué par le jeune vétérinaire, dans la rue de l'Eau-de-l'Empereur.

Il parla à cette princesse Régina de son art comme si elle n'ignorait rien de ce que le petit « vétérinaire » avait appris à Stella ! Mais elle, de son côté, mit une grande coquetterie à montrer qu'elle ignorait presque tout de la « haute école ». Et après quelques pas de côté, de droite à gauche et de gauche à droite, elle s'arrêta, l'écoutant. Il souriait d'un air entendu, la priant d'effectuer quelques « changements au galop » qu'elle affirma n'avoir jamais tentés et ne pouvoir par conséquent réussir. Finalement, elle s'énerva et commanda à Rynaldo de lui apprendre le secret de ses bonds prodigieux au cirque Busch, et de lui dire s'il était nécessaire, pour arriver à de pareils résultats, d'avoir des chevaux spécialement dressés à cette acrobatie.

Rynaldo lui répondit qu'avec de la patience et de la douceur, on pouvait tout demander à un bon cheval de race. Elle le pria de monter l'admirable bête que le valet d'écurie tenait en main. Quand il fut en selle, elle lui commanda : « -- Sautez ! »

C'était si impertinent que Rynaldo se retourna vers Régina et la considéra avec une insistance qui pouvait passer pour insultante de professeur d'équitation à princesse. Mais le jeune homme était tellement sûr d'avoir affaire à Stella et avait tellement oublié en elle la princesse, qu'il ne pouvait juger de ce que sa conduite avait d'insolite. Ce fut Tania qui le lui fit entendre. Outrée de la bizarre attitude de cet écuyer de cirque, elle répéta d'une voix cinglante :

– Eh bien ! sautez, monsieur ! Vous n'avez donc pas entendu l'ordre de la princesse ?

Mais Régina, aussitôt, reprit un ton de douceur parfait, car elle avait vu Rynaldo devenir d'une blancheur de marbre :

– La première leçon n'est jamais sérieuse, monsieur ; vous nous apprendrez les règles de votre art une autre fois. Aujourd'hui, nous ne vous demanderons qu'une chose, c'est de répéter pour nous deux quelques-unes de ces prouesses qui ont fait la réputation de l'écuyer masqué.

Le jeune homme écoutait avec ravissement cette musique. Y a-t-il une plus pure harmonie au monde que la voix de sa maîtresse ? Il salua les deux princesses avec beaucoup de grâce et se lança sur la piste.

– Ah ! Il est vraiment beau !

C'était la vieille noble dame qui ne pouvait s'empêcher de l'accabler de son admiration.

– C'est vrai qu'il est beau ! obtempéra Tania en regardant sa sœur.

Celle-ci se taisait. Elle semblait attacher moins d'attention au cavalier qu'au cheval, dont elle suivait tous les mouvements. Rynaldo, parti au petit galop de chasse, s'était arrêté, et soudain son cheval sembla se détendre sous lui comme un arc bandé et le jeune homme fit exécuter à sa bête une de ces lançades « saut en courbette », qui lui attirèrent tout de suite les suffrages de son exceptionnel et rare public.

Et puis il y eut un pas espagnol, que Rynaldo savait être goûté par dessus tout de Stella. Mais ce pas ne parut plaire qu'à demi à Régina. L'écuyer en conçut alors un tel dépit et une si violente mauvaise humeur qu'il éprouva le besoin de traduire extérieurement tous les sentiments qui l'agitaient en se mettant à pivoter, pirouetter, bondir avec une telle rapidité, une telle fougue et une si définitive maîtrise que les bravos des trois femmes éclatèrent. Sur quoi Rynaldo, choqué de ces bravos autant qu'il l'avait été tout à l'heure de l'indifférence de Régina, s'arrêta pour entendre tout juste cette phrase qui lui fut lancée comme un compliment à un clown qui vient de terminer ses exercices :

– Oh ! par exemple, ça, c'est un numéro !

Qui avait dit cela ? Qui ? C'était une voix d'homme qui avait prononcé cela, et accompagné de quel ricanement ! D'où venait-elle ? Rynaldo se dressa, ivre de fureur, sur ses étriers. Et il aperçut Karl le Rouge qui venait de s'appuyer sur le bord de la loge impériale.

– S'il y a un saltimbanque ici, monsieur, ce n'est pas moi ! lui clama le tzigane qui, en reconnaissant le duc de Bramberg, se rappela le zèle avec lequel l'aristocrate artilleur servait « ses pièces » dans une occasion récente.

Mais la princesse Régina s'interposa avec une vivacité et un sang-froid qui laissèrent Rynaldo stupéfait. Elle accabla le duc de Bramberg sous un tel poids de reproches que les deux hommes ne trouvèrent plus le temps de placer un seul mot et furent du coup désarmés. De quel droit le duc avait-il pénétré dans le manège ? N'était-elle déjà plus libre de se conduire à sa fantaisie et allait-elle subir la tyrannie de l'époux avant les noces ?

– Car vous savez que son Altesse est mon fiancé, fit-elle en se tournant brusquement du côté de Rynaldo, et je ne vous permets point de lui dire des choses désagréables, tout ban de Croatie que vous êtes !

C'est sur cette phrase foudroyante, qui lui rappelait une fois de plus l'incompréhensible situation dans laquelle il se débattait, que se termina cette algarade. Déjà les deux princesses avaient entraîné leur écuyer en lui confiant qu'on allait maintenant jouer « à se faire écraser ». Mais Rynaldo protesta de toutes ses forces, disant que ce jeu qu'il avait inventé était trop dangereux et qu'il n'était bon que pour lui. Voici en quoi il consistait :

L'artiste arrivait sur son cheval, faisait disposer des barres parallèles le long de la rampe, et les franchissait l'une après l'autre, deux fois chacune, puis il procédait à l'écrasement. Il faisait se cabrer son cheval de toute sa hauteur et lui faisait faire ainsi quelques pas sur les sabots de derrière ; l'écuyer alors inclinait le torse en arrière jusqu'à ce que sa tête vint effleurer la croupe de l'animal. Le moment tragique approchait. Le cheval était dressé à retomber en arrière, c'est-à-dire que la bête devait se cabrer toujours davantage jusqu'à la seconde suprême où, perdant l'équilibre en arrière, elle tombait de tout son poids sur l'écuyer. Celui-ci avait quatre-vingt dix chances sur cent d'être écrasé, mais Rynaldo avait toujours été assez habile pour se glisser de côté au moment même où tout le monde croyait le cheval sur lui, et où le cirque tout entier retentissait d'une clameur d'effroi, chaque fois renouvelée.

Voilà le jeu auquel voulaient s'amuser les princesses jumelles de Carinthie. Et elles avaient déjà dû le tenter, car avant même que Rynaldo pût s'y opposer, elles faisaient se cabrer leurs deux juments, deux belles bêtes à la robe tigrée, qui commencèrent à battre l'air de leurs sabots de devant. Régina surtout exigeait de son « Czardas » un équilibre qui, d'instant en instant, devenait plus instable, et elle s'était tout à fait couchée sur la croupe de la bête, ainsi qu'elle l'avait vu faire à Rynaldo. Mais tout à coup il y eut un double cri terrible, et Rynaldo se jeta à bas de son cheval, car ce qu'il redoutait venait d'arriver ! Czardas, de tout son poids, tombait en arrière sur la princesse.

Une double clameur : « Stella ! Régina ! » se confondit dans une double angoisse. Deux hommes s'étaient précipités, et l'un d'eux, arrivé plus tôt, emportait déjà dans ses bras le corps indemne, le corps adorable de Régina de Carinthie. Or celui des deux hommes qui était arrivé le premier, parce qu'il avait eu l'avantage de se trouver dès l'abord à pied sur la piste, c'était Karl le Rouge ! Oui, Karl le Rouge qui emportait dans ses bras Régina, qui riait avec le rire de Stella !

Et Rynaldo voyait, entendait cela ! Il leva vers le ciel ses poings vengeurs, ses poings qui auraient voulu frapper, ses mains qui auraient voulu déchirer ! Ah ! Régina-Stella qui se laissait emporter, en riant, devant lui, dans les bras de Karl le Rouge ! Non ! Non ! par le diable de la Reine du Sabbat, ça n'était pas elle ! ça n'était pas Stella.

– Qu'avez-vous donc ? lui demanda la voix tranquille de la princesse Tania. Êtes-vous devenu subitement fou parce que ma sœur s'est plu à jouer à se faire écraser ? Elle joue à cela tous les jours avec Czardas, et cela ne lui a jamais fait de mal. Y a-t-il vraiment du danger ? Moi, j'hésite encore à tomber par terre.

Rynaldo regarda d'un air parfaitement hébété la princesse Tania, qui lui parlait ainsi, puis il regarda encore la vieille noble dame qui paraissait bien calme, elle aussi, et il s'enfuit sans même saluer, se demandant dans quel « monde il était tombé » ! Il avait hâte de revoir la « petite matelassière » et d'embrasser sa sœur.

III -- SUITE DES AVENTURES DE RYNALDO ET DE LA « PETITE MATELASSIÈRE »

Rynaldo se jeta dans les bras de Myrrha qui pleura abondamment sur l'épaule de son frère en lui faisant les plus tendres reproches. Il se conduisait comme un gamin terrible qui pouvait compromettre les causes les plus saintes. Elle lui rappela qu'il était l'héritier de Réginald et que le peuple cigain avait mis son espoir en lui. Elle lui annonça que les « Deux heures et quart » lui avaient fait savoir par l'intermédiaire de la « petite matelassière » qu'on était furieux contre Rynaldo, lequel s'était fait berner par les délégués fédéraux et les amis du Caveau, et était parti en guerre sans avoir attendu le mot d'ordre que seuls les « Deux heures et quart » avaient qualité pour donner. Enfin, on avait décidé que désormais Rynaldo ne s'appartiendrait plus et qu'il devrait obéir en tout et pour tout.

– À qui ? demanda Rynaldo, dont la colère grondait déjà à l'annonce de cette nouvelle servitude.

Myrrha, dans ses larmes, eut un sourire :

– À la « petite matelassière » ! répondit-elle.

Surpris, Rynaldo se jeta à nouveau au cou de sa sœur, se disposant à lui conter tout de go l'étrange et fantastique aventure qui lui survenait à l'occasion justement de Stella. Mais Myrrha lui disait déjà de quels soins, de quelles attentions elle avait été personnellement l'objet de la part de la « petite matelassière », pendant l'absence de Rynaldo. Elle trouva également le moment opportun pour lui rapporter la conversation que Stella et elle avaient eue en secret avant tous ces terribles événements et la résolution qu'elles avaient prise alors de faire boire au jeune homme un narcotique.

– Et comment ai-je échappé à ce terrible poison ? demanda Rynaldo en souriant d'un dessein qui avait si piteusement échoué.

– Voilà bien la chose la plus étrange qui se puisse concevoir, répondit Myrrha. J'avais chargé le nain Magnus d'aller chercher la potion, dont Stella avait envoyé la formule, chez M. Malaga. Le nain Magnus remonta avec cette potion, et aussitôt j'allai la porter dans ma chambre, car j'avais décidé de te la faire prendre au repas du soir. Rappelle-toi ce qui se passa. Après le départ de Stella, tu remontas auprès de moi, et tout étourdie encore de ce qu'elle m'avait appris, je te questionnai avec astuce. Tu me répondis que je pouvais être tranquille, que tu avais décidé de ne point me quitter et d'attendre que je fusse endormie pour aller reposer à ton tour. Ton mensonge était flagrant. Ta voix mentait. J'étais honteuse pour toi. Aussi ma résolution fut vite prise : tu boirais la potion.

« J'allai la chercher dans ma chambre, et en ton absence j'en versai le contenu dans la théière. Au souper tu bois deux tasses. Cela me suffisait. J'allai me coucher, bien tranquille. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction le lendemain matin en constatant que ta chambre était vide, et que tu n'avais fait que le simulacre de te coucher. À quelle heure avais-tu quitté l'appartement ? Voilà ce que je voulais savoir. J'appelai Mlle Lefébure. La gouvernante ne me répondit point. J'allai frapper à sa porte. Silence. J'ouvris la porte et m'avançai vers son lit ; j'entendis sa respiration. Elle dormait. Je voulus la réveiller, impossible ! Elle continuait à dormir... Et cela va certainement te paraître bien extraordinaire : elle dort encore !

-- Pas possible ! s'exclama le jeune homme qui ne put s'empêcher de rire. C'est donc elle qui a bu la potion ?

– De toute évidence ! répartit Myrrha. Mais comment ? Voilà un bien singulier mystère ! Mlle Lefébure, ce soir-là, a bu elle aussi du thé, et c'est dans sa chambre que le nain Magnus a retrouvé notre théière, cependant que celle de la gouvernante était sur notre table. Qui donc a procédé à la substitution des théières ?

Rynaldo, sans approfondir un mystère qui pouvait être mis, en raison de la cécité de sa sœur, sur le compte du hasard, s'écria :

– Allons donc voir cette pauvre Mlle Lefébure !

Le frère et la sœur s'en furent ainsi dans la chambre de la gouvernante, qui continuait de reposer fort paisiblement sous la garde de M. Magnus. Le nain était triste pour plusieurs raisons, dont la première était qu'il n'avait point de nouvelles de Petit-Jeannot depuis la fameuse nuit où, las tous deux d'attendre, derrière sa porte, la Reine du Sabbat qui n'apparaissait point, ils étaient redescendus dans la rue de l'Eau de l'Empereur. La seconde raison de la tristesse de M. Magnus était due à un amour naissant qui commençait de remplacer dans le cœur de ce nain sensible l'image de celle qui l'avait trompé.

Appelé, par les circonstances, à donner ses soins à Mlle Lefébure, sur le sommeil prolongé de laquelle il avait été officiellement chargé de veiller, M. Magnus avait eu l'occasion à plusieurs reprises de constater que cette demoiselle un peu mûre et de mine plutôt rébarbative n'était point dénuée de tout attrait. Bien au contraire, une vie exemplaire avait conservé dans cette austère personne une jeunesse de formes, une solidité de contours, une fraîcheur pour tout dire, qui avaient troublé M. Magnus plus qu'on eût pu l'imaginer. Or M. Magnus était triste parce qu'en dépit de tout le bruit qu'il faisait autour d'elle, Mlle Lefébure dormait toujours.

Myrrha confia à Rynaldo, qui contemplait ingénument cette vieille demoiselle qui dormait à sa place, que la « petite matelassière » les avait rassurés sur les suites de cette léthargie, car elle était allée chez M. Malaga faire une enquête, d'où il était résulté que M. Malaga, qui avait eu ce soir-là la main lourde, avait donné une dose triple de celle que lui demandait l'ordonnance. D'après ses calculs, Mlle Lefébure devait se réveiller au plus tard le lendemain matin.

Les jeunes gens regagnèrent leur chambre -- celle dont les fenêtres donnaient sur la rue -- et Rynaldo courut tout de suite à son poste d'observation. Il n'y était pas encore installé qu'il poussait un cri : « Elle ! Elle est là ! »

– Stella ? interrogea Myrrha.

– Oui, Stella ! elle est dans son bureau, la « petite matelassière » ! Ah ! Myrrha, tu ne sauras jamais quelle joie c'est pour moi de la voir, de la voir tout à fait, elle, bien elle ! C'est elle ! C'est Stella ! Il n'y en a point d'autre !

– Que veux-tu dire ? interrogea Myrrha, qui ne comprenait rien aux paroles exaltées de son frère.

– Je veux dire que Stella est blonde ! voilà tout. Stella est blonde et la plus belle de toutes ! Je veux dire cela ! Je veux dire qu'il y a des ressemblances inouïes qui peuvent vous tromper un instant, mais quand on se retrouve en face de la réalité, Myrrha, on revient bien vite de son erreur ! Stella ! C'est ma Stella ! Il n'y en a point d'autre !

– Ah çà, mon Rynaldo, tu me reviens fou ?

– Un peu. C'est la faute aux petites jumelles de Carinthie. Tu sais qui sont les petites jumelles de Carinthie, puisque c'est l'une d'elles qui t'a introduite auprès de l'empereur. Mais ce que tu ne peux savoir, c'est que ces deux jeunes filles se ressemblent et ressemblent, à s'y tromper, à la « petite matelassière ».

– C'est « la petite matelassière » qui m'a conduite à la princesse de Carinthie, Rynaldo !

– Stella ! s'écria Rynaldo. C'est Stella qui t'a conduite à la princesse Régina ! Elle la connaît donc ? Ah ça, mais comment les choses se sont elles passées ? fit-il avec peine, car il sentait à nouveau monter tous ses soupçons et renaître toute son inquiétude.

En quelques mots, Myrrha avait tout raconté. C'était bien la chose la plus simple du monde : la « petite matelassière » était accourue auprès de Myrrha pour lui reprocher d'avoir laissé « sortir » son frère malgré ses ordres, et pour lui apprendre du même coup que Rynaldo avait été enfermé, la nuit même, avec les conjurés du Caveau, dans la prison de l'Étoile. Là-dessus, elle avait exigé, pour sauver Rynaldo, que Myrrha lui obéit en tout ce qu'elle ordonnerait. Or elle lui avait ordonné d'aller se jeter aux pieds de l'empereur, et l'avait conduite elle-même au palais, où une dame, qui était une de ses amies, s'était chargée de la conduire auprès d'une princesse de Carinthie, laquelle devait répondre de tout.

– Mais enfin, Myrrha, quand tu arrivas à la Hofburg, comment les choses se sont-elles passées ? insista le jeune homme qui poursuivait son idée. Quand Stella t'a-t-elle quittée ? Quand la princesse t'a-t-elle parlé ? Les as-tu entendues toutes les deux en même temps ?

-- Non, répondit Myrrha... J'ai compris que Stella était partie en ne l'entendant plus... et alors, j'ai entendu parler la princesse ! Une chose m'a frappée, je dois te le dire : elles avaient à peu près la même voix !

– Si elles n'avaient pas tout à fait la même voix, c'est que tu as été reçue par la princesse Tania, ma sœur ! Car entre la voix de la princesse Régina et celle de Stella, il ne saurait y avoir aucune différence, puisque c'est la même.

-- Que veux-tu dire encore, Rynaldo ? Tu parles sur un ton qui m'effraie !

– Je veux dire encore, s'écria le jeune homme, que Stella et Régina ne font qu'une seule et même personne.

-- Tu es fou ! Il me revient fou ! répéta la pauvre aveugle, en levant vers le ciel ses mains impuissantes.

– Je veux dire encore que la fiancée de Rynaldo, selon la mode de la Porte-de-Fer, est encore la fiancée de Karl-le-Rouge, selon la mode de la Hofburg.

-- Rynaldo, c'est impossible !

– C'est ce dont je vais m'assurer !

Et le jeune homme, échappant à l'étreinte de sa sœur, descendit comme un insensé jusque dans la rue, puis de là se rua sous la voûte au-dessus de laquelle se lisaient ces mots : « Laines et matelas ». En quelques bonds, il fut sur le palier et devant la porte du bureau de la « petite matelassière ». Là il éprouva quelques difficultés pour entrer. Mais une voix qu'il connaissait bien fit entendre cette phrase apaisante :

– Laissez donc entrer ce monsieur !

On l'introduisit dans le bureau de la « patronne ».

– Monsieur, veuillez donc vous donner la peine de vous asseoir... Je suis à vous tout à l'heure.

Rynaldo s'assit. Quelle voix calme elle avait pour commander à cet employé « de faire venir sans aucun retard d'Ouzitzé (Serbie), deux mille kilos de « laine morte », à celui-là de « la laine de mercerie », tirée de la plus belle peau de castor, à cet autre d'expédier à Kanitza (Hongrie), la « laine cavalière d'Espagne » que les correspondants de Trieste venaient de lui envoyer. Enfin, quand tout « son monde » eut disparu, la « petite matelassière » se tourna du côté de Rynaldo et lui dit avec son joli sourire :

– Qu'y a-t-il, monsieur, pour votre service ?

– Stella, demanda l'ardent jeune homme dont la voix tremblait, Stella, m'aimez-vous ?

– Eh ! monsieur, voulez-vous bien vous taire ! répliqua la « petite matelassière » en jetant autour d'elle un coup d'œil investigateur... On pourrait vous entendre... et je serais perdue de réputation. Vous voulez donc me faire fermer boutique ?

– Stella, ayez pitié de moi ! Ne vous moquez plus de moi... Dites-moi que cette affreuse comédie est finie...

– Quelle comédie ? demanda ingénument la jeune fille.

– Ah ! cessez ce jeu ou cela se terminera mal ! fit Rynaldo en fermant les poings et en frappant le plancher d'un pied rageur. Je parle de la comédie qui m'a peut-être sauvé, mais qui me perdra plus sûrement que tout, pour peu qu'elle continue. J'ai toujours pensé, Stella, que sous les traits de la « petite matelassière », sous sa chevelure dorée, se cachait une princesse. Je sais maintenant comment elle s'appelle : elle s'appelle Régina de Carinthie.

– Ah ça ! mon bon Rynaldo, vous perdez complètement la tête... (Et Stella ouvrait de grands yeux où se peignait la plus honnête stupéfaction.) Qu'est-ce qui vous prend ? Qu'est-ce que ça signifie ? Moi ! la princesse Régina de Carinthie ? Attendez donc ! Attendez donc ! Quelques-uns de mes employés m'ont dit, en effet, que je ressemblais beaucoup aux filles de Léopold-Ferdinand... C'est possible, après tout, et je ne vous dirai pas le contraire, attendu que je n'ai jamais eu l'occasion de les rencontrer... Alors, vous avez vu la princesse Régina, vous ! Et elle me ressemble tant que ça... Et vous avez cru... Ah ! mon cher, ce que vous êtes romanesque !

Et la « petite matelassière » éclata d'un rire franc et si clair que Rynaldo, une fois de plus, ne sut plus que penser.

– Oh ! ne riez pas ! Stella ! je vous en prie, ne riez pas ! Sachez bien qu'elle a aussi votre regard ! votre voix ! votre façon de marcher ! vos gestes ! tout, tout de vous-même, Stella ! Elle ne vous ressemble pas : elle est vous !

-- Mon cher, s'il y avait trois jumelles de Carinthie, ça se saurait ! Elle était si moqueuse, cette fois, que Rynaldo releva la tête : se jouerait-elle réellement de lui ? Ah ! décidément il en avait assez de cette épouvantable situation ! Il s'avança vers Stella d'un pas déterminé, le sourcil froncé, le front mauvais. Il lui emprisonna ses deux petits poignets dans ses mains impatientes :

– Écoutez, Stella. Il faut que je vous dise ceci : vous êtes mon cœur, vous êtes ma vie, et je ne sais pas qui vous êtes ! Je sais seulement que je vous dois beaucoup, pour moi et pour ma sœur ! Je sais que vous veillez sur nous, et que votre protection est une chose admirable et souveraine. Je soupçonne que, sans vous, Myrrha, aveugle, et le pauvre étudiant Rynaldo seraient peut-être morts de faim. C'est vous enfin qui vous êtes jetée à la gueule des canons dans la chapelle des morts ! C'est vous qui avez conduit ma sœur au palais ! C'est vous qui lui avez fait ouvrir la porte du cabinet de l'empereur ! C'est vous qui m'avez sorti de prison ! Je vous dois donc, Stella, une éternelle reconnaissance et je devrais vous adorer comme mon Dieu ! Eh bien, sachez-le, je vous déteste et je vous maudis : parce que la princesse Régina a ri dans les bras de Karl le Rouge...

– Vous avez besoin de prendre l'air, mon ami !

Cette fois, elle ne riait plus. Elle avait dit cela sérieusement et en dégageant ses petits poignets des rudes mains de Rynaldo, fort délibérément. Rynaldo la regarda. Elle ne baissa point ses yeux profonds et francs.

– Si vous n'êtes point Régina de Carinthie, qui donc êtes-vous, vous qui lui ressemblez à ce point ?

– Je suis la Reine du Sabbat ! répondit Stella à l'oreille du jeune homme d'une voix sifflante. Est-ce que cela ne te suffit pas, Rynaldo ? Est-ce que tu n'as point juré déjà que tu n'interrogerais jamais la Reine du Sabbat ! Allons ! retrouve tes esprits... Et retourne vite auprès de ta sœur !

Elle appuya sur un timbre.

– Quand vous reverrai-je, Stella ?

– Ce soir à cinq heures, au Prater, chez Paumgartner, à la table de l'écuyer masqué.

– Merci, Stella ! Mais puisque vous n'êtes point, puisque vous ne connaissez point la princesse Régina, il faut que je vous dise une chose que vous ignorez, Stella : c'est que j'appartiens à la princesse Régina... Elle ne m'a donné la liberté que pour m'attacher à sa maison comme son domestique.

– Non ! répondit Stella ; mais pour faire de vous un écuyer, et vous donnerez aussi des leçons de romani à l'impératrice Gisèle.

– Comment savez-vous cela ?

– Parce que je sais tout !

– Que dois-je faire ?

– Je vous le dirai ce soir. Adieu !

... À cinq heures, Rynaldo était au rendez-vous, de plus en plus inquiet, de plus en plus troublé. Le Ring avait retrouvé son animation et le Prater avait repris son aspect accoutumé. Quarante-huit heures avaient suffi pour que les énergiques opérations de police de M. de Riva déblayassent complètement les grandes voies de la capitale.

Il est juste de dire que l'affreuse nouvelle du drame de Mayerling avait contribué dans une large mesure à la paix de la rue. On plaignait sincèrement l'empereur et l'impératrice de ce coup terrible qui les frappait si peu de temps après la mort tragique de la princesse Marie-Louise. M. de Brixen avait très bien senti cette disposition de l'esprit public et en avait profité pour faire revenir Sa Majesté sur des mesures de rigueur exigées par M. de Riva. Notamment tous les cours de l'Université qui avaient été fermés furent rouverts, et une véritable détente en résulta parmi les étudiants qui cessèrent tout désordre.

Rynaldo avait pris par la Haupt-allée, et se préparait à tourner sur sa gauche pour entrer dans l'établissement Paumgartner, quand, à quelques pas devant lui, un coupé s'arrêta. Deux valets à longue redingote sautèrent à la portière qu'ils ouvrirent, et une jeune femme, enveloppée d'un long manteau, au visage recouvert d'une épaisse voilette, descendit de la voiture, d'un pied léger.

– C'est Stella ! dit tout bas Rynaldo... C'est son pas, sa démarche, c'est elle. La voilà en avance au rendez-vous.

– Avez-vous vu ? demanda, à côté de Rynaldo, un monsieur à une dame qu'il accompagnait.

– Qui donc ? demanda la dame.

– Eh bien ! cette femme qui vient de passer... c'est étrange... je jurerais que nous venons de rencontrer une des princesses de Carinthie.

– C'est impossible ! mon ami... En ce moment, au Prater, une princesse royale ? Tu oublies le deuil de la cour.

– Tout ce que tu voudras, mais j'ai cru reconnaître la princesse Régina.

Le couple décida de suivre la dame à la voilette. Rynaldo suivit le couple. Quant à la dame à la voilette, elle s'était engagée dans une contre-allée, à gauche, très peu fréquentée d'ordinaire, et déserte ce soir-là. Elle semblait plutôt se promener qu'attendre quelqu'un. Et devant Rynaldo, le monsieur dit tout à coup à la dame qui l'accompagnait :

– Ah ! cette fois, je l'ai vue ! C'est bien elle ! C'est la princesse Régina ! Regarde la mèche blanche !

– Qui, oui, dit la dame, je la vois, cette fois, c'est elle ! Elle vient prendre l'air au Prater, incognito. Tout de même, c'est d'un joli toupet.

Et le couple reprit son chemin, laissant seuls dans l'allée Régina et Rynaldo, lequel se rapprochait peu à peu de la promeneuse solitaire. Avait-il réellement devant lui la princesse Régina ? Il allait bientôt le savoir, et peut-être allait-il avoir la preuve, du même coup, que Régina et Stella ne faisaient qu'une seule et même personne, car la dame à la voilette suivait exactement le sentier discret qui conduisait au rendez-vous que la « petite matelassière » lui avait donné, sur les derrières de l'établissement Paumgartner, dans une partie des jardins où l'ombre épaisse des bosquets avait accoutumé de servir de paravent aux amoureux.

C'est sous ces tonnelles ombragées qu'au sortir du cirque Busch, après avoir quitté la défroque de « l'écuyer masqué », Rynaldo avait donné quelquefois rendez-vous à Stella. C'est là qu'il avait passé de bien douces heures avec la petite reine des tziganes ; c'est là que, pour la première fois, la « petite matelassière » avait permis à Rynaldo de lui parler de son amour. C'est là qu'elle lui avait avoué que la petite marchande de la rue de l'Eau-de-l'Empereur portait l'Heure rouge de Réginald, l'insigne suprême des « Deux heures et quart ».

Aussi Rynaldo ne doutait-il plus à cette minute que Stella eût justement choisi ce coin sacré qui avait vu naître leur chaste et âpre amour, pour lui faire entendre enfin le formidable secret qui tenait tout entier dans la réunion de ces deux noms : Régina-Stella ! Et, en vérité, aurait-elle pu, pour lui faire entendre une chose pareille, imaginer une complication plus claire et plus intelligible ? C'était Stella qui donnait le rendez-vous ! C'était Régina qui y venait !

Il se hâta de façon à pénétrer en même temps que la jeune femme dans les jardins, par cette petite porte dérobée qui n'était plus maintenant qu'à dix pas de lui. Mais, à son grand étonnement, la dame à la voilette se retourna tranquillement et revint sur son chemin. Sans doute se croyait-elle seule dans ce coin écarté du Prater et n'avait-elle point entendu marcher derrière elle Rynaldo, car elle avait relevé sa voilette. Le jeune homme eut un mouvement instinctif en avant : c'était bien la princesse Régina, avec sa petite mèche blanche en bataille sur le front, qu'il avait en face de lui ! Mais comme il croyait aussi que c'était la « petite matelassière », il lui dit, les mains tendues :

– Stella !

La princesse, en apercevant le promeneur, eut un haut-le-corps qui traduisait une surprise vite réprimée. Et ne daignant point répondre à un nom qu'elle ne connaissait pas, ni à un geste qu'elle ne pouvait comprendre, elle considéra « son écuyer », qui osait lui adresser la parole et lui tendre la main, avec une hauteur suprême. Puis, tranquillement, de son pas noble et harmonieux, elle s'éloigna.

Rynaldo, lui, s'était arrêté du coup, et il ne bougeait pas plus qu'une souche, les yeux et la bouche grands ouverts. Mais quand ces yeux, qui étaient si grands ouverts, purent voir, en même temps, la princesse Régina, hautaine, qui s'éloignait, et, sur le seuil de la porte du jardin de Paumgartner, la « petite matelassière », sa Stella souriante, qui arrivait... la bouche de ce malheureux, courageux, héroïque et ensorcelé ban s'ouvrit encore davantage et laissa échapper un cri qui exprimait tant de choses, épouvante et joie, qu'il était bien près d'exprimer la folie.

– Bonjour, Rynaldo : lui dit Stella. Que se passe-t-il donc encore, mon bon ami ?

Rynaldo regarda cette femme qui lui parlait ainsi, puis il tourna la tête et il put voir Régina qui remontait dans son coupé. Alors il poussa un soupir et murmura :

– Pour peu que ça continue, je sens que je vais devenir idiot, moi !

IV -- SERVICE DE COUR

Quinze jours après les événements que nous venons de rapporter, huit jours après les funérailles de l'archiduc Adolphe, Rynaldo, qui venait d'embrasser Myrrha, quitta la rue de l'Eau-de-l'Empereur, avec ses bagages pour la Hofburg.

Toute l'affaire avait été réglée par la princesse Régina, par l'empereur, et aussi par M. de Brixen et même par M. de Riva et encore par l'impératrice Gisèle, admirable polyglotte, qui, depuis longtemps, désirait apprendre le romani, la seule langue peut-être qu'elle ne connût point.

On pourrait se demander comment l'arrivée au palais d'un pauvre écuyer doublé d'un petit professeur était susceptible d'intéresser le premier ministre et le grand-maître de la police si on ne se rappelait que Rynaldo avait donné maintes preuves à M. de Brixen lui-même de sa turbulence révolutionnaire, d'où il résultait que le premier ministre n'était point fâché de voir si complètement capituler ce petit orgueilleux qui avait failli causer de si graves ennuis à la cour, et qui, maintenant, acceptait d'y prendre service. Le ministre allait avoir désormais sous la main cet « élément de désordres », et aussi peut-être allait-il, par son truchement, pouvoir apprendre bien des choses. C'est également pour cette dernière raison que M. de Riva avait insisté auprès de Sa Majesté aux fins que ce Rynaldo fût installé à la Hofburg au plus tôt. Mais la pensée de M. de Riva, visant Rynaldo, était autrement redoutable que celle de M. de Brixen, car elle visait plus loin que la politique.

Nous verrons, quand nous retrouverons notre Petit-Jeannot, qui a disparu si mystérieusement, que le fait, pour Rynaldo et pour Myrrha, d'avoir gardé un instant sous leur toit ledit Petit-Jeannot, lequel, à son retour de Mayerling, avait été suivi jusque dans la rue de l'Eau-de-l'Empereur par Franz Holtzchener -- honnête jésuite au service particulier de Sa Majesté, honnête policier, marchand de parapluies au service de M. de Riva, qui ne le connaissait, lui, que sous le nom de Mathis, et qui ignorait, pour le moment du moins, qu'il appartînt à la Société de Jésus -- nous verrons, disons-nous, que ce fait, pour Rynaldo et pour Myrrha, devait avoir les conséquences les plus graves.

D'abord, c'était, comme nous venons de le dire, en suivant le long ami de M. Magnus que Franz Holtzchener-Mathis avait découvert le domicile de l'étudiant et de sa sœur, domicile que la police de M. de Brixen et celle de M. de Riva cherchaient en vain depuis des semaines ; enfin, la raison même pour laquelle Franz Holtzchener avait suivi Petit-Jeannot ne pouvait manquer d'être funeste à ceux chez qui ce long dégingandé jeune homme se rendait : ce long dégingandé jeune homme, qui connaissait si parfaitement l'ordre dans lequel les membres de la famille impériale étaient morts et devaient mourir ! Petit-Jeannot avait compromis d'une façon terrible le maître de son ami Magnus, sans le savoir, le pauvre ! Et comme Franz Holtzchener-Mathis avait cru utile, pour raffermir auprès de M. de Riva son influence ébranlée, de lui raconter les résultats merveilleux de son petit voyage à la rue de l'Eau-de-l'Empereur, M. de Riva n'avait pas hésité à englober dans l'affaire Jacques Ork, Rynaldo et sa sœur.

M. de Riva fut persuadé que les deux jeunes gens étaient « quelque chose » dans l'organisation formidable de l'abominable vengeance de l'archiduc disparu, et quand il sut dans quelles circonstances extraordinaires Rynaldo entrait au palais, il en conçut une grande joie. Par lui on allait certainement surprendre les complicités qui habitaient la Hofburg. Par lui, peut-être, on allait pouvoir rejoindre Jacques Ork, comme le réclamait à grands cris l'empereur.

Il en était ainsi depuis le soir des funérailles de l'archiduc Adolphe. Ce soir-là, M. de Riva, en apprenant que les délégués fédéraux venaient d'être extraits de la prison de l'Étoile et dirigés par les agents de M. de Brixen sur leurs « États » respectifs, avait voulu donner sa démission.

– Donnez-moi Jacques Ork d'abord, et je vous donne la « démission » de M. de Brixen ensuite ! avait répondu l'empereur. Jacques Ork est vivant ! Amenez-le moi vivant ! Et sur la tête de ma fille, je vous fais premier ministre !

– Et si je vous l'apporte mort ? avait demandé après un moment d'hésitation M. de Riva.

– Mort ou vivant. Mais faites vite, Riva, si vous voulez qu'il reste un Wolfsbourg pour pleurer votre vieux maître.

On pense si, depuis ce temps, M. de Riva avait fait surveiller Rynaldo. Quant à Petit-Jeannot lui-même, Franz Holtzchener avait prétendu qu'il avait fini par lui échapper dans le moment qu'il le croyait tenir. Franz Holtzchener mentait, et nous verrons bientôt qu'il n'était plus nécessaire de surveiller les pas et démarches de l'ex-apprenti horloger, car il avait été mis, le pauvre, dans le cas de ne plus faire ni démarches et bien peu de pas !

Mais quel était l'état d'esprit de Rynaldo au milieu de tous ces événements, dont il ignorait, du reste, les plus importants ? Oh ! Il était simple. Il se contentait, en tout et pour tout, d'obéir à la « petite matelassière ». Stella lui avait commandé : « Va à la Hofburg, il le faut ! » Il y allait.

Il allait chez l'empereur, parce que Stella lui avait dit : « Va ! » Une seule chose l'ennuyait. Il craignait, en revoyant Régina, de retomber dans les singulières angoisses qu'il avait éprouvées chaque fois que le fiancé de la blonde Reine du Sabbat s'était trouvé en face de la brune princesse de Carinthie. Et cependant la dernière épreuve à laquelle le hasard l'avait soumis en le plaçant entre ces deux belles personnes, qui se ressemblaient si parfaitement, avait dû lui enlever tous ses doutes et toute son inquiétude.

Stella, du reste, lors du rendez-vous chez Paumgartner, par ses joyeuses railleries, par des propos sérieux aussi, par des raisonnements où il entrait qu'une princesse royale n'avait point affaire avec une œuvre cigaine, et qu'il était inadmissible que la fille du roi de Carinthie eût quelque accointance avec les « Deux heures et quart », Stella, disons-nous, avait contribué à ramener la paix dans ce cœur et dans cet esprit encore tout étourdis. Comme tous ces beaux raisonnements avaient été accompagnés du plus chaud baiser que Rynaldo eût encore reçu de sa fiancée à la mode de la Porte-de-Fer, le frère de Myrrha se déclara prêt à accomplir, sans plus demander d'explications, tout ce que lui ordonnerait la Reine du Sabbat. Elle lui avait dit : « Tu attendras les ordres de la Hofburg chez Myrrha ! »

Il y avait quinze jours de cela... pendant lesquels il n'avait revu ni Stella ni Régina... Mais les ordres étaient venus du château et voilà maintenant qu'il entrait dans la Hofburg.

Il y entra par le côté qui regarde la Franzensplatz. Une vieille dame, qu'il reconnut tout de suite pour la vieille noble dame de la prison, l'attendait sur le seuil d'une petite porte basse. Elle lui fit un signe, et tous deux montèrent aussitôt par un étroit escalier en colimaçon, jour et nuit éclairé au gaz. Il arriva ainsi dans un long corridor, tapissé de nattes. Des gardes veillaient, à tous les escaliers, à tous les couloirs, à tous les carrefours de cette monstrueuse demeure. Et il y en avait encore debout devant certaines portes ; et d'autres semblaient avoir reçu pour unique mission l'ordre de se promener de long en large. C'était la nouvelle consigne du gouverneur du palais, donnée sur les ordres de M. de Riva. Et l'on racontait déjà que ces mesures avaient eu pour premier résultat de faire fuir la Dame blanche, qui, depuis, n'était plus apparue à personne.

Rynaldo, toujours conduit par Hellen, était arrivé dans une galerie percée d'une longue suite de portes. Sur chacune de ces portes on lisait, inscrit dans le cadre d'un carton blanc, un nom : c'étaient les noms des dames d'honneur. À sa grande surprise, Rynaldo lut, sur la dernière porte de la galerie, son nom : Rynaldo Iglitza.

La vieille noble dame avait poussé cette porte, et le jeune homme entré, elle avait refermé la porte sur lui, sans prononcé une parole.

Il jeta un regard autour de lui : la chambre était vaste, mais basse de plafond. Une grande double fenêtre donnait sur la place intérieure du château et sur le Volkgarten. Les tentures et les meubles étaient à rayures grises et blanches. Le parquet était poli comme un miroir, à n'y pouvoir marcher. Un paravent de soie rouge masquait à demi le lit recouvert d'une lourde couverture de soie ; le tout, d'une simplicité de très grand air.

On lui apporta sa malle, et comme il venait de donner des soins particuliers à sa toilette et de revêtir la redingote noire, de rigueur à cette heure, un laquais du service privé vint l'avertir que Sa Majesté avait su son arrivée et le priait de se rendre auprès d'elle... Il se hâta, à pas muets, sur les nattes, tout le long du couloir, parmi les laquais et les caméristes qui chuchotaient, puis, après un coude, par un corridor plus large qui traverse l'aile dite « de l'impératrice Amélie ». Par une porte secrète, il arriva au grand escalier d'honneur ; puis, un étage plus bas, sur un palier où un garde de la Burg, en grand uniforme, était planté immobile, devant une très grosse portière de velours. Derrière cette draperie, un vestibule de style Empire. Plusieurs huissiers s'inclinèrent devant lui jusqu'à terre ; les portes s'ouvrirent comme d'elles-mêmes, et il se trouva à l'improviste dans une seconde pièce plus somptueuse encore.

D'une autre porte ouverte dans le fond et qui laissait entrevoir un petit salon, l'impératrice apparut, venant à sa rencontre. Rynaldo, devant cette majesté en deuil, si belle encore, et qui avait tant souffert, s'inclina avec un grand respect. Elle le salua, d'abord de loin, et puis lui dit qu'elle se réjouissait de le voir à la Hofburg, car elle avait, depuis longtemps, le plus grand désir de pénétrer les arcanes de la langue romani. Et le jeune homme l'écoutait sans l'entendre, tout frémissant d'une pitié immense, tout son être vibrant à la musique de cette voix si harmonieusement triste. Et il ne pouvait songer, devant cette statue magnifique de la calme douleur, qu'à toutes les douleurs dont elle était faite. Tant de désespoirs avaient à ce point façonné cette image du désespoir, qu'il semblait impossible que de nouveaux malheurs pussent en modifier l'aspect définitif.

Et le dernier malheur qui était venu frapper à la porte de sa maison n'avait pas dû la surprendre. On racontait dans Vienne qu'elle n'avait point pleuré quand on était venu lui apprendre la mort affreuse de l'archiduc Adolphe. Elle n'avait plus de larmes. Elle avait pleuré d'avance tous les malheurs. Elle attendait qu'un dernier coup vînt la toucher à son tour. Et en attendant, elle vivait dans une extrême élégance d'âme et de corps pour elle toute seule. Elle parait son néant de toutes les grâces. Elle avait tout perdu : l'amour de son époux, ce qui fut son premier malheur, ses fils et ses filles, et peut-être sa foi en Dieu. Et elle ne se plaignait jamais, se montrait le moins possible dans les cérémonies, voyageait beaucoup, vivait en impératrice de solitude. Son dernier ami avait été Jacques Ork. Elle le croyait mort, victime, comme tous les autres qui avaient succombé autour d'elle, des sanglants destins des Wolfsburg.

Cette première entrevue de Rynaldo avec son impériale élève fut courte. Le jeune homme, très intimidé, dit peu de choses. L'impératrice, qui n'ignorait pas les conditions exceptionnelles dans lesquelles le jeune tzigane avait accepté d'être son professeur, ne fit aucune allusion aux derniers événements. Mais elle eut, pour cette race bohémienne dont il était issu, quelques paroles qui le remplirent d'orgueil.

Rynaldo lui dit tout l'honneur qu'il ressentait d'avoir à lui enseigner le dialecte de la Porte-de-Fer, qui est le plus beau et certainement le plus ancien dialecte de toutes les langues romani, qui sont innombrables. Et comme le prince Ethel entrait, il comprit qu'il devait prendre congé.

Le prince Ethel, depuis la mort de l'archiduc Adolphe, a été désigné par l'empereur comme prince héritier. C'est un marin de vingt ans, qui arrive des routes liquides d'Ionie, où il était allé, sur l'ordre de l'empereur, épouvanté par l'empoisonnement de la princesse Marie-Louise, promener son deuil et sa douleur. Le prince Ethel est le fils unique de Marie-Louise et du prince Léonidas d'Illyrie, mort assassiné, une nuit de carnaval, dans un bouge de Venise. À l'âge de cinq ans, un caprice de l'empereur avait fiancé le prince Ethel à Tania de Carinthie, qui avait alors vingt-trois mois. Et les deux enfants, qui avaient souvent joué côte à côte, s'étaient aimés si joliment que l'impératrice, qui ne pardonnait pas à François ces unions entre cousins, génératrices de drames et de catastrophes, lui avait pardonné celle-là. Ils étaient si beaux, tous les deux, Ethel et Tania ! Et ils s'aimaient ! La vieille Hofburg verrait enfin ce miracle : le bonheur de ces deux enfants, l'amour de ces deux Wolfsburg !

Le lieutenant de vaisseau prince Ethel avait quitté immédiatement sa croisière d'Orient en apprenant la mort d'Adolphe. Une dépêche chiffrée lui défendant de revenir à Vienne, dépêche expédiée d'Athènes sur les ordres de l'empereur, n'avait point touché le prince. Son apparition aux funérailles de l'archiduc Adolphe avait mis le comble à l'angoisse de François et aussi de l'impératrice. On avait voulu le renvoyer dès le lendemain des obsèques, mais il fit si bien, par Régina et Tania, qu'il obtint de prolonger son séjour à la Hofburg d'une semaine. Et maintenant, il venait faire ses adieux à l'impératrice. Rynaldo, avant de quitter l'appartement de Sa Majesté, entendit ces mots :

– Pars donc, malheureux enfant ! Que je ne te voie plus dans cette demeure maudite !

La nuit, Rynaldo ne dort pas : une pensée terrible le tient éveillé... Que fait-il, lui, Rynaldo Iglitza, le tzigane de la Porte-de-Fer, le fiancé de la Reine du Sabbat ? Que fait-il sous les toits de ce vieux palais sanglant ? Pour quelle besogne est-il là ? Qu'est-ce que Stella va exiger de lui ? Et par quel insondable mystère le caprice d'une fille impériale s'est-il rencontré avec la volonté d'une petite bohémienne... pour faire de lui un valet de cour ? Oui ? Pourquoi est-il là ? Il aurait tout de même bien voulu voir la princesse... mais elle ne l'a point fait demander... Il regrette maintenant d'avoir exigé qu'on lui servît ses repas dans sa chambre... et il ne pardonne point la sauvagerie qu'il eut de s'enfermer chez lui en remontant de chez l'impératrice...

Le lit sur lequel il s'est jeté à demi dévêtu lui est insupportable... Il se lève... Quel silence dans ce palais ! Ce silence même lui pèse... l'étouffe... Il ouvre une fenêtre, une petite fenêtre qui donne, derrière son lit, sur une cour intérieure du palais. Il s'accoude à cette fenêtre... et voilà qu'il entend monter le murmure d'une voix... Il se penche... Il y a là, immédiatement au-dessous de lui, un balcon, et sur ce balcon il finit par distinguer deux ombres féminines qui chuchotent... La nuit est tellement noire qu'il a la plus grande peine à suivre les mouvements de ces deux formes sombres. Et tout à coup, alors qu'il ne voit plus rien du tout, il entend nettement (prononcées par une voix qu'il croit reconnaître pour celle de la vieille noble dame qui accompagnait les princesses Régina et Tania dans sa prison) plusieurs phrases rapides, et surtout ces mots, répétés avec force et mépris : « Kalb Tchingianes ! Kalb ! Kalb ! » des mots bohémiens, bohémiens de la Porte-de-Fer !

V -- ON PARLE COURAMMENT LE TZIGANE, LA NUIT, DANS LE PALAIS DE L'EMPEREUR

Ainsi il y a deux personnes dans le palais de l'empereur qui s'entretiennent couramment dans la langue romani, qui savent le romani aussi bien que lui, Rynaldo, et que sa sœur Myrrha, et qui parlent avec la même haine qu'il pourrait le faire lui-même des faux frères, des faux tziganes : « Kalb Tchingianes ! » (faux bohémiens !). Ainsi s'expriment les frères nomades de la Porte-de-Fer, en parlant des sédentaires qui en Hongrie ou en Austrasie, n'ont pas hésité, pour faire fortune, à devenir chrétiens à la mode du pape, ou qui ont osé se faire musulmans, aux environs de Constantinople. Comme au-dessous de lui on en a parlé avec haine ! Et quel mystère encore est-ce là ? Ces femmes de l'impératrice qui parlent comme de véritables filles du Sabbat, en romani ! Et c'est lui, qui les entend, lui qu'on a appelé au Burg pour apprendre à l'impératrice le romani !

Dans quelle intrigue inouïe, fantastique, l'a-t-on donc fait entrer ! Il est temps de le savoir. Et le hasard lui en offre peut-être l'occasion. Il entend sur le balcon la porte-fenêtre qui se ferme. Il n'a aucune hésitation. Il se suspend à la barre de la fenêtre et se laisse tomber sur ses pieds nus. Le balcon le reçoit. Il n'a fait aucun bruit. Les ténèbres l'enveloppent et le gardent, et pour être plus invisible encore, il reste à genoux devant cette double persienne qui tout à l'heure était ouverte. Une lumière filtre soudain.

Il fait clair maintenant dans cette chambre, dans laquelle les deux mystérieuses ombres qui parlent bohémien ont disparu. Et l'œil à une fente de ces volets, il regarde. Ah ! il l'avait bien deviné : c'est Régina et Orsova ! Mais maintenant il ne les entend plus. Elles sont penchées sur un petit bureau, et Régina écrit.

La pièce où elles se tiennent est une sorte de boudoir-salon qui doit précéder la chambre de la princesse. Cette seconde pièce est éblouissante de lumières, et au fond d'un lit à baldaquin, Rynaldo aperçoit dans tous ses détails, un portrait. C'est un portrait de femme qui a dépassé la trentaine ; mais cette image leur ressemble tellement, à Régina et à Tania, que ce ne peut être que le portrait de leur mère... et Rynaldo est obligé de penser en même temps : de leur mère et de celle de Stella !

Aussitôt une brusque clarté embrase son cerveau : plus de doute, Régina et Stella sont sœurs, au moins par leur mère. Et elles poursuivent toutes deux la même besogne bohémienne, la première, au cœur même de la Hofburg, la seconde sur toutes les routes de l'empire ! Et cette femme, cette dame d'honneur, qui avait montré pour lui, Rynaldo, une si grande admiration, il en reconnaissait le type à ne s'y point méprendre. Elle avait beau affecter des airs de grande dame, c'était une cigaine de Valachie dont il reconnaissait bien le profil dur, le menton en galoche, et la ligne sourcilière admirable. Toutes les filles d'Ursari ont ce type aigu et farouche.

Rynaldo est tout frémissant de sa découverte. Il comprend qu'un pareil secret n'est point celui de Stella et qu'elle ne pouvait rien lui révéler d'une aussi formidable aventure tant que Régina ne lui aurait point délié la langue. Il comprenait maintenant qu'il devait les servir toutes les deux, la princesse et la bohémienne, en aveugle et en sourd ! Et il résolut tout de suite d'entrer dans son programme en cessant son espionnage, en regagnant sa chambre. Il s'était fait toutes ces réflexions, les yeux fixés sur le portrait de cette femme, dont les beaux yeux tristes ne se ferment jamais : Marie-Sylvie ! reine de Carinthie !

– C'est le portrait de la pauvre reine folle... murmurait Rynaldo, qui en avait entendu parler à un âge où l'on n'attache point d'importance aux malheurs des reines... et il se rappelait avoir entendu dire que Réginald Iglitza l'avait connue...

Quand son regard eut quitté le portrait pour retourner aux deux femmes, il fut surpris de voir la princesse debout, prête à sortir, s'enveloppant d'un manteau que la vieille noble dame lui avait jeté sur les épaules... Les petits pieds de Régina étaient bottés, et Rynaldo vit briller des éperons d'or.

– Tiens ! se dit-il, elle a les mêmes éperons que Stella !

Orsova venait de l'embrasser passionnément, et Régina lui avait rendu son baiser avec la même tendresse. Maintenant elles se tenaient immobiles, semblant écouter les pas du gardien dans le corridor. Puis Régina, après un dernier signe à Orsova, s'était approchée du mur de gauche dans le boudoir, avait soulevé une tenture ; son petit poing avait appuyé fortement sur un coin du dessin qui ornait le papier à fleurs bleues de cette chambre, et une porte secrète s'était ouverte. La princesse se retourna une dernière fois, sourit à sa gouvernante, et s'enfonça dans le trou noir dont la porte se referma sur elle. Sur quoi Orsova laissa retomber la tenture, s'en fut dans la chambre à coucher, dont elle éteignit la lumière, puis disparut. Dans le boudoir, une petite lampe continuait de veiller.

En dépit de ses belles résolutions, Rynaldo regretta amèrement d'être séparé de cette porte secrète par ces persiennes et cette fenêtre. Impatiemment, il tira à lui les persiennes qui cédèrent à son effort... Elles n'étaient pas fermées ! Et la fenêtre, elle aussi, céda. C'était là une chance inouïe, un miracle, à moins que, au cours de cette conversation animée qui avait attiré l'attention de Rynaldo, la vieille noble dame, toute à son irritation contre les Kab Tchingianes, ne se fût point aperçue qu'elle n'accomplissait sa besogne de fermeture qu'à demi. Enfin, la fenêtre était ouverte, et Rynaldo en profita. Le jeune homme avait bien remarqué le coin du dessin sur lequel le poing de Régina avait appuyé. Il appuya à son tour. Il entendit un ressort qui se déclanchait et la porte s'ouvrit.

Il faisait noir comme dans un four là-dedans. Il craqua une allumette, examina la porte, se rendit très bien compte que, de l'intérieur de ce corridor obscur, il était très facile et très simple de refermer la porte et de la rouvrir. Il la referma donc bravement et s'enfonça dans ce boyau de ténèbres. Tout de suite il rencontra des marches. Ce passage était si étroit que Rynaldo jugeait qu'il avait dû être percé dans la muraille même. Il descendit une cinquantaine de marches, croyant entendre résonner au loin, sur la pierre, les petites bottes de Régina, mais il se rendit compte presque aussitôt que le silence le plus absolu l'entourait. Alors il se hâta, certain, lui, sur ses pieds nus, de ne faire aucun bruit.

Après les marches, il trouva un long couloir, large et élevé. Alors il courut jusqu'à ce qu'il eût trouvé une issue qui était aussi étroite que le premier passage. Et là, il dut remonter des marches qui faisaient, dans de la pierre, de curieux détours. Tout à coup il sentit une fraîcheur sur son front, il leva la tête et aperçut un carré de lumière, une lueur faible, en forme de porte. Encore quelques marches et il fut dans cette lueur. Encore quelques pas, et il fut à l'intérieur d'une église qu'il reconnut tout de suite. Il était là dans l'église des Augustins. Et Rynaldo se retourna pour voir d'où il sortait. Il sortait de la porte funèbre ouverte dans le tombeau de marbre de Marie-Christine !

L'église était déserte, mal éclairée. Rynaldo sortit de son tombeau, enjamba une grille, et marcha à pas prudents. Toujours aucun bruit. Régina devait être loin maintenant ! Ne ferait-il pas mieux de reprendre la route qui l'avait conduit ici, et de regagner sa chambre avant que la princesse ne fût de retour ? C'était la sagesse.

Mais Rynaldo n'était pas sage. Il était heureux comme un soldat qui a sauté le mur, d'avoir échappé à la surveillance des gardes, de se trouver enfin, pour quelques heures, hors de cette Hofburg, dont l'atmosphère lui pesait. Et puis il avait hâte de revoir Myrrha et de tout lui conter de ce qu'il venait de découvrir. Il pensa qu'il lui serait toujours loisible de revenir par le chemin du manège, le lendemain, au palais. Ne devait-il pas, du reste, aller chercher de grand matin sa jument Gitane, pour la conduire aux écuries impériales. Un mot de la « petite matelassière », à ce propos, l'avait prié de laisser au manège de la rue de l'Eau-de-l'Empereur Darius, dont elle pouvait avoir besoin. Enfin il jugeait qu'il était beaucoup plus raisonnable de rentrer au palais à une heure convenable, avec des habits convenables, que de risquer de traverser à nouveau la chambre d'une princesse royale dans le costume sommaire où il se trouvait : une chemise et un pantalon ! Enfin il n'était point sûr du tout de pouvoir, par le balcon, remonter chez lui aussi facilement qu'il en était descendu ! Et si l'on s'étonnait de le voir revenir au palais, il lui resterait de mettre un pareil phénomène sur le compte de la somnolence des gardes.

Il fallait maintenant sortir de l'église. Régina en était bien sortie. Il fit ainsi le tour de l'église et l'examen des portes, et ce fut tout près de la sacristie qu'il trouva une petite porte dont les verrous n'étaient point tirés à l'intérieur. Il souleva la clanche. Et il fut dehors. Il n'avait pas chaud.

La rue de l'Eau-de-l'Empereur n'était point à côté, et il avait les pieds nus. Mais ce sont là des considérations qui ne comptent point quand on est cigain de la Porte-de-Fer, et qu'on a eu des ancêtres dont les pieds nus ont connu les routes pendant mille ans ! Il s'orienta et commença sa course. Et quand il arriva à la Kaiserwasserstrasse, il était tout à fait réchauffé. Ce fut M. Magnus qui lui ouvrit la porte, tout étonné d'être dérangé à une heure pareille par son maître qu'il n'attendait pas. Celui-ci ne perdit pas de temps à lui fournir des explications, mais entra aussitôt dans la chambre de Myrrha. Celle-ci s'était éveillée au bruit et avait reconnu la voix de Rynaldo.

– Qu'y a-t-il, Rynaldo ? demanda-t-elle aussitôt dans une grande inquiétude ; et l'aveugle tendait les bras, pressée de sentir contre elle cette chère tête.

En quelques phrases rapides, le jeune homme lui conta ce qui venait de lui arriver. Mais elle prêtait moins d'attention à ce qu'il lui disait qu'à l'étrange costume dans lequel ses mains le découvraient.

– Mais tu es à moitié nu !

Elle le fit coucher tout de suite, se leva, le soigna, lui fit du thé. Rynaldo voulut qu'elle réveillât Mlle Lefébure.

– Ah ! Je le voudrais bien, fit-elle. Elle est repartie dans son sommeil, et il n'y a plus moyen de l'en tirer. Quelle chance nous avons eue que ce ne soit point toi qui ait bu cette méchante potion !

Quand Rynaldo fut bien au chaud dans son lit, Myrrha vint à son chevet. Il lui demanda :

– Qu'est-ce que tu penses de tout cela ?

– Écoute, Rynaldo, je pense à une chose que tu n'as pas sue, car tu étais enfant alors, mais le bruit a couru que Réginald, qui a été reçu souvent à la cour de Carinthie, avait été l'ami de la reine Marie-Sylvie...

– Réginald ! fit-il avec un sursaut... mais alors... ta pensée... serait que Stella peut être la fille de Réginald ?

– Cela ne m'étonnerait point, répondit doucement Myrrha, car je me suis souvent demandé pourquoi toi, mon frère, qui est le cousin le plus proche de Réginald, et par conséquent le plus près du Grand-Coesre défunt, celui qui était tout désigné pour lui « survivre » et, s'il a été lâchement assassiné, comme on l'a prétendu, pour le venger, je me suis souvent demandé pourquoi les « Deux heures et quart », tout en veillant sur nous, nous avaient cependant toujours tenus à l'écart de leurs desseins et de leurs résolutions. Et bien des fois, Rynaldo, quand tu me parlais de Stella, je me demandais pourquoi il y avait une Reine du Sabbat, quand il devait y avoir un Grand-Coesre, mon Rynaldo !

– Les « Deux heures et quart » m'ont fait ban de Croatie !

– Elles ne t'ont pas fait Grand-Coesre !

– Je suis le chef élu de la tribu de la Porte-de-Fer !

– Tu obéis à une femme, Rynaldo.

– Parce que je l'aime, Myrrha.

– Et parce qu'elle est la fille de Réginald... Tout s'expliquerait, vois-tu ! Non seulement la puissance de la « petite matelassière » serait expliquée ainsi... mais encore peut-être l'affreux drame que l'on n'a fait que soupçonner et dans lequel la reine Marie-Sylvie a trouvé la folie... et Réginald Iglitza, la mort !

– Les « Deux heures et quart » doivent savoir ces choses ! s'écria le jeune homme, en fermant nerveusement son poing... Pourquoi ne me les disent-elles pas, à moi ? Pourquoi continue-t-on à me traiter comme un enfant ? Mais toi, Myrrha, toi, ma grande sœur, dont je connais la sagesse, pourquoi ne t'a-t-on jamais rien dit, à toi ?

– À la mort de notre père, dont la dernière parole a été pour me recommander d'obéir aux « Deux heures et quart », les « Deux heures et quart » m'ont fait simplement savoir, Rynaldo, qu'elles comptaient sur moi pour t'élever à la mode de la Porte-de-Fer. Quand tu eus douze ans, on a dû les renseigner et elles ont dû savoir que j'avais bien tenu ma parole, puisque nous reçûmes l'ordre du vieil Omar de faire le voyage de la Porte-de-Fer, et là, tu fus hissé sur le pavois à douze ans, et promené par tout le camp... Tu te rappelles ?

– Si je me rappelle ! fit Rynaldo avec un geste d'orgueil.

– Depuis, je ne sais pas autre chose des « Deux heures et quart » que ce que tu en sais toi-même.

– Ecoute, Myrrha, ce que tu dis est plein de bon sens, ma sœur, et si Stella est la fille de Réginald, et sœur par leur mère des deux princesses de Carinthie, il est tout à fait juste qu'elle en sache plus long qu'un simple petit jude de la Porte-de-Fer ! Et certes, ce n'est pas moi qui lui arracherait des mains le fouet du Grand-Coesre ! Deux fois je suis son esclave ! Et ce que les « Deux heures et quart » ont fait est bien fait ! Mais entends-moi... entends-moi bien, Myrrha... il est impossible que les « Deux heures et quart », qui avaient l'œil sur nous, qui nous ont toujours protégés, qui m'ont sauvé peut-être de cette triste aventure dans laquelle je m'étais jeté avec des Kalb Tchingianès... il était impossible que les « Deux heures et quart » n'aient point connu ton malheur, à toi ! Ni vu se fermer tes yeux ! Elles savent ! Je te dis qu'elles savent tout !

-- Je le crois, fit simplement la jeune femme.

– Elles savent qui, elles... tu entends ! qui ! et nous, nous ne savons pas ! Eh bien, voilà ce que je ne leur pardonnerai jamais, aux « Deux heures et quart »... Puisqu'elles sont partout et qu'elles connaissent tout... elles ont dû me voir chercher... depuis la cave jusqu'au grenier... dans toutes les villes où nous sommes passés ! Écuyer, étudiant, vétérinaire ! Dans le cirque... au palais... au champ de courses, au théâtre, dans la rue, dans l'écurie, dans l'égout... partout où l'on peut rencontrer un prince allemand ivre !

-- Rynaldo ! Tais-toi ! Tais-toi ! Tais-toi ! Tant qu'il vivra, n'en parle pas !

Et ce fut un grand cri de haine ; un même embrassement exalté et frénétique les tint serrés tous deux à s'étouffer, pendant que le visage de Myrrha, si doux ordinairement et si calme, prenait une expression de jeune sauvagesse en fureur et que ses yeux morts de cigaine semblaient avoir retrouvé les flammes de la vie ! Après quelques minutes, où le frère et la sœur poursuivaient leur terrible pensée en silence, Rynaldo dit d'une voix sourde :

– Si les « Deux heures et quart » savent, pourquoi ne me parlent-elles pas... de ça ? De ça seulement, qui me regarde... qui ne regarde que moi... de ça, qui est à moi ?

– J'ai pensé qu'elles te laissaient grandir, Rynaldo ! répondit doucement Myrrha en secouant la tête... et j'ai montré de la patience...

Le jeune homme dressa ses poings, gonfla sa poitrine :

– Grandir ! Attendent-elles que j'aie cent ans ! Ah ! vois-tu, Myrrha, il ne faut compter sur personne pour une œuvre pareille... sur personne que sur soi ! Je trouverai bien à moi tout seul... On n'est pas cigain pour rien... en parcourra toute la terre... Et j'ai l'idée que je ne moisirai pas à la Hofburg, bien qu'on y parle, la nuit, tsiganié, comme au pays des hospodards !

Myrrha posa sa main sur le bras de son frère.

– Je t'ai laissé entrer dans la Hofburg, dit-elle très calme, parce que j'ai cru qu'il le fallait... Il y a beaucoup de princes allemands à la Hofburg !

-- Est-ce que tu crois que j'ai attendu d'être en service commandé pour les connaître tous ? répliqua rudement Rynaldo. Moi, quand je suis entré à la Hofburg, c'était la seule chose à laquelle je ne pensais pas, car tous, ils avaient depuis beau temps défilé devant l'étudiant Rynaldo... et sans s'en douter encore ! Depuis Léopold-Ferdinand jusqu'à Karl le Rouge ! Ce n'est pas là que nous le trouverons.

Mais soudain, un bruit le fit se redresser... On entendait distinctement le galop d'un cheval qui se rapprochait...

– Régina ! Je te dis que c'est la princesse... Avant de sortir, elle avait mis ses éperons d'or, comme Stella... Ah ! je savais bien que je la trouverais par ici... Elle vient voir Stella ! Elle doit s'entendre avec Stella ! Parbleu ! rien n'est possible autrement !

Il avait sauté à la fenêtre... Un bec de gaz éclairait la voûte qui s'ouvrait dans l'immeuble de la « petite matelassière ». Rynaldo ne pouvait s'y tromper ; dans l'amazone qui arrivait à toute allure devant cette voûte, il reconnut la princesse de la Hofburg, enveloppée du même manteau que la vieille noble dame avait jeté sur les épaules de Régina, et cependant, quand elle sauta de cheval, ce n'est point le cri de « Régina ! » qu'il laissa échapper, mais celui de « Stella ! ».

– C'est Stella ! répéta-t-il dans une émotion indicible... C'est la même ! C'est elle, la Reine du Sabbat ! Régina et Stella ne font qu'une ! Il n'y a qu'une femme au monde pour sauter de cheval comme ça, Myrrha ! La Reine du Sabbat, la fille de Réginald, est princesse royale de Carinthie ! Elle a beau avoir, cette nuit, une chevelure plus noire que la nuit... et une mèche blanche au front... c'est Stella ! c'est Stella !

Myrrha, à qui Rynaldo avait longuement raconté ses hésitations et ses aventures, Myrrha dit à Rynaldo :

– Tu ne te rappelles donc plus que tu les as vues toutes deux en même temps au Prater ?

– C'est vrai pourtant ! Et cependant, je sens que je ne me trompe pas ! Je le sens ! Tu entends ? Je le sens comme un animal qui connaît son maître et qui ne peut pas se tromper !

Il n'avait pas plutôt achevé cette phrase qu'il poussait un grand cri de joie :

– Ah bien ! fit-il. J'ai trouvé ! Je dois conduire Gitane demain aux écuries de l'empereur, pour la leçon des deux princesses. Je laisserai Gitane et j'emmènerai Darius ! Il ne se trompera pas, lui ! et nous verrons l'accueil qu'il fera à Régina, si Régina est Stella ! Voilà plus de quinze jours qu'il ne l'a vue... Il l'embrassera !

-- Mon ami, dit Myrrha, si la Reine du Sabbat et la princesse royale de Carinthie sont la même personne, et que Stella ne te l'ait point encore avoué, c'est qu'elle doit avoir quelque bonne raison pour cela. Vas-tu la mettre à l'affront ? Promets-moi d'aller demain matin au palais avec Gitane.

Le jeune homme, après avoir une fois de plus rendu hommage à la sagesse de sa sœur, le lui promit. Sur quoi Rynaldo et Myrrha se séparèrent pour goûter un peu de repos. Mais Rynaldo, le lendemain matin, se rendit au palais, sur Darius.

SIXIÈME PARTIE -- UN PETIT COIN BIEN TRANQUILLE

I -- LA « BOURGEOISE » ET « L'ONCLE BAPTISTE »

Mlle Berthe avait commencé son service dans la maison bourgeoise où elle s'était trouvée engagée par les bons soins de miss Arbury. Cette maison ne lui revenait pas, suivant sa propre expression. Quant à l'enfant que l'on avait confié à ses soins, elle le trouvait « d'une nature bien ingrate ! » Cependant cette maison était l'une des plus belles d'Annagasse, et le petit garçon, qui avait six ans, était fort beau et bien élevé. Mais Mlle Berthe, dont l'humeur était devenue fort maussade depuis que M. Petit-Jeannot -- qui lui avait promis de lui écrire -- ne lui écrivait pas, trouvait justement la maison trop cossue pour une maison bourgeoise, et le petit garçon trop bien élevé et presque trop beau. On eut dit, parole ! un fils de prince... et il parlait à son institutrice d'une façon si polie et si détachée que celle-ci avait la sensation d'être sa domestique, ce qui l'horripilait.

On trouvera peut-être extraordinaire que Mlle Berthe eût éprouvé du désagrément à « enseigner » dans une maison qui était si cossue que cela ! Eh quoi ! elle se plaignait donc que la mariée fût trop belle ? Non ! Elle ne se plaignait point de cela, car elle était plutôt sur le point de se plaindre, au contraire, de ce qu'il n'y eût point de « mariée » du tout ! Voilà toute l'histoire ! Mlle Berthe avait des principes, qui l'eussent empêchée, par exemple, d'apprendre la grammaire française et l'accent de Montmartre à un petit garçon de cocotte (elle disait encore : de grue) !

Elle ne croyait pas que « Madame » fût une cocotte, mais certainement elle était dans une situation irrégulière ! Mlle Berthe n'aimait pas ça ! En vérité, elle n'en était point tout à fait sûre. Qu'attendait-elle donc pour acquérir cette conviction, dont son austérité éprouvait le besoin ? D'avoir vu le « monsieur » ! Voilà ! Elle n'avait pas encore vu le « monsieur ». Elle ne connaissait encore que l'oncle et les amis ! La dame était d'une grande beauté, de manières charmantes et distinguées. Elle était même plutôt sympathique, et si le petit garçon traitait Mlle Berthe avec une noble indifférence, la mère, au contraire, semblait plutôt avoir pour elle « des égards ». Seulement, elle ne lui avait pas encore présenté « Monsieur »... et quand elle parlait de « Monsieur », elle ne disait jamais « mon mari », elle disait « Monsieur »...

– Monsieur viendra ce soir prendre le thé !

Hein ? Qu'est-ce ? Mlle Berthe avait bien entendu ? Cette phrase avait réellement résonné à ses oreilles ! Est-ce que si Monsieur avait été marié à Madame, Madame aurait dit : « Monsieur viendra ce soir prendre le thé ? »

– À quelle heure ? avait osé demander l'institutrice, à demi suffoquée.

– À minuit ! avait répondu Mme Bleichreider.

Sur quoi Mlle Berthe avait été suffoquée tout à fait. Elle se leva et, sans le moindre prétexte, elle quitta le petit salon de Madame, les lèvres pincées. « Madame » n'était pas loin de la « dégoûter » ! En quittant le petit salon de « Madame », elle était entrée dans la salle à manger. Là, elle y trouva l'oncle qui faisait sauter son neveu sur ses genoux. Celui-là, par exemple, « il l'avait dégoûtée dès le premier jour ! »

C'était un bonhomme qui paraissait avoir entre cinquante-cinq et soixante ans, au dos voûté, habillé d'une ample redingote noire. Il avait l'habitude de pencher sur tout, sur les choses et sur les gens, son grand nez chaussé de lunettes vertes. Mlle Berthe trouvait qu'il avait l'air d'un horloger en retraite. On l'appelait, dans la maison, « l'oncle Baptiste ».

Ses manières avaient, dès l'abord, profondément déplu à Mlle Berthe. Il paraissait hypocrite et mou. Il était hésitant et cauteleux. Et puis, il y avait ce regard vert, particulièrement hideux, qui se cachait derrière les lunettes. Et parfois ce regard vert partait comme un éclair, comme un coup de feu, et allait frapper l'objet ou la personne visés avec un tel éclat diabolique qu'on était étonné qu'il ne leur arrivât point malheur. Ainsi, Mlle Berthe n'aimait point que l'oncle Baptiste regardât son petit élève Édouard. Édouard n'aimait point non plus l'oncle Baptiste, mais par ordre de sa mère, l'enfant devait subir les caresses du vieux qui l'aimait beaucoup. L'oncle Baptiste n'était jamais si heureux que lorsqu'il avait le petit Édouard sur ses genoux. Il semblait prendre autant de plaisir à le retenir que l'enfant marquait d'impatience à s'en aller et répugnait à ces embrassements. Mais visiblement il se domptait. Quant à la mère, elle traitait M. Baptiste avec le plus grand respect.

– Qu'est-ce que c'est que tout ce monde-là ? se demandait l'institutrice.

Elle avait sur l'oncle Baptiste de vagues renseignements recueillis dans la maison même, car on ne la laissait guère sortir, et jamais sans le petit, qu'accompagnait partout un énorme valet de pied nommé William, dont le rôle semblait être de veiller sur Édouard nuit et jour. Par les conversations qui avaient été tenues devant elle, elle avait appris que M. Baptiste n'habitait point Vienne et qu'il voyageait souvent. De temps en temps, il venait passer quelques jours chez sa nièce. Quand il parlait à Mme Bleichreider du père d'Édouard, il ne lui disait jamais « ton mari » mais toujours il parlait du « père de l'enfant ». Et il demandait des nouvelles du père comme s'il lui arrivait rarement de le rencontrer. Mlle Berthe pensa que le père devait tenir l'oncle « à l'écart ». C'est comme les grues de Montmartre qui ont un amant chic ; elles reçoivent leur mère quand l'amant est parti, pensait-elle.

Toutes ses réflexions n'étaient point pour que Mlle Berthe se félicitât outre mesure de sa place. Le train de maison était en effet des plus confortables : concierges mâle et femelle, maître d'hôtel, valet de pied, femme de chambre, cuisinière, cocher, groom, et cet énorme William qui accompagnait l'enfant partout. Une nurse anglaise était attachée au service de chambre du jeune Édouard. Enfin, un précepteur de l'université viennoise et elle, Mlle Berthe, complétaient le tableau du « personnel ». Il y avait là un train domestique qui n'était point ordinaire chez des bourgeois.

Les amis, les familiers de la maison, non plus, ne « disaient point grand-chose de bon » à l'institutrice. Ils n'étaient que trois, mais il y avait de tout dans ces trois-là : un banquier juif ; un vieux musicâtre qui avait eu, paraît-il, de la gloire en son temps, et un ancien militaire que tout le monde appelait « mon général ». Quand ils étaient réunis, ils parlaient quelquefois du maître de la maison absent et ils lui donnaient alors le titre de « colonel ». Ils en parlaient avec tristesse comme s'il lui était arrivé un malheur récent. Mais les propos que l'institutrice avait pu surprendre étaient si rares qu'il lui avait été impossible « d'approfondir ».

Quand Mlle Berthe entra dans la salle à manger, le jeune Édouard était en train de dire à son oncle Baptiste, sur un ton nullement empreint de douleur : « Alors, mon oncle, c'est vrai que vous nous quittez ce soir à cinq heures ? » Et aussitôt l'institutrice, elle, se dit : « C'est bien cela : le « monsieur » arrive, l'oncle s'en va. » L'oncle, tout en continuant de faire sauter sur ses genoux le jeune Édouard, lui répondit :

– Oui, mon enfant, oui, je m'en vais... et tu en as de la peine, j'en suis sûr ! car tu l'aimes bien, n'est-ce pas, ton vieil oncle Baptiste ?

– Bien sûr, que je t'aime bien ! répondit le gosse. Maman l'a dit ! L'homme, tout en maintenant Édouard par les épaules, car le petit avait voulu sauter sur le parquet, tout en le caressant de ses mains rudes et tremblantes, de ses longues mains de proie qui avaient des frissons chaque fois qu'elles frôlaient la chair fraîche du cou... l'homme abaissa sa tête armée de lunettes vertes sur cette jolie figure de chérubin aux cheveux blonds bouclés, aux grands yeux bleus pleins d'une neuve et ardente vie, aux lèvres gonflées de sang :

– Faut pas mentir, tu sais ! C'est un péché mortel ! M'aimes-tu ?

– Je te dis que oui, que maman l'a dit !

– C'est à toi que je le demande ! Réponds gentiment : Je t'aime bien !

Le petit ferma ses beaux yeux bleus, prit une mine si grave et si douloureuse que Mlle Berthe en eut les sens « retournés ».

– Je t'aime bien !

– Oh ! est-il gentil ! s'exclama l'oncle en l'étreignant sur sa poitrine... Est-il gentil ! On en mangerait !

Et en disant cela, à la vérité, il avait l'air d'un ogre en appétit se préparant à dévorer de la chair fraîche. Maintenant l'enfant se débattait, suppliait qu'on lui permît d'aller jouer. Mais l'autre le retenait encore, et la voix rauque :

– Laisse donc ! Encore un peu sur mon cœur ! Je n'ai pas d'enfant, moi ! Je suis un pauvre vieil homme sans famille, dont un petit garçon comme toi doit avoir pitié en se laissant aimer. Je n'aime que toi sur la terre. Mais laisse-toi donc embrasser, petit monstre !

Le petit jeta un grand cri et parvint à se détacher de l'homme qu'il laissa, le mufle en avant, les yeux en sang derrière ses lunettes vertes, la bouche baveuse. Mlle Berthe s'était précipitée :

– Oh ! monsieur, vous lui avez fait mal !

Elle était « outrée ». L'homme ne paraissait même pas l'entendre. Quant à l'enfant, qui avait prudemment « gagné » du côté de la porte, il se retourna vers son institutrice :

– Mais non, mademoiselle, dit-il, mon oncle ne m'a pas fait mal du tout !

– Pourquoi alors avez-vous crié ? interrogea Mlle Berthe, qui ne comprenait rien à cette scène.

– Parce que ça m'a fait plaisir, mademoiselle !

L'institutrice en resta là, plantée sur ses pieds. Tout de même, elle osa murmurer :

– On n'a pas idée de manipuler pareillement un enfant !

– Ça ne vous regarde pas ! jeta le bambin sur un ton d'une hauteur incommensurable.

Et il courut rejoindre sa mère. Quant à l'oncle Baptiste, il parut reprendre ses esprits. D'une main fébrile, il alla chercher au fond de la poche de derrière de sa redingote un grand mouchoir à carreaux avec lequel il essuya la sueur de son front et la bave de sa bouche, et il se leva. Il marchait comme un automate. Il sortit dans le vestibule et là, Mlle Berthe l'entendit qui poussait un effrayant soupir, un han ! qui semblait s'exhaler d'un abîme de douleur. Mlle Berthe se laissa tomber sur une chaise.

– Oh ! fit-elle, je ne ferai pas de vieux os ici ! Qu'est-ce que c'est que cette maison-là ?

Et elle aussi, elle poussa un soupir, mais il était tout petit. Un tout petit soupir au bout duquel elle mit ces mots : « Pourquoi Petit-Jeannot ne m'écrit-il pas ? »

Un peu avant l'heure du dîner, Madame reçut une visite. C'était celle d'un révérend père jésuite, « le révérend père Rossi » annonça le valet de pied. Il resta près d'une heure enfermé avec « Madame » dans le petit salon. Quand il en sortit, Mlle Berthe put entendre « Madame » qui lui disait : « À ce soir, mon père ! »

« Eh quoi ! pensa l'institutrice, il va revenir encore ! Voilà trois fois qu'il vient depuis trois jours. Est-ce qu'il va assister aussi au thé du « colonel », celui-là !

Les familiers arrivèrent vers dix heures du soir, l'un après l'autre, les deux premiers avec des mines contristées, des physionomies de condoléance, des airs apitoyés. Le vieux banquier juif baisa la main de Mme Bleichreider en lui disant : « Il va être bien aise de vous revoir : c'est sa première sortie depuis l'affreux malheur ! » Le musicâtre se mit au piano et joua en sourdine un air fort mélancolique. Quant au général il paraissait furieux. Il confia à la maîtresse de la maison qu'il venait d'apprendre que le gouvernement, pour éviter un procès scandaleux et pour faire plaisir à M. de Brixen, avait réexpédié ces terribles délégués fédéraux dans leurs pays respectifs. Il ajouta : « Ah ! si j'étais à sa place, je connais, moi, un bon moyen pour éviter les procès scandaleux ! » Et il mit la muraille du salon en joue avec son doigt comme avec un fusil, et il dit : « Pan ! » Tout le monde comprit et ne souffla mot. Alors le général ajouta :

– Mais aujourd'hui, personne ne sait plus faire de politique ! Quand je pense à vous, chère amie, à vous, ma chère Clémentine, qui avez une si grande influence sur le « colonel » !

Mais la chère Clémentine répondit tout sec que la politique ne l'intéressait pas et qu'elle était justement bien heureuse que le colonel vînt chez elle pour se reposer de la politique ! « Mais qu'est-ce que c'est que ce monde-là ? » continuait de se demander avec une curiosité suraiguë Mlle Berthe, laquelle avait reçu l'ordre de rester au salon avec le petit Édouard, qui avait manifesté le désir d'embrasser son père avant de s'aller coucher. Et elle regardait Mme Bleichreider qui, bien que la saison ne fût point froide, préparait, avec de méticuleuses pincettes, la chaufferette de celui qui allait venir, et dont on avait déjà avancé le fauteuil devant une table de tarok.

II -- LE « COLONEL »

Le « colonel » arriva à dix heures et demie. C'était un grand vieillard à sa barbe chenue. Il serra Mme Bleichreider sur son cœur en l'appelant « sa chère Titine », pendant que celle-ci, les larmes aux yeux, lui demandait : « Comment allez-vous, mon pauvre ami ? » Ils restèrent ainsi dans les bras l'un de l'autre quelques instants, sans qu'ils se trouvassent gênés en rien par la présence des « invités ». Le « colonel » s'arracha enfin à l'étreinte de Titine pour embrasser son enfant qui, lui, très correct, attendait dans une attitude presque militaire que son père se fût aperçu de sa présence.

– François, dit Mme Bleichreider, votre fils a eu bien du chagrin de rester si longtemps sans vous voir.

François souleva le petit Édouard et le mangea de baisers. Le petit Édouard ressemblait à François d'une façon frappante, et du coup de cette constatation, Mlle Berthe, qui avait commencé déjà de se faire une opinion sur la naïveté des vieux colonels amoureux de jeunes dames blondes, dut chasser ses mauvaises pensées. Ce qui ne l'empêchait point de songer : « N'importe ! C'est un vieux saligaud qui entretient maîtresse en ville. Il porte grand deuil sur son uniforme, ce qui prouve qu'il y a eu un malheur dans sa famille ; et ça ne l'empêche pas de la quitter pour accourir chez des « créatures ».

Elle fut brusquement tirée de ses honnêtes réflexions en se trouvant elle-même en face du grand vieillard, à qui on la présentait et qui lui souhaitait la bienvenue. Elle répondit à son salut d'un petit coup de tête bien court et écouta avec indifférence les quelques paroles encourageantes que « Monsieur » daignait lui adresser en français. Quand il eut fini, elle répéta son petit coup de tête bien court et fit entendre un tout sec : « Bien, m'sieur » qui eut le don de dérider l'assistance. Mme Bleichreider, appelant près d'elle Mlle Berthe, lui dit à demi-voix, en la grondant doucement : « On ne parle pas à « Monsieur » sur ce ton-là ! » Mais le « colonel » fit : « Laissez donc, chère amie, laissez-là me parler comme il lui plaît. Elle est très gentille, cette petite ! »

Mlle Berthe, cramoisie, ronronnait entre ses quenottes : « Cette petite ! Attends un peu ! si ça continue, tu vas voir sur quel ton une petite comme moi parle au Monsieur de Madame ! » Heureusement le scandale n'éclata pas. Le « colonel », après avoir serré affectueusement les mains des trois vieux amis de « Titine », s'était laissé conduire à sa place par l'aimable maîtresse du logis, qui l'avait installé dans son fauteuil et lui avait glissé la chaufferette sous ses pieds. Les trois familiers s'assirent à leur tour à la table de tarok -- qui est une sorte de whist autrichien.

Édouard, selon son habitude, avait grimpé sur les genoux de son vieux papa, et se disposait à suivre la partie en jouant, d'une main caressante, avec la belle grande barbe blanche. C'est ainsi que, distrait par les caresses de son fils, le « colonel » avait accoutumé de perdre chez Mme Bleichreider tout l'argent de sa bourse -- une dizaine de florins -- à cause des fautes continuelles qu'il accumulait. On ne désirait point l'avoir comme partenaire. Mais personne ne se plaignait, et le grand vieillard, qui adorait l'enfant, était enchanté.

La jeune institutrice avait bientôt désiré quitter cette réunion de joueurs. Mais encore un geste de Mme Bleichreider avait retenu Mlle Berthe à sa place. Mlle Berthe comprit qu'elle aurait l'insigne honneur de s'asseoir à la table du « colonel » et de partager son thé. Ainsi en advint-il. Mais quel thé ! Quand les portes de la salle à manger s'ouvrirent et que le maître d'hôtel annonça que « Madame » était servie, Mlle Berthe eut la vision à la fois d'une boutique de charcuterie, de pâtisserie, de confiserie et d'autres « délicatesses ». Ah ! la table était chargée et l'on mangea ! Littéralement le « colonel » s'empiffrait. On eût pensé qu'il n'avait pas mangé depuis quinze jours, et c'était peut-être la vérité !

De temps en temps, il levait un œil humide du côté de la « bourgeoise », qui était aux petits soins pour sa voracité et qui lui montrait son beau sourire. Et comme le petit Édouard, lui aussi, aux soirs de visite du « colonel », avait le droit de veiller et de s'asseoir à la table du « thé », les regards du « colonel » et ceux de la « bourgeoise » finissaient toujours par se rencontrer sur cette tête chérie.

Pendant ce temps, les familiers s'entretenaient, la bouche pleine, des vertus domestiques de la très gracieuse et très haute dame qui les recevait à sa table. On discuta sur tout : sur la bonne et la mauvaise manière de conduire son ménage, sur les exigences de la domesticité, sur les dix façons qu'il y a de faire le « goulasch » et sur la meilleure des dix. Le « colonel » alluma son trabuco. Le banquier juif voulut lui offrir de superbes havanes qu'il lui tendait dans son porte-cigares en or. Mais le « colonel » répondit : « Non, merci, mon ami, je ne fume que le trabuco. »

– C'est par économie ? lui demanda-t-on.

– Il a beur de mourir sur la baille ! fit le banquier juif avec un gros rire, et les autres rirent aussi, excepté le « colonel », qui, à ce seul mot : « mourir » était entré dans une mélancolie si profonde que rien ne put désormais l'en tirer.

Mlle Berthe se dit : « Au fond, tous ces gens-là sont des grigous ; le « colonel » me fait l'effet d'un vieux à passions ! Bonsoir, Titine et la compagnie ! Demain il fera jour. On verra clair à parler aux honnêtes gens ! »

Et comme tout le monde se levait de table pour suivre la maîtresse de maison au salon, Mlle Berthe trouva le moyen de s'esquiver et courut s'enfermer dans sa chambre. Quelques minutes plus tard elle entendit les familiers qui s'en allaient et faisaient leurs adieux à Mme Bleichreider. Dans le vestibule, ils se communiquèrent leurs impressions :

– Oh ! il est bien abattu, le pauvre ami !

– Un coup pareil !

– Consolez-le, chère et gracieuse madame.

Dix minutes après leur départ, comme Mlle Berthe allait procéder à sa toilette de nuit, elle entendit sonner en bas, chez le concierge. Qui donc venait à cette heure ? Un pas à la fois lourd et discret, qu'il lui semblait reconnaître, faisait bientôt craquer le parquet du vestibule.

– Le jésuite ! fit Berthe.

Et elle entr'ouvrit tout doucement la porte de sa chambre pour le voir passer. C'était bien lui ! Mme Bleichreider vint au-devant de lui dans le corridor sur lequel donnaient les portes de sa chambre, de celle de l'enfant, de la nurse et de l'institutrice.

– Eh bien ? demanda la maîtresse du logis, avez-vous de bonnes nouvelles, mon père ?

– Comment va le « colonel », madame ? Croyez-vous que nous puissions avoir ce soir une bonne conversation ?

– Mon Dieu ! il m'a juré qu'il vous avait tout dit. Ne le tourmentez plus, je vous prie, à ce sujet.

– S'il ne sait que cela, madame, le « colonel » sait bien peu de choses, et nous voilà fort en peine pour le délivrer de ce cauchemar !

– Mais le jeune homme, on ne l'a donc pas interrogé ?

– On ne fait que cela, madame, et j'apporte justement une lettre du marchand de parapluies. Elles ne nous annonce rien de bon. Le jeune homme est têtu.

– Mon père ! savez-vous ce que m'a dit le « colonel » ? Qu'on serait peut-être obligé de le torturer !

Mlle Berthe ne put en entendre davantage. Une porte s'était refermée sur les deux interlocuteurs qui, sans doute, avaient rejoint le « colonel » dans le petit salon de « madame ». L'institutrice était toute pâle. Son cœur battait à grands coups sourds dans sa poitrine. Les paroles qu'elle venait d'entendre l'avaient littéralement épouvantée. Que voulaient dire ces gens-là avec leur « cauchemar » et le jeune homme qu'on allait peut-être torturer ? Ah ça ! elle était donc chez des bandits ! Et ce père jésuite... et ce vieux « colonel » qui venaient s'entendre chez « la Bleichreider » (elle disait déjà : la Bleichreider) pour une besogne pareille ! Mais elle allait carrément, dès la première heure du jour, les dénoncer à la police !

Chose singulière, Mlle Berthe avait l'impression qu'elle se trouvait mêlée elle-même, par elle ne savait quel hasard ni quelle circonstance, à ce qu'elle venait d'entendre... Oui, il devait y avoir quelque chose dans ces phrases-là qui la « regardait ». D'où lui venait cette impression ? Elle se le demandait avec effroi... Tout à coup, elle revit une petite table dans une auberge de la Forêt-Noire. À cette petite table, elle était assise à côté de Petit-Jeannot... et à cette même petite table, en face d'eux, était venu s'asseoir un marchand de parapluies ! Un affreux marchand de parapluies ! qui avait dormi aussi, à côté d'elle, dans la diligence... Oh ! elle se rappelait maintenant...

Pourquoi donc, tout à l'heure, dans le corridor, le révérend Père Rossi avait-il parlé d'un marchand de parapluies ? Et pourquoi, en se souvenant de cela, Mlle Berthe claquait-elle des dents ? Mon Dieu ! comme elle regrettait de n'avoir point de nouvelles de Petit-Jeannot ! Elle s'était laissée tomber sur son lit, et elle restait là, immobile, ne parvenant pas à démêler l'écheveau confus de ses pensées.

Combien de temps resta-t-elle ainsi ? Mlle Berthe n'eût pu le dire. Elle fut tirée de ses réflexions par le bruit de la porte qui se rouvrait dans le corridor. Elle retourna aussitôt à son poste. C'était encore « Madame » et le prêtre, celle-là reconduisant celui-ci. Ils parlaient à voix basse.

– Le « colonel » a raison, disait-elle. Il faut qu'il l'interroge lui-même. Il n'est pas possible que ce jeune homme ait prononcé de pareilles paroles sans qu'il puisse en dire la cause. Nous partirons tous demain...

– Je n'ai pas besoin, madame, de vous recommander la plus grande discrétion, car il se peut que nous en soyons réduits à quelque triste extrémité, et je n'ai peur que d'une chose, c'est que le « marchand de parapluies » ne soit déjà allé trop vite en besogne !

-- Que Dieu nous épargne encore cette torture, mon père ! fit Mme Bleichreider en poussant un soupir.

Ils étaient arrivés tout deux au bout du corridor, juste devant la porte de l'institutrice. Ils s'arrêtèrent, et le père Rossi se pencha à l'oreille de Mme Bleichreider et lui murmura quelque chose que Mlle Berthe n'entendit point ; mais elle vit Mme Bleichreider qui faisait un grand geste de protestation.

– Je vous dis, mon père, qu'il vous a tout dit !

– Ce n'est point l'avis du marchand de parapluies !

-- Enfin, mon père, vous lui avez donnez l'absolution !

– Il n'y a que le pape noir, madame, qui oserait refuser l'absolution à ce « colonel »-là !

Et s'étant incliné profondément, il quitta Mme Bleichreider, qui rentra chez elle en donnant les signes de la plus grande agitation. Quelques instants plus tard, Mlle Berthe entendait le bruit sourd d'une voix qui semblait répéter inlassablement la même chose. Sa curiosité naturelle l'emporta sur l'effroi instinctif qu'elle ressentait à se trouver mêlée, par sa présence derrière une porte, à un mystère qui l'inquiétait au-delà de toute expression. Elle se glissa dans le corridor et entra dans la salle à manger, dont la porte était restée ouverte. Et elle colla son oreille à la porte du grand salon. Elle reconnut la voix du « colonel » qui ne cessait de répéter :

– Mon Dieu ! j'ai tout dit ! j'ai tout dit ! Je jure que je n'en sais pas davantage ! C'est le petit Paumgartner qui les a tués tous, et qui s'est suicidé après ! Quand Jacques est arrivé, il n'a plus trouvé que des cadavres !

-- Le « marchand de parapluies », fit la voix de madame Bleichreider, a dit au père Rossi que ce n'était pas possible que les choses se fussent passées de la sorte, et qu'il devait y avoir eu quelque chose de beaucoup plus terrible encore.

-- Et quoi donc ? grands dieux !

– Le « marchand de parapluies » a répondu qu'il n'osait pas le dire !

Mlle Berthe s'enfuit, éperdue, dans sa chambre. Une pâleur mortelle était répandue sur son visage, ses cheveux étaient en désordre, ses yeux étaient hagards, et sa bouche tremblante murmurait :

– Ah bien ! en voilà une histoire ! Je suis tombée chez des assassins !

On devine de quelle sorte elle passa le reste de la nuit. Elle ne put, naturellement, comme on dit, fermer l'œil. Elle était bien décidée à fuir dès que le jour paraîtrait, et elle attendit l'aurore dans le plus fâcheux état. Enfin le jour arriva. Au tout petit jour, elle était prête à descendre. Le concierge venait d'ouvrir la porte et elle l'entendait bavarder avec quelques garçons du service de la voirie. Elle entr'ouvrait déjà sa porte, quand elle vit passer dans le corridor le « colonel ». Il avait, comme la veille, son costume de colonel, sa grande tunique grise, et elle remarqua au côté une petite dague sur laquelle il posa son poing quand Mme Bleichreider, qui le suivait, lui jeta son manteau sur les épaules. Ils s'embrassèrent longuement, et « Monsieur » descendit pendant que « Madame » regagnait son appartement. Mlle Berthe, aussitôt, descendit à pas discrets.

Dans le grand vestibule du rez-de-chaussée, elle remarqua deux individus à mine patibulaire, enveloppés dans de grands pardessus noirs. Ils s'étiraient les bras et bâillaient comme s'ils venaient de se réveiller. Ils paraissaient avoir passé la nuit dans ce vestibule, étendus sans doute sur les deux canapés. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils faisaient là ? Ce sont certainement « des gens de la bande » ! pensa Berthe... et elle hâta le pas, cependant que l'un des deux hommes disait à son compagnon : « Allons ! en voilà encore une de tirée ! J'aime pas ces gardes-là, moi ! on a trop de responsabilités ! » Mlle Berthe était déjà dehors. Elle s'enfuit à toutes jambes comme si on courait derrière elle ! « Au premier agent que je rencontrerai, se disait-elle, je lui raconterai ce qui m'est arrivé. J'aime mieux aller chez le commissaire de police que de rester cinq minutes de plus chez ces gens-là ! »

Elle s'en fut ainsi tout le long d'Annagasse et, toujours courant, arriva au Graben. Là, dans cette large rue bordée de riches magasins, elle savait qu'elle trouverait ce qu'elle cherchait. Elle savait qu'il y avait toujours au pied de la colonne de la Trinité, ou auprès des fontaines, un agent.

L'agent y était ! Il n'était point seul, du reste, dans le Graben. Mlle Berthe reconnut, dans un promeneur qui marchait assez paresseusement et l'air préoccupé, sur le trottoir de gauche, qui ? le « colonel » ! le « colonel » lui-même. Mlle Berthe jeta vers les cieux un ardent regard de remerciement. Elle courut à l'agent et, lui montrant l'homme au manteau qui se glissait d'un air si sournois le long des magasins, elle lui dit :

– Monsieur l'agent ! arrêtez-le ! L'agent demanda, absolument abasourdi :

– Qui ?

– Lui ! L'homme au manteau !

– L'homme au manteau là-bas ? le long du magasin ?

– Mais oui, c'est un voleur et un assassin !

Immédiatement l'agent, qui était un grand, gros, fort homme fut secoué de haut en bas d'un tel rire que le Graben tout entier, dans la solitude sonore du matin, en résonna comme un gong. Mlle Berthe le regarda, interdite, suffoquée. Elle voulut demander une explication. Mais l'autre, riant toujours de plus en plus fort, fit comprendre par signe qu'il ne « marchait » pas dans des plaisanteries pareilles, qu'on avait sans doute déjà essayé, mais que ça ne prenait plus ! Il riait encore quand Mlle Berthe, exaspérée, le quitta.

– Quel imbécile ! se dit-elle. Il ne sait pas ce qu'il « rate » !

Bien décidée à ne plus perdre de vue le « colonel », elle le suivit encore, elle le suivit toujours. L'homme ne montrait nulle hâte. Il paraissait réfléchir profondément et ne semblait point avoir de but bien déterminé. Au coin de la rue de Carinthie, elle trouva, dans le ruisseau, deux balayeurs. Puisque les agents de la force publique ne lui étaient d'aucune utilité, elle aurait recours aux honnêtes travailleurs.

– Voulez-vous m'aider, messieurs, leur dit-elle, à arrêter un dangereux malfaiteur ?

– Où qu'il est, ma petite dame ? demanda l'un de ces deux employés de la voirie.

Mlle Berthe désigna le « colonel », dont on apercevait en ce moment le profil sévère et la belle barbe blanche.

– C'est lui, fit-elle.

Les deux balayeurs s'appuyèrent sur leurs balais et se payèrent aussitôt un accès d'hilarité qui ne le cédait en rien à celui que s'était offert l'agent du Graben, devant la colonne de la Sainte-Trinité. L'institutrice s'enfuit en traitant tous les Viennois d'idiots et en se demandant si par hasard tous ces gens-là ne la prenaient pas pour une folle. L'homme retournait maintenant du côté de la Burg et semblait se diriger tout doucement vers les murs du palais impérial.

– Je trouverai bien là une sentinelle qui m'écoutera, si je sais lui parler posément, dit la jeune fille... et à ce moment elle découvrit, sur l'autre trottoir, deux messieurs habillés de longs pardessus noirs, comme ceux qu'elle avait vus dans le vestibule d'Annagasse. Le pardessus avait un petit col de faux astrakan. Ils étaient coiffés de petites toques rondes. À ces détails elle se rappela qu'on lui avait dit qu'on reconnaissait à ce faux ornement et à ce genre de coiffure les agents de la Sûreté.

« Eh ! ce sont des agents de la Sûreté ! Comme ceux du vestibule ! Ah ! le bandit ! il est déjà soupçonné ! surveillé ! » Et elle courut aux agents de la Sûreté. Ceux-ci, en entendant des pas précipités derrière eux, s'arrêtèrent, et si Mlle Berthe n'avait suspendu sa course de son propre mouvement, il est probable qu'ils l'auraient interrompue eux-mêmes.

– Que voulez-vous ? lui demandèrent-ils, la voix rude et l'œil soupçonneux.

L'institutrice attendit qu'elle pût parler avec calme.

– C'est bien l'homme au manteau que vous suivez ? leur fit-elle.

Les autres répondirent affirmativement, tout en lui faisant entendre qu'elle s'occupait de choses qui ne la regardaient pas.

– Qu'est-ce que vous attendez pour l'arrêter ?

Encore deux qui partent à rire, qui confessent qu'« elle est bien bonne » ! Puis ils font demi-tour et, au pas, reprennent leur service dans le dos de l'homme au manteau. Cette fois, complètement hébétée, la pauvre Berthe regarda d'un œil morne le « colonel » pénétrer dans le palais impérial par une toute petite porte devant laquelle se tenait une grande sentinelle. La grande sentinelle porta les armes.

– Ah ça ! mais, me dira-t-on ce que c'est que ce bonhomme-là ? s'écria-t-elle.

Un soldat qui sortait de la Hofburg lui répondit :

– Ce bonhomme-là, mademoiselle, c'est l'empereur !

Elle s'évanouit...

III -- LE PETIT DOIGT DE LA MAIN GAUCHE

Ce matin-là, Rynaldo se présenta sur Darius aux écuries impériales. Il était préoccupé à ses pensées. Il ne songeait qu'à elle, comme toujours, ou plutôt à elles ! Ah ! Darius allait bientôt faire cesser ce supplice et lui nettoyer définitivement la cervelle de cet abominable problème. Si Régina était la même que Stella, comme le brave animal accourait à elle, avec quelle joie il secouerait sa belle tête, comme ses yeux brilleraient. Rynaldo regrettait que la leçon qu'il devait donner à Régina ne dût avoir lieu que dans deux heures... Il demanda une place pour Darius, qui fut admiré de la valetaille, et apprécié à sa juste valeur.

En attendant l'heure de la leçon, le jeune écuyer monta dans sa chambre, et il continuait d'être si préoccupé qu'il ne vit point de quel œil stupéfait le garde du palais préposé à la surveillance de son couloir le vit rentrer chez lui ! Mais il ne fut pas plutôt chez lui qu'il aperçut, sur le petit bureau qui garnissait le coin où s'ouvrait la fenêtre entr'ouverte à la suite de son escapade de la nuit... qu'il aperçut une lettre cachetée. Elle se présentait à ses yeux du côté du cachet. Comment était-elle là ? Elle ne portait aucun timbre... Il prit la lettre, la retourna. Elle était bien à son adresse. Et son nom avait été écrit par Stella. Il reconnaissait l'écriture de la « petite matelassière ». Dans une agitation bien compréhensible, il lut :

« Rynaldo, que faites-vous ? Serez-vous toujours le fou qu'il faut enfermer ? Me ferez-vous regretter pour vous la prison de l'Étoile où vous étiez si bien, et d'où l'on sort quelquefois plus difficilement que des tombeaux ? Pourquoi avez-vous fait ce chemin ? Pourquoi ne reposez-vous pas à l'heure du repos ? Pourquoi ? Votre zèle ou votre inquiétude sont plus terribles pour moi que dix espions ! Je vous l'ordonne : que l'Eau-de-l'Empereur ne vous voie jamais plus à l'heure où la Reine vient visiter l'Étoile ! »

Ce mot n'était point signé, mais le cachet de l'Heure rouge y était apposé. Rynaldo releva un front triomphant. Stella ne niait pas que Régina (la Reine) connut Stella (l'Étoile), ni qu'elles se rendissent visite ! C'était déjà un résultat, cela ! Les menaces de la jeune fille, sa mauvaise humeur ne l'effrayaient point, et quant à ce reproche de nuisible espionnage qu'elle lui adressait, il n'y attachait aucune importance, persuadé à part lui qu'il n'avait agi la nuit dernière qu'avec la plus grande prudence et la plus grande adresse. Rynaldo était tout à fait enchanté de lui-même, comme chaque fois qu'il avait commis quelque frasque qui eût été irréparable pour tout autre que ne protégeait point la « petite matelassière ». Quand il descendit de sa chambre il avait déjà un air triomphant qui en disait long sur son état d'âme.

La leçon ne devait pas se donner dans le grand manège de gala, mais à la Hofstrasse où se trouvait le manège ordinaire pour les exercices d'équitation des membres de la famille impériale, à proximité des écuries de la cour. Aux écuries, il ne monta point Darius, mais il se le fit amener par un lad, cependant que Félix conduisait lui-même Czardas, destiné à la princesse Régina, et un petit poney pommelé que montait quelquefois la princesse Tania. Au moment où ils entraient dans le manège, il aperçut près de l'entrée impériale les deux princesses qui parlaient à Karl le Rouge, et il vit Tania qui s'éloignait au bras du duc de Bramberg. Tania n'avait point son amazone et paraissait toute languissante. « Elle est peut-être souffrante, se dit Rynaldo, à cause du départ du prince Ethel. » Il venait en effet d'apprendre aux écuries que le fiancé de Tania, le prince Ethel, avait quitté Vienne pour Trieste où il devait s'embarquer sur le Marie-Thérèse.

Régina avait pénétré dans le manège et s'était déjà fait mettre en selle par Félix. Elle se dirigea vers le jeune écuyer, qui s'inclinait profondément, et elle lui adressa un petit signe de protection assez mélancolique. Il tenait à peine Darius. Le cheval n'avait qu'à faire le plus léger mouvement pour que les rênes échappassent à Rynaldo. Celui-ci s'attendait, du reste, à ce que Darius, aussitôt qu'il aurait senti la présence de Stella, se précipitât vers elle en hennissant... Or Régina passa sur Czardas... tout près de l'écuyer et de son cheval... et Darius ne broncha pas !

Que signifiait cette impassibilité de l'animal ? Rynaldo sauta sur Darius, espérant le sentir tressaillir, frémir entre ses jambes, ainsi qu'il arivait chaque fois que la « petite matelassière » arrivait dans l'écurie de la rue de l'Eau-de-l'Empereur et que Rynaldo se trouvait encore en selle. Non, rien ! Il alla jusqu'à le pousser contre l'« amazone » de Régina. L'animal sentit le vent de la jupe... Rien ! Une fois de plus, Rynaldo s'était trompé. Ce n'était pas Stella.

Ah ça ! Régina n'était donc pas Stella ! « Évidemment, se dit, enfin vaincu, le pauvre Rynaldo, cette fois, c'est fini ! Elles sont deux ! » Et relevant la tête, il pensa : « Après tout, j'aime mieux ça ! La princesse Régina pourra maintenant embrasser Karl le Rouge tant qu'elle voudra. »

Sur ces entrefaites, celle que Rynaldo prenait pour la princesse Régina venait de terminer son galop d'essai, et Czardas se rapprochait de Rynaldo avec des grâces de cheval qui s'apprête à faire de la haute école, quand Karl le Rouge entra dans le manège et annonça à la princesse que sa sœur paraissait sérieusement souffrante. La jeune femme poussa une sourde exclamation, bondit de cheval aussitôt, et devançant Karl le Rouge qui avait peine à la suivre, elle courut dans la direction où était leur appartement.

Rynaldo attendit quelques instants ; puis, ne voyant plus venir la princesse, il rentra avec Darius aux écuries. Il était encore stupéfait de cette brusque disparition et pas bien loin de se demander s'il n'avait pas, par hasard, été joué. Félix suivait avec Czardas. L'étonnement de Rynaldo fut grand de trouver aux écuries M. Magnus. Aussitôt qu'il aperçut Rynaldo, celui-ci s'en fut à lui et lui présenta une lettre que lui avait confiée sa maîtresse. Myrrha reprochait à Rynaldo de l'avoir trompée et réclamait qu'il remît sur-le-champ Darius à M. Magnus, car la « petite matelassière » venait de lui faire savoir qu'elle en avait un besoin urgent.

« Euh ! Euh ! fit le jeune homme tout pensif... on est bien pressé de me reprendre Darius... » Cependant, après avoir recommandé Gitane à Félix, il fit faire demi-tour à Darius et se retrouva dans la cour avec le nain parallélépipède à cinq pattes. À ce moment, il sentit Darius frémir sous lui de tous ses membres, et il dut se demander la cause du subit émoi de la noble bête. Il ne vit rien d'abord, ni personne, mais Darius fit tout à coup un brusque écart, suivi d'un saut, qui eut jeté à terre tout autre que Rynaldo.

– Voilà qui n'est pas naturel ! dit tout haut le jeune homme.

Le nain n'avait eu que le temps de faire une pirouette pour ne pas être écrasé par le cheval, et il jura :

– Je ne l'ai jamais vu si peureux ! fit-il. Il aura eu peur de l'ombre de cet officier.

Rynaldo tourna la tête et aperçut alors, traversant la cour et se rendant rapidement aux écuries, le duc de Bramberg. L'attitude de Darius était des plus anormales et des plus curieuses. Les oreilles dressées, le poil hérissé, les naseaux soufflants, on eût dit qu'il manifestait plutôt de la haine que de la peur. Rynaldo avait la plus grande peine à le retenir, et il se cabra. Enfin Darius retomba sur ses sabots de devant et revint à une attitude plus calme dont le récompensa son maître par une caresse de la main. Le duc de Bramberg était alors rentré dans les écuries.

– C'est drôle, fit le nain, on dirait que Darius en veut à cet officier.

– Tu es fou, Magnus ! Darius n'a jamais tant vu Karl le Rouge. Là-dessus, Rynaldo sauta à terre, embrassa son cheval sur les naseaux et il le remit au nain, qui s'éloigna. Rynaldo, lui, était resté à la grille, rêvant avec mélancolie à tous ces petits événements qui en dissimulaient sans doute ou qui en préparaient de si redoutables, quand le pas d'un cheval retentit derrière lui. C'était Karl le Rouge qui allait faire un petit tour sur Czardas. Félix tenait la bête par la bride et ne la lâcha qu'à la grille. Karl le Rouge sortit de la Burg sans même daigner apercevoir Rynaldo. Le premier valet d'écurie resta un instant à côté de Rynaldo, regardant en amateur s'éloigner Czardas, une bête superbe de l'Altaï.

– Vous ne trouvez pas bizarre, demanda Rynaldo, d'une façon assez distraite, au premier valet d'écurie... vous ne trouvez pas bizarre, monsieur Félix, la manière qu'a le duc de Bramberg de tenir ses rênes ? Pourquoi ne se sert-il pas de son petit doigt ? Rênes de filet et de bride passent toutes à l'annulaire avant d'être rejetées sous le pouce !

– Eh ! c'est bien simple ! Son Altesse le duc de Bramberg ne peut se servir de son petit doigt de la main gauche.

– Pourquoi donc ? questionna Rynaldo, soudain intéressé. Il a eu un accident ?

– Oui, un accident à la chasse, paraît-il. Un coup de fusil qui lui aurait enlevé le petit doigt !

– Enlevé le petit doigt !

Et la voix de Rynaldo éclata avec tant de force que M. Félix dut se demander si le jeune homme ne devenait point subitement toqué.

– Mais oui ! Tout le monde ici sait que le duc de Bramberg n'a plus de petit doigt à la main gauche !

– Mais je lui en ai toujours vu un ! s'exclama le jeune homme, qui paraissait de plus en plus avoir perdu la tête.

– Qu'est-ce que ça peut bien vous faire, jeune homme, que le duc de Bramberg ait ou n'ait pas de petit doigt mécanique articulé ?

-- Karl le Rouge ! Doigt mécanique articulé !

Et M. Félix ne put savoir en quoi le doigt articulé du duc de Bramberg intéressait Rynaldo, car celui-ci courait déjà comme un fou, le chapeau envolé, les cheveux au vent.

Il courait non point du côté par où avait disparu Karl le Rouge, mais du côté par où s'étaient éloignés Darius et le nain. Cependant il ne retrouva ni l'un ni l'autre. Sans doute l'intention de Rynaldo avait-elle été de remonter Darius car, voyant qu'il lui fallait renoncer à ce projet, il se jeta littéralement sur le siège d'une voiture de place qui passait à vide, et prenant le fouet des mains du cocher, il fouetta à tour de bras le malheureux « canasson » ! Ainsi Rynaldo put-il obtenir de cet équipage de hasard une vitesse suffisante pour ne point lui faire regretter le temps qu'il eût perdu à retourner aux écuries pour y faire seller un cheval.

À ce moment, comme le cocher voulait lui enlever le fouet des mains et laisser souffler sa bête, Rynaldo prit tranquillement cet automédon sentimental par la peau du cou et lui jura qu'il l'étranglerait net s'il faisait un mouvement, un geste, s'il disait un mot susceptible de modérer encore la triste et lamentablement lente allure de son cheval. Au pont qui traversait le canal, la malheureuse bête s'abattit. Rynaldo bondit sur la chaussée sans plus s'occuper du cocher qui hurlait derrière lui, et il continua cette course, sur ses jambes, à perdre haleine. C'est ainsi qu'il arriva enfin dans la rue de l'Eau-de-l'Empe-reur, et s'engouffra dans l'escalier qui conduisait chez Myrrha et tomba bientôt, quasi sans souffle, aux pieds de sa sœur épouvantée.

– Myrrha ! Myrrha ! Il n'a pas de petit doigt à la main gauche !

Elle se dressa, frémissante, comprenant d'un coup le retour rapide de son frère et son émotion prodigieuse.

– Qui ? demanda-t-elle dans un cri inouï où elle avait mis comme une sorte d'espoir furieux. Qui ?

– Karl le Rouge ! Karl le Rouge n'a pas de petit doigt à la main gauche !

– Et la joue ? implora-t-elle. La joue ? Tu as vu la joue ?

– La barbe cache la joue, et je n'ai rien vu à la joue !

– Il ne portait point de barbe ! s'écria-t-elle. Je te l'ai dit cent fois. Il a un grand menton carré, ras, une mâchoire de dogue !

– Il aura laissé pousser sa barbe comme il a mis un doigt articulé à sa main gauche, pour cacher sa blessure ! Myrrha ! Myrrha ! C'est lui !

– Tu crois qu'il a un faux doigt ?

– À ce qu'il paraît que tout le monde le sait. Il n'y avait que moi qui l'ignorais ! Ah ! pourtant je les avais passés en revue, les princes de la Burg ! Myrrha ! Myrrha ! C'est lui !

– Mais il s'appelle Karl, et je ne l'ai jamais entendu appeler par ce nom-là. Tu sais que ses amis lui disaient : « Hackler ! Notre Hackler ! Notre seigneur Hackler !

– Il y a des heures, Myrrha, où les hommes entre eux n'osent plus se donner leur véritable nom ! Alors ils s'appellent par des petits noms gentils, des noms de bourreau ! éclata Rynaldo. Tu sais bien que Hackler est le nom de notre plus glorieux bourreau !

– Oui ! oui ! oui ! Je sais cela ! et il n'y avait pas de nom qui pût lui convenir mieux au monde, assurément ! Mais il faudrait savoir, tu entends ! si les amis de Karl le Rouge, quand ils s'amusent, la nuit avec des femmes qu'ils ont volées, l'appellent Hackler ! C'est simple ! Voilà tout ! Ce ne doit pas être bien difficile de savoir cela ! Pourquoi ne le sais-tu pas déjà, dis ?

– J'ai su qu'il n'avait pas de petit doigt à la main gauche et je suis accouru !

– Mais malheureux enfant, il y a d'autres hommes au monde qui n'ont plus de petit doigt à la main gauche.

– Tu m'as dit que ce devait être un prince royal !

– Oui ! Oui ! À leur conversation à tous j'ai cru cela ! Et puis, ils avaient beau être ivres, ils lui marquaient encore du respect et de la crainte !

– Il faudrait voir la joue. Es-tu sûre que le sabot de Darius a laissé des traces ?

– Le médecin l'a dit : « Ça ne s'effacera pas. »

– Le médecin s'est peut-être trompé. Il y a des médecins qui se trompent ! Ah ! comment savoir, pour l'amour de la Vierge ! Comment est-il fait ? Parle ! Parle bien !

– Il est brun !

– Noir ? Noir comme un corbeau ?

– C'est cela, noir comme un corbeau !

– Les yeux ?

– Les yeux, comme tu m'as dit : les yeux vert et or !

– Les as-tu bien regardés ? Des yeux du diable ?

– Oui, oui !

– C'est peut-être ça ! Mon Dieu ! Mais les sourcils, les sourcils touffus, finissant en mèche sur les tempes ?

– Non ! ça non... des sourcils ordinaires...

– Des sourcils ordinaires, ça n'est pas ça ! Le front ? Le front bombé ?

– Je n'ai pas remarqué... Le front est ordinaire !

– Tout est ordinaire, et tu n'as rien remarqué ! Par la Porte-de-Fer ! nous ne saurons rien ! Tu n'es qu'un enfant ! Va-t'en ! Va-t'en, Rynaldo ! Tu ne sais que me faire de la peine ! Nous ne le trouverons jamais !

Et Myrrha, en proie à une véritable crise de nerfs, s'abattit sur le plancher de la chambre. Rynaldo parvint à la prendre dans ses bras et l'emporta sur son lit en lui murmurant les mots les plus doux, les promesses de vengeance les plus horribles sur le ton le plus tendre. La crise cessa tout à coup. Myrrha se dressa sur son séant et, saisissant cruellement de ses mains agiles les poignets de son frère, elle amena tout contre elle le jeune homme.

– Écoute, lui fit-elle, rude et sauvage, ce doit être lui, les « Deux heures et quart » le savent ! Elles ne t'ont pas conduit au palais pour rien. Elles ne t'ont pas fait entrer à la cour pour assister aux amours de Karl le Rouge et de Régina ! Elles ont voulu te faire connaître l'homme au doigt coupé, voilà tout. Si la Reine du Sabbat t'a envoyé là-bas, c'est pour ça ! c'est pour ça ! Oui ! oui ! ce doit être lui ! Qu'est-ce qu'on t'a dit pour son petit doigt ?

– On m'a dit que c'était un accident qui lui était arrivé en maniant un fusil à la chasse.

– Mais quand ? quand ? Tu ne l'as pas demandé ?

– Non ! Je n'ai pas eu le temps ! Je suis accouru.

– Tu n'as pas eu le temps de ça ! Va-t'en ! Va-t'en ! Tu ne m'aimes plus !

Et se levant, prise d'une véritable rage elle chassa réellement Rynaldo qui, du reste, ne lui résista pas et se sauva, reprenant la route du palais à la même allure folle, les yeux injectés de sang, la bouche ne s'ouvrant que pour laisser échapper des mots de haine atroce à l'adresse de celui vers qui, contre qui il courait, Karl le Rouge ! le bourreau ! le gentil petit bourreau chéri des nuits de Trieste, des nuits dont Myrrha n'avait plus vu les étoiles. Il allait si vite qu'en quittant la rue de l'Eau-de-l'Empereur, il ne vit même point l'étrange cortège qui y faisait son entrée. Ce cortège était composé d'un nain, d'un cheval blanc et d'une demoiselle éplorée. Le nain conduisait le cheval blanc par la bride et la demoiselle éplorée qui était assise sur le cheval blanc se retenait, dans la crainte instinctive de choir, à sa monture, et cela de toute la force de ses pauvres petits poings crispés à la crinière. Le nain, lui, vit Rynaldo et fut bien étonné de le rencontrer dans la rue de l'Eau-de-l'Empereur, alors qu'il le croyait encore à la Hofburg. Puis, comme le jeune homme avait déjà disparu, il n'en continua pas moins son chemin et arrêta son équipage devant la boutique de M. Malaga.

– Monsieur Malaga ! je vous amène une cliente !

Le pharmacien, étonné, accourut. Il fronça le sourcil en reconnaissant M. Magnus et en apercevant Mlle Berthe. Certainement il avait vu cette jeune personne quelque part. Le pharmacien et le nain aidèrent Mlle Berthe à entrer dans la pharmacie.

– Monsieur Malaga, cette demoiselle est encore bien faible : il faudrait que vous nous donniez quelque chose pour la « ravigoter ». Je passais dans la rue quand j'ai été arrêté par un rassemblement. C'était une dame qui était dans les bras d'un militaire. Elle venait de s'évanouir. C'est une amie de notre malade d'en-dessus. Vous savez, monsieur Malaga, celle qui a pris une potion pour une autre et que nous ne pouvons plus réveiller.

– C'est vrai, dit M. Malaga, il me semble avoir vu Mademoiselle par ici ! Mais qu'est-ce que je vais lui donner ? Un peu de vulnéraire !

Il courut chercher un peu de vulnéraire et revint présenter un verre à la jeune fille qui, sur un coup d'œil de M. Magnus, le repoussa aussitôt.

– Non ! Non ! fit-elle, cela va mieux ! Maintenant je peux respirer ! Et elle poussa un grand soupir en regardant toutes choses autour d'elle. Le papier à mouches où les victimes du Petit-Jeannot continuaient d'être exposées arrêta particulièrement son attention.

– Et votre chasseur de mouches, monsieur, pourrait-on vous demander, dit-elle en le regardant bien fixement, des nouvelles de sa santé ?

– Ah ! mais, attendez donc, s'écria M. Malaga, je me rappelle maintenant... j'y suis ! C'est vous qui étiez dans ma boutique le soir où il a disparu de chez moi pour la dernière fois ! Ça, mademoiselle, je regrette bien de vous dire cela à vous, qui semblez vous intéresser à ce grand malandrin, il est parti d'ici comme un voleur ! sans tambour ni trompette... et je n'ai plus entendu parler de lui...

Disant cela, M. Malaga s'était remis à sa besogne, qui consistait à ficeler des tas de petits paquets, qu'il revêtait de papier blanc, qu'il cachetait, et sur lesquels il écrivait hâtivement des adresses fort bizarres, car elles ne comportaient généralement qu'un nom, un mot et quelquefois un signe. Un assez grand nombre de ces petits paquets étaient déjà tout prêts, et s'empilaient sur une table non loin de Mlle Berthe qui, curieuse, ne manqua point de les remarquer.

– Oh ! ce jeune homme était un Français, fit-elle, et je l'avais rencontré tout à fait par hasard à Vienne, et comme je suis Française moi-même, j'ai eu l'occasion de m'entretenir du pays quelquefois avec lui. Autrement il ne m'intéresse guère.

– Tant mieux pour vous, mademoiselle, fit M. Malaga... car je suis à peu près sûr qu'il ne mérite pas la sollicitude des honnêtes gens. Et je ne suis pas éloigné de croire que bien des petites choses auxquelles je tenais beaucoup, et que je ne retrouve plus depuis son départ, m'ont été enlevées par ce franc chenapan :

Mlle Berthe retrouva du coup toutes ses forces pour aller se planter bien en face du patron.

– Petit-Jeannot voleur ! T'as vu Petit-Jeannot « barboter », sale droguiste ? (M. Malaga ne comprenait plus, car dans sa sainte fureur Mlle Berthe avait retrouvé l'accent et la langue maternelle de Montmartre.) -- Potard ! sale pharmacot ! marchand de mort subite ! Charlatan !

Le pharmacien paraissait moins touché des insultes qu'il n'était bouleversé par le geste de Mlle Berthe le menaçant d'un paquet ramassé sur le comptoir.

– Mon paquet ! Rendez-moi mon paquet !

– Qu'est-ce qu'il y a encore dans ton paquet ? Du poison, dis ? Et elle lut tout haut : « Zelle ! » Qu'est-ce que c'est qu'ça, Zelle ? C'est encore quelqu'un de condamné à mort, dis ? Pourquoi que t'as mis une croix dessus, marchand de bouteilles d'onze heures ?

M. Malaga s'était jeté sur elle. Mais Mlle Berthe, par le plus étrange, le plus singulier des phénomènes, tendait maintenant le paquet à M. Malaga d'un geste des plus soumis, et toute colère tombée lui adressait (cette fois en allemand) ces mots de la plus correcte politesse :

– Pardon ! Excuse ! monsieur Malaga, pour tout le dérangement que nous vous avons causé.

Le pharmacien, de plus en plus effaré, se demanda ce qu'il avait bien pu se passer. Il suivit le regard de l'institutrice et s'aperçut que le nain parallélépipède à cinq pattes, qui avait disparu pendant toute cette inexplicable querelle, faisait des signes énergiquement négatifs en réapparaissant sur le seuil de la porte qui conduisait au laboratoire.

– Alors, vous n'avez rien vu ? demanda la jeune fille.

– Rien ! Je suis allé partout, répondit le nain. Je n'ai rien vu dans les chambres, ni dans le laboratoire !

Ni M. Magnus, ni Mlle Berthe ne perdirent leur temps à écouter les malédictions dont M. Malaga les combla. Ils quittèrent la boutique sur un dernier : « Au revoir. Ipéca ! » qui eut le don d'allumer les ultimes foudres du malheureux marchand de pommades et ils se trouvèrent sur le trottoir.

IV -- « POURQUOI PORTEZ-VOUS TOUTE VOTRE BARBE, MON AMOUR ? »

En arrivant à la Burg, Rynaldo fut averti par une dame d'honneur que l'impératrice Gisèle l'attendait pour sa leçon. Il n'eut que le temps de courir à sa chambre, car il devait « passer sa redingote » et mettre un peu d'ordre dans sa toilette. Tout de suite il s'en fut à la petite table où il avait trouvé, quelques heures auparavant, la lettre de la Reine du Sabbat. Cette fois, il ne vit point de lettre sur la table, mais comme son regard montait de la table à la fenêtre, il y vit des barreaux qui ne s'y trouvaient point le matin, et qui désormais empêchaient de ce côté toute escapade.

Le chemin du balcon lui était interdit. Il en conçut une certaine angoisse. Qui était-ce qui avait fait élever cette barrière ? Était-ce la princesse Régina ? Était-ce la « petite matelassière » ? En tout cas, c'était une personne qui n'ignorait rien de ce qu'il avait fait la nuit précédente. Tout en se posant ces questions et en se promettant de prendre prudemment les renseignements qu'il lui fallait sur Karl le Rouge, il se rendit chez l'impératrice. Elle vint au jeune homme, avec une figure belle et triste, d'une tristesse qui ne la quittait jamais.

« Si seulement je pouvais voir arriver Karl le Rouge ! » pensait Rynaldo, en s'inclinant devant l'impératrice.

Ce ne fut point Karl le Rouge qui arriva, mais Régina, dans le moment qu'il commençait son cours. Chose singulière, Rynaldo resta aussi tranquille que s'il avait eu en face de lui Tania... Très lasse, inquiète, désolée, Régina qui ne fit que passer s'en allait à petits pas fatigués... Qu'avait-elle à être aussi « désemparée » que cela ? Jamais il n'avait vu Régina ainsi ! Non ! il ne la reconnaissait plus... Où était son allure un peu brusque et toujours si décidée ? Maintenant qu'elle traversait le second salon, dont la porte était restée ouverte, Régina avait perdu tout à fait cette allure-là. Le jeune homme la suivit du regard, tout en continuant son cours.

– La langue cigaine, Majesté, remonte à la plus haute antiquité. C'est la mère de toutes les langues. (Ah ça ! mais ! ce n'est pas Régina ! C'est Tania ! Régina n'a jamais marché comme ça ! jamais !) Si nous dressons, Majesté, un tableau comparatif des principales langues de l'Inde et de la langue cigaine, il en ressort que celle-ci a donné naissance à la plupart des termes principaux de toutes les autres. Voyez, madame, la « tête » se dit, en cigain, schiso et en sanscrit schisa, et en bengali sir... (Bon Dieu de la Porte-de-Fer ! voilà maintenant que je ne me demande plus : est-ce Stella ou Régina ? mais que je me demande : Est-ce Régina ou Tania ? Bien sûr que c'est Tania ! Mais alors la mèche est fausse ! la mèche blanche ?) Le soleil, en cigain, Kam, se dit en sanscrit kham et en malabrais, kam... (Ça n'est pas difficile de se poser une fausse mèche blanche sur le front ! et pour une sœur qui vous ressemble à ce point, d'imiter ses manières, sa marche, et même un peu sa voix !) L'eau se dit en cigain pani, en indoustani, panni, en sanscrit, panir, en bengali, paani et en malabrais pan. (Mais alors... ça n'est pas Régina à qui j'ai donné une leçon ce matin. Mais alors, c'est tout naturel que Darius ne l'ait pas reconnue !) L'« argent », l'argent se dit rup... Majesté ! et en indoustani, rupa... et en bengali rupa et rupa encore en malabrais ! (Mais alors ! c'était peut-être Tania qui était au Prater, avec la mèche blanche, pendant que la « petite matelassière » me parlait sur le seuil de Paumgartner... Et la « petite matelassière » pouvait donc être Régina, avec une perruque de cheveux d'or.)

– Vous souffrez, monsieur ? demanda Gisèle. Non ? Je croyais... Vous vous preniez la tête...

– Non, Majesté ! Excusez-moi ! Je cherchais à me rappeler comment se dit « cheveux » en sanscrit et en bengali et en indoustani... C'est extraordinaire, je ne me le rappelle plus... Il y a des moments, Majesté, où je crois que je perds la tête... non... la mémoire ! (Que dis-je ? Tout ceci est aveuglant de clarté. Régina a besoin de s'absenter souvent du Palais ; pendant ce temps Tania fait croire, elle, avec sa fausse mèche blanche et ses fausses manières, qu'elle est Régina, pour qu'on ne s'inquiète pas au palais de l'absence de sa sœur, et puis elle réapparaît sans mèche blanche, en vraie Tania ! Comme c'est simple !) Non, je n'ai pas trouvé, Majesté... mais en tout cas je puis vous affirmer que « cheveux », qui se dit bal en malabrais, se dit bal également en cigain. (C'est si simple que tous s'y laissent prendre ! Et Régina, mon cœur me le crie plus fort que jamais maintenant, Régina, c'est Stella ! Et mon œil ne s'y trompe plus). Œil, Majesté, se dit iak en cigain, aschi en sanscrit, aauk en bengali... Vous voyez, Majesté, comme c'est clair ; comme tout s'éclaire ! Oui, madame !

Quand un humble étudiant comme Rynaldo donne sa première leçon à une impératrice, il est à l'ordinaire fort intimidé, et l'on ne s'étonnera point que l'impératrice Gisèle, douce et bonne et indulgente créature, ait justement attribué à l'intimidation toutes les distractions, bizarreries et incohérences de son jeune professeur, ce jour-là.

Rynaldo sortit des appartements de l'impératrice, assez étourdi de toutes les pensées qui dansaient dans sa tête, et instinctivement, il suivit le chemin que cette Tania, qui s'était donné l'aspect de Régina, avait dû prendre pour rentrer chez elle, c'est-à-dire qu'il se dirigea vers l'aile Léopoldine où les deux princesses avaient leur appartement, juste au-dessous de la chambre de Rynaldo. Il avait pu voir quelquefois déjà Karl le Rouge entrer dans le salon commun aux deux jumelles. Son ardent désir était moins de retrouver Tania que de rencontrer à nouveau Karl le Rouge.

Comme il allait bifurquer dans un corridor qui le rapprochait de l'aile Léopoldine, il aperçut tout à coup une silhouette féminine qui fermait une porte et qui disparaissait... Elle n'avait point disparu si vite qu'il n'eût eu le temps de voir, au front, la mèche blanche. Hardiment, il poussa la même porte qui ouvrait sur un petit couloir. Il voulait savoir où, par là, se rendait Tania. Il demanda à un laquais qui passait où conduisait ce couloir. Il lui fut répondu qu'il conduisait à la bibliothèque de l'empereur. Alors il n'hésita plus. On lui avait dit qu'il pouvait à loisir travailler dans cette bibliothèque. Et il marcha assez fort pour être entendu de la princesse qu'il avait à une vingtaine de pas devant lui. Mais elle ne tourna même pas la tête. Elle continuait son chemin du pas rapide et décidé de Régina, et Rynaldo pensa, naturellement, aussitôt :

« Maintenant que Tania se sait observée, elle a repris toute l'allure de Régina. »

La petite princesse entrait alors dans la bibliothèque. Rynaldo, tranquillement, y fit son entrée à son tour, mais bien silencieusement. Il pouvait même espérer qu'on ne l'avait pas remarqué. Tout de suite, il s'était assis dans un coin, non loin de la porte, derrière un haut pupitre sur lequel il se prit à feuilleter négligemment un magnifique exemplaire de la « Jérusalem délivrée ». Tout au bout de la pièce et si bien isolée par des corps de bibliothèques volantes, qu'elle eût pu se croire à l'abri de tous les regards, la princesse s'était assise et, courbée, semblait chercher quelque volume, dans un grand placard qui tenait tout le coin de cette muraille.

À l'extrémité de la bibliothèque, il y avait une autre porte qui donnait sur les appartements privés de l'empereur, et qui s'ouvrit presque tout de suite. Rynaldo eut peine à retenir un mouvement de joie sauvage. C'était le duc de Bramberg ! Comment allait se comporter Karl le Rouge devant celle qu'il croyait être sa fiancée, et qui jouait une pareille comédie ? Allait-il se laisser prendre, lui qui prétendait aimer Régina, à une supercherie qui n'avait point arrêté une seconde Rynaldo ? Mais il fut bien étonné d'entendre leurs rires mêlés.

Eh ! quoi ! elle riait ? Tout à l'heure, chez l'impératrice, son visage reflétait une peine si réelle, un trouble si profond que Rynaldo l'avait presque plainte, et maintenant, elle riait ! Oui, c'étaient de petits rires au bout de la bibliothèque, une sorte de joie étouffée, maline, écolière, qui stupéfia le pauvre professeur de romani. Comme Tania était malicieusement gaie et mutine avec cet affreux soudard ! Ils jouaient comme deux enfants, les heureux fiancés ! Et tout d'un coup, il y eut le bruit d'un baiser...

– Ça c'est trop fort ! gronda le frère de Myrrha...

Et de plus en plus intrigué, il se glissa de rayon en rayon, de placard en placard, jusqu'à ce que, bien couvert par une énorme pile de livres, il pût apercevoir, tout à l'aise, le jeu princier. Le duc et la jeune fille étaient penchés sur un livre où devaient se trouver des images bien intéressantes, car les petits rires recommencèrent et le baiser aussi recommença. Oui, Karl avait approché sa grosse moustache du cou nu de la princesse, et celle-ci le repoussait avec mollesse. Comme, après tout, la comédie de Tania l'intéressait beaucoup moins que le personnage même du duc, Rynaldo regardait surtout le duc. Et ce qu'il regardait, c'était sa main gauche, et dans la main gauche, le petit doigt. Vraiment, c'était un faux petit doigt bien fait : Jamais on n'aurait dit qu'il n'était point en chair et en os comme les autres ! Il regarda ensuite la joue, mais elle était si bien cachée par la barbe qu'il cherchait en vain à y découvrir la trace d'une cicatrice. Pendant ce temps, les fiancés n'avaient pas cessé de se taquiner, et cela d'une façon beaucoup moins convenable que ne l'eussent fait d'honnêtes fiancés bourgeois. Tania même trouva que le duc allait un peu loin, car elle finit par lui dire, d'une belle voix un peu rude et grave :

– Assez, mon cher Karl ! Assez !

À cette voix, Rynaldo sentit bondir son cœur. Ça, c'était la voix de Régina ! Et il dévisagea Tania. Son regard eût brûlé un masque. C'était elle ! C'était Régina ! Grands dieux ! voilà que Régina maintenant n'était plus Tania, mais réellement Régina ! Et pourtant, tout à l'heure, il ne pouvait s'être trompé. La Tania de tout à l'heure, elle, n'était pas Régina ! Alors ? Alors ! La véritable Régina était revenue prendre sa place au palais, et jusque dans les bras de Karl le Rouge ! Car elle était dans ses bras ! Et elle s'était laissé embrasser par le duc !

Il avait vu ça, lui Rynaldo, qui était certain que Régina, qui n'était plus Tania, était Stella ! Ah ! c'était clair, c'était clair qu'il avait Stella devant lui, Stella dans les bras de Karl le Rouge ! Rynaldo, instinctivement, chercha à sa ceinture son poignard. Mais Rynaldo était en redingote, et avec une redingote on ne porte ni ceinture ni poignard. Heureusement que le poignard n'était pas là ! Mais Rynaldo avait encore ses mains, avec lesquelles il pouvait étrangler l'abominable reître, et il allait s'élancer, quand une phrase de Régina le cloua sur place :

– Montrez-moi votre petit doigt, Karl, mon ami !

Le duc se fit prier, et montra d'abord de la mauvaise grâce, mais il dut montrer son petit doigt ensuite. Et comment ? Il dut le donner ! Cet extraordinaire morceau d'anatomie paraissait intéresser énormément la petite princesse de Carinthie.

– Vous étiez encore tout jeune quand vous avez perdu votre petit doigt à la chasse, mon ami ?

– Oui, il y a quelques années...

– À quelle chasse ?

– À la chasse au loup.

– Tiens, on m'avait dit que c'était à la chasse aux ours. Montrez votre main ! Tiens ! Il y a ici la marque d'une entaille... Je croyais que vous aviez perdu votre petit doigt d'un coup de fusil ! Et il a l'air d'avoir été coupé avec un poignard !

– Régina, laissons mon petit doigt de la main gauche tranquille ; il m'ennuie !

– Revissez-le, mon ami !

Le duc revissa son petit doigt. Régina se pencha amoureusement sur le visage barbu de son fiancé, et pendant que celui-ci la retenait par la taille, elle lui dit :

– C'est bien malheureux, mon Karl, qu'il manque le petit doigt de la main gauche à un aussi bel homme ! Car vous êtes beau, Karl ! Mais pourquoi gardez-vous toute cette affreuse barbe ?

On pense bien que derrière son paravent de livres, Rynaldo ne respirait plus qu'avec une certaine difficulté. Il y a des fureurs et des espoirs qui vous étouffent.

– Pourquoi donc gardez-vous toute cette affreuse barbe ? répétait la voix caressante de Régina. Vous avez toujours porté la barbe, mon cher bien-aimé Karl ?

– Toujours !

– Vous me trompez, monseigneur. J'ai vu des photographies de vous, où vous n'aviez point de barbe !

– Je n'avais point de barbe en naissant !

– Vous riez ! J'aime quand vous riez, monseigneur, car vous avez l'air d'un tigre ! Mais un tigre, ça ne porte que la moustache ! Voyons... je voudrais voir comment vous seriez sans barbe !

Et Régina, de ses blanches petites mains, écarta sur la joue la barbe noire.

– Tiens, fit-elle, quelle est donc cette grande cicatrice en rond ? Ces mots n'avaient pas été plutôt prononcés qu'il y eut un bondissement de Karl le Rouge et des cris. Des cris d'effroi, des cris déchirants de Régina qui, de toute la force de ses bras jetés aux épaules du duc, retenait, repoussait son fiancé. Karl avait sorti son revolver, et les yeux hagards, regardait partout autour de lui dans la bibliothèque.

– Laisse-moi ! mais laisse-moi donc ! hurlait-il. Je te dis qu'il y a quelqu'un là ! quelqu'un qui a crié : « À mort ! » Tu n'as donc pas entendu ?

– Si, si ! j'ai entendu ! Mais viens ! viens !

– Ah ! laisse-moi, laisse-moi ! Je te dis que j'ai vu glisser son ombre !

– Viens ! viens ! Sauvons-nous, mon amour ! C'est peut-être l'ombre de Jacques Ork !

À ces mots, Karl le Rouge se prit à reculer comme devant l'apparition d'un spectre !

– Qu'est-ce que tu dis là ?

– Tu sais bien qu'il est dans le palais ! Qu'il rôde dans ce palais, reprit Régina, qui paraissait aussi affolée que le duc. Ismaïl l'a dit ! Ismaïl l'a vu ! Viens, mon amour ! Sans quoi il va nous tuer, comme tous les autres ! Tu vois bien, tu trembles, toi-même... Que veux-tu faire contre lui ! Rien ! Il est le maître de la Burg. !

Karl, depuis qu'il avait entendu prononcer le nom de Jacques Ork, semblait avoir perdu toute force de résistance, toute combativité ! Et il se laissa rejeter hors de la bibliothèque, comme un enfant que l'on chasse. Quant à Régina, elle paraissait encore plus épouvantée que lui, mais cette épouvante décuplait ses forces, et elle referma sur eux deux, avec un fracas terrible, la porte qui séparait la bibliothèque de l'appartement de l'empereur... À ce bruit, des gardes, des laquais accoururent... Mais Régina, les bras tendus, barrant la porte, ne les laissa pas passer !

– On ne sait pas ce qui est derrière ! leur disait-elle... C'est peut-être la Dame blanche ! Oui, la Dame blanche est dans la bibliothèque ! n'est-ce pas, Karl ? Nous l'avons vue ! Nous avons vu la Dame blanche !

En entendant cela, personne n'insista pour entrer dans la bibliothèque, car l'idée même de la Dame blanche remplissait de terreur tous les hôtes et tous les gardes du palais, et même les soldats les plus braves... Sur ces entrefaites, la porte du cabinet de l'empereur s'ouvrit, et François et Tania apparurent sur le seuil. Ils demandèrent, anxieux, ce qui se passait. Régina, ordinairement si maîtresse d'elle-même, jura encore qu'elle avait aperçu dans la bibliothèque l'ombre de la Dame Blanche... une figure étrangement menaçante...

– Et qui ressemblait à Jacques Ork ! gronda Karl le Rouge, lequel n'avait pas encore lâché son revolver.

– Tu l'as vu, toi, Jacques Ork ? demanda l'empereur au duc de Bramberg.

– C'est la princesse qui l'a vu ! Mais moi, je l'ai entendu ! un mot... un seul... le mot : mort ! Il n'a pas dit autre chose, mais je l'ai entendu.

François fit aussitôt venir l'officier de service au palais, et une véritable battue avait été organisée dans toute la Hofburg. Il avait dit à l'officier :

– Un misérable se cache dans le palais, sous les voiles de la Dame blanche... Cherchez-le, trouvez-le, et amenez-le-moi vivant !

On ne lui amena ce misérable-là ni mort ni vivant, attendu qu'on ne trouva personne. Sur ce, le soir, il y eut une sorte de conseil de famille, où l'impératrice Gisèle elle-même ne dédaigna point de se trouver. Il y fut question, à mots couverts, de certains dangers mystérieux qui étaient suspendus sur la tête de tous les membres de la famille... et de la nécessité où on allait être, par prudence, d'abandonner pendant quelques semaines la vieille Hofburg.

V -- « J'AI ENTENDU DU BRUIT SUR LE BALCON »

Le soir de ce jour-là -- il pouvait être onze heures -- les petites jumelles de Carinthie se trouvaient dans leur salon commun de l'« aile Léopoldine », et bien que l'heure du repos eût sonné, elles ne paraissaient point prêtes à se séparer.

Dormir ! Vraiment Tania n'y songeait guère. Et comment eût-elle pu dormir dans l'état d'esprit affreux où elle se débattait ? L'apparition de la Dame blanche dans la bibliothèque avait fini de mettre le comble à son anxiété et l'avait portée aux plus sinistres pressentiments.

Quels étaient donc ces pressentiments-là, et comment lui étaient-ils venus ? Toute la tristesse de Tania avait eu pour point de départ une conversation surprise par elle, entre l'empereur et l'impératrice, dans les appartements mêmes de Gisèle. Il y avait été question du prince Ethel, le fiancé de Tania, et de l'imprudence que l'on avait commise récemment en lui permettant le séjour prolongé de la cour. Et tous deux, l'empereur et l'impératrice, s'étaient félicités qu'il fût maintenant en mer, à l'abri de tout danger humain.

Que signifiait ceci ? Et quel pouvait être le danger couru par le prince Ethel ? En ce moment même, Tania aurait voulu se montrer à Leurs Majestés ; mais elle n'avait point cédé à ce premier mouvement en découvrant que l'impératrice, silencieusement, pleurait. Tania savait que l'impératrice ne se montrait jamais en larmes. Elle craignit de lui prouver qu'elle les avait surprises. Et à ces larmes, Gisèle mêlait tout bas le nom de l'archiduc Adolphe... Un moment, elle avait levé ses beaux yeux désespérés sur François et lui avait dit : « Plaise au ciel que ce soit le dernier ! » puis s'était éloignée à pas lents, sans tourner la tête. Alors Tania s'était sauvée, complètement affolée.

Pourquoi, pourquoi avaient-ils parlé ainsi d'Ethel ? Pourquoi avait-on mêlé, à l'idée de danger qu'il pouvait courir, l'évocation de l'archiduc Adolphe qui s'était suicidé ? Et si, par hasard, c'était vrai, ce que l'on disait tout bas dans le palais, que l'archiduc Adolphe avait été assassiné ? Et si c'était vrai que la princesse Marie-Louise avait été assassinée ! Alors ! alors ! ils craignaient donc que l'on n'assassinât le prince Ethel ! Elle avait couru chez sa sœur et, au comble de l'effroi, avait questionné Régina.

Celle-ci avait essayé de la rassurer, et l'avait grondée sévèrement, à cause de ses terreurs et de ses imaginations enfantines. Elle lui représenta l'archiduc Adolphe comme une victime possible des haines et des trahisons que sa conduite avait dû fatalement déchaîner, et en regard de ce prince frivole et imprudent, elle mit le prince Ethel, doué des plus douces vertus et ne comptant encore au monde que des amis. Mais elle avait eu beau faire, Régina n'était point parvenue à convaincre Tania. Ce soir-là donc Tania pleurait.

– Pourquoi pleures-tu ? demanda Régina.

– Je pleure de peur !

Et Tania se désespéra de son nouveau destin, celui qui la faisait monter sur le trône d'Austrasie, ce trône formidable, douloureux, cruel, qui, depuis la mort de l'archiduc Adolphe, leur barrait à tous deux l'avenir ! Car d'avoir vu tant d'inouïes catastrophes, tant de deuils, tant de malheurs entre ces impériales murailles maudites, les deux jeunes fiancés s'étaient confiés dès leurs premiers chastes baisers, où déjà frissonnait l'amour, la peur qu'ils avaient de cette chose horrible, pesante et sanglante : la couronne ! Et plus tard, quand ils s'étaient aimés vraiment comme de vrais fiancés qui se sont donné leur foi, ils s'étaient rencontrés dans le même ardent désir de vivre silencieusement, et pour eux tout seuls, leur vie, loin du faste royal.

Elle pleurait donc la princesse Tania et, tenant sa sœur Régina embrassée, elle lui disait :

– Tu vois bien, ma sœur chérie... tu vois bien qu'il y a un danger terrible quelque part, sur nous, sur eux ! sur Ethel, sur Karl ! Ah ! Régina ! comme tu étais tremblante pour Karl ! Pourquoi ne veux-tu pas que je tremble pour Ethel ?

Tout à coup, elle quitta sa sœur et se dressa, la poitrine haletante, l'oreille aux écoutes.

– Tu n'as pas entendu ? fit-elle. Là... là ! du bruit ! sur le balcon ! Régina était déjà devant elle, lui barrant le chemin, et aussi la protégeant contre le danger possible. Elle écouta à son tour.

– Rien ! fit-elle, rien ! Je n'ai rien entendu !

– On a remué sur le balcon ! Appelle ! Régina ! appelle !

– Tais-toi ! ne donne pas l'éveil, pour l'amour de Dieu ! Tu sais bien que nous ne pouvons pas appeler !

– Allons-nous-en !

– Je ne puis pas m'en aller !

Elle lui montra la porte secrète qui conduisait au souterrain.

– J'attends quelqu'un ! Mais toi, tu peux partir ! Si tu as peur, va-t-en ! Enferme-toi dans ta chambre, cela vaudra mieux, Tania !

– Je te dis qu'il y a quelqu'un sur le balcon ! J'ai entendu des pas... des pas sur le balcon !

– C'est bien, je vais aller voir !

– Oh ! Régina ! prends garde !

Régina était allée à son petit bureau et avait pris un mignon revolver. Elle s'avança, résolument, vers la fenêtre.

– Tu comprends, dit-elle d'une voix ferme à sa sœur, que je ne peux pas laisser quelqu'un sur le balcon, quand j'attends quelqu'un (Elle lui montra la porte secrète) par là !

– C'est bien, répondit Tania... Ouvre ! Si on veut nous tuer, je ne me sauverai pas ! Je mourrai avec toi !

Régina lui fit signe de rester à sa place, et elle ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon, puis elle poussa les persiennes, qu'elle rejeta bruyamment contre le mur ; enfin, elle fit un pas sur le balcon, revolver au poing, prête à tirer. Tania, qui tremblait de la tête aux pieds, la vit regarder à droite, à gauche, se pencher au-dessus de la cour et rentrer. Elle referma persiennes et fenêtre, rejeta son revolver dans le tiroir du petit bureau et dit :

– Tu vois, Tania, il n'y a personne !

– J'avais cru, dit-elle. Depuis toutes ces terribles histoires, il me semble toujours entendre quelqu'un marcher derrière moi, et la nuit, je me réveille en sursaut, parce que je rêve que j'entends marcher dans les murs... Qui attends-tu ce soir ?

– Orsova.

– Orsova est sortie... Oh ! mon Dieu ! y aurait-il quelque chose de nouveau, du côté de maman, Régina ?

– Mathias est à Vienne ! répondit Régina, à voix si basse que certainement, s'il y avait eu quelqu'un sur le balcon, ce quelqu'un n'eût point entendu cette réponse-là.

– Et tu ne me le disais pas ! s'écria Tania. Mais Régina lui fit signe de parler moins fort.

– Est-ce qu'il apporte de bonnes nouvelles au moins ? demandât-elle en sourdine ! Pauvre maman ! dire qu'on la croit morte ! Mangée par les loups dans la Forêt-Noire ! Mais cela vaut mieux ainsi... Si on la savait vivante... on nous la prendrait encore, n'est-ce pas ? Régina, crois-tu qu'elle guérira jamais ? Régina, crois-tu qu'un jour, maman nous reconnaîtra, dis ?

– Je le crois, dit Régina en exhalant un douloureux soupir... Les dernières nouvelles étaient bonnes...

– Mais toi, quand tu l'as vue dans cette Forêt-Noire, quand tu l'as eu sauvée des loups... elle ne t'a pas reconnue du tout ? du tout ?

Régina secoua la tête.

– Quelle misère, Régina ! Mon Dieu ! comme j'ai prié pour elle, pour toi, pour vous ! pendant ton absence... pendant que je jouais ici cet affreux rôle d'être tantôt toi, tantôt moi... Mais tu sais, j'aime mieux être tantôt toi, tantôt moi, pendant huit et quinze jours, lorsque ni l'empereur, ni notre père, ni Karl le Rouge ne sont au château, comme cette fois-là, que d'être tantôt toi et tantôt moi, deux heures quand ils y sont ! Quelquefois ils s'étonnent de ne pas nous voir ensemble, et il faut que j'invente des migraines !

« Ce qu'il y a d'affreux, c'est que papa croit maman morte ! Pourquoi ne parle-t-il jamais de maman devant nous ? Une fois, je lui en ai parlé, moi, et il m'a répondu d'une façon si terrible, lui qui nous aime tant, de ne plus jamais lui parler de ça ! Ce n'est pourtant pas la faute de maman si elle est devenue folle ! Mon Dieu ! Comme le malheur des reines est terrible ! Ça ne te fait pas peur, toi, de devenir reine, Régina ? Impératrice ? Ah ! je voudrais vivre bien tranquillement, quelque part, avec Ethel !

Ainsi se plaisait Tania, pleine d'effroi, d'angoisse et de pressentiments, à faire la petite fille avec Régina. C'était sa façon de lui demander des consolations et du courage, à cette sœur si hardie qu'elle admirait comme un jeune et irrésistible héros, et qui, d'autre part, si tendrement, avait su remplacer auprès d'elle sa pauvre maman folle !

À ce moment, la porte secrète s'ouvrit, et les deux sœurs, se levant d'un commun mouvement, coururent à Orsova.

– Eh bien ? dirent en même temps les jeunes filles.

– J'ai vu Mathias... répondit d'une voix sourde la gouvernante des petites princesses royales de Carinthie.

Et elle ajouta, après s'être défaite de son manteau et de sa voilette :

– Mathias m'a dit que tout est perdu !

– Maman est morte ! s'écrièrent Régina et Tania.

– Non ! Non ! !

– Alors pourquoi dis-tu que tout est perdu ? fit Régina sévère. En vérité, Orsova, si tu as une mauvaise nouvelle à nous apprendre, tu y mets bien peu de précautions...

– Des princesses royales doivent pouvoir regarder, sans faiblir, la vérité en face.

– Assez de tes mauvais discours, méchante bavarde ! Dis-nous donc la vérité ! ordonna Régina, anxieuse.

– La reine est plus folle que jamais ! À ce qu'il paraît qu'elle délire ! qu'elle rugit comme une bête fauve ! Il a fallut l'attacher !

– Ah ! mon Dieu ! ma pauvre maman ! pleura Tania.

– Que dis-tu là ? interrogea rapidement Régina qui paraissait au comble de l'étonnement.

– Ce que m'a dit maître Mathias. Il a laissé le père Martin, en garde au Val-d'Enfer. Ils ont dû attacher la reine avec des chaînes dans la grotte !

– Mais comment cela est-il arrivé ? interrogeait encore Régina. La dernière fois que j'ai vu Mathias, il m'avait dit que les médecins prétendaient que ce n'était plus qu'une question d'heures et qu'ils se faisaient forts de guérir au plus tôt la reine, grâce à la bienfaisante influence des deux bébés trouvés dans le cercueil !

– Voilà le terrible ! gronda la vieille Orsova ; voilà bien le terrible ! La reine a guéri ! Mais aussitôt qu'elle a recouvré sa raison, elle a vu tout à coup, et par cela même qu'elle avait toute sa raison, que les deux enfants qu'elle avait comme filles n'étaient point ses filles ! Alors Mathias m'a dit que ç'a été une chose effroyable... et la plus terrible chose, certainement, qu'il ait vue au monde...

– Il ne lui a donc pas dit tout de suite, interrompit Régina, que nous étions vivantes ?

– On n'a eu le temps de rien, répliqua l'autre lugubrement. Marie-Sylvie, tout à coup, s'est levée en poussant un cri affreux. Elle clamait :

« -- Ah ! elles sont mortes ! elles sont mortes ! Léopold-Ferdinand les a tuées ! »

– Maman ! pleura Tania. Est-ce possible qu'elle ait dit cela ! Pauvre... pauvre maman !

– Elle disait encore :

« -- Il les a tuées avec son ami Karl le Rouge ! »

– Ciel ! sanglota Tania.

Et elle tendit les bras vers sa sœur :

– Ton Karl, Régina ! et notre père ! Ah ! oui ! Maman est folle ! Maman est folle ! Elle ne guérira jamais !

« -- Tous les deux, disait la reine, tous les deux se sont entendus pour les étouffer ! Tous les deux sont des assassins ! » Des assassins ! répéta Orsova en fixant Tania.

Celle-ci se cacha la figure dans ses mains tremblantes, puis elle fit le signe de la croix. Au-dessus d'elle, Régina et Orsova se regardaient presque avec colère.

– Tais-toi ! fit rudement Régina... Ne la fais pas souffrir. Tu sais bien que j'ai pris toute la souffrance pour moi !

Orsova baissa la tête sous le regard de flamme de sa préférée, et se baissa pour prendre dans ses bras la pauvre Tania qu'elle aimait bien aussi, et qu'elle voulut consoler en lui disant que les médecins avaient laissé encore un espoir...

– Lequel ? demanda Régina. Pourquoi ne nous as-tu pas parlé tout de suite de ce moyen-là ?

– Parce que je l'ignore ! répliqua Orsova. Mathias l'ignore ! et Martin aussi ! Nous savons seulement qu'il faudra que vous soyez là toutes les deux si le miracle se réalise...

– Nous y serons ! promit Tania dans ses larmes... Ah ! nous y serons sûrement ! N'est-ce pas, Régina ?

– C'est que la reine est effrayante ! Elle voit partout des criminels, des assassins : les membres les plus proches de sa famille... elle veut les tuer ! les étouffer ! Et quand elle s'imagine avoir dans ses mains Léopold-Ferdinand ou Karl le Rouge, elle pousse de véritables hurlements, pour traduire sa joie sauvage ! Et puis quand elle s'aperçoit qu'en réalité elle ne tient rien dans ses mains, elle retombe dans un désespoir farouche, plus folle qu'avant !

– Et les médecins espèrent, malgré cela, la sauver ? reprit Régina très sombre.

– Oui, les médecins de la Porte-de-Fer ont dit qu'il y avait un moyen, un seul, mais ils ne l'ont confié à personne !

– Et moi, moi, je ne le connaîtrai pas ? demanda Régina, de plus en plus impatiente.

Orsova fit un signe : « Oui, tu le connaîtras... »

– Quand ? Je veux le connaître tout de suite. Orsova sortit à demi de sa manche gauche un pli.

– C'est pour toi toute seule ! murmura Orsova.

Régina arracha le pli sur l'enveloppe duquel était imprimé le cachet des « Deux heures et quart »... Elle lut, d'un coup d'œil rapide comme l'éclair. Ce qu'il y avait d'écrit là ne devait pas être bien long. Elle ne put retenir un cri de joie. Elle courut à la flamme d'une bougie et y brûla le pli. Tania la regardait faire avec stupéfaction.

– Réjouis-toi, Tania, ma petite sœur ! fit gaiement Régina en revenant près d'elle... Réjouis-toi, maman guérira ! Je te le promets ! Tiens ! Je te le jure ! viens... viens avec moi, dans ma chambre. Viens, te dis-je ! Tu vas jurer aussi, toi, devant le portrait de notre chère maman !

Dans la chambre, Régina et Tania avaient leurs deux petites mains solennellement tendues vers le portrait de Marie-Sylvie, et Tania répétait la formule que lui dictait sa sœur :

« Maman, nous jurons de te guérir avec le remède de la Porte-de-Fer ! »

– Qu'est-ce que c'est que ce remède-là, Régina ?

– Je te le dirai plus tard. Jure encore ceci : « Maman, nous jurons d'être là quand tu guériras ! »

– Oh ! bien sûr ! fit Tania, de façon qu'elle voie que nous sommes bien vivantes et qu'elle soit guérie pour toujours !

– Alors jure ! Dis : « Je jure d'être là quand tu seras guérie avec le remède de la Porte-de-Fer ! »

– Je jure d'être là quand tu seras guérie avec le remède de la Porte-de-Fer ! répéta docilement Tania.

– C'est très bien, ma petite sœur... Et maintenant tu peux aller te coucher.

Orsova vint dans la chambre et dit :

– On entend des pas dans la galerie... des pas qui approchent...

– Ce doit être quelque ronde, à la recherche de la Dame blanche, fit Régina avec tranquillité. Bonsoir, Tania ! Dors bien ! Nous sommes bien gardées... Sois heureuse : demain nous serons loin d'ici. Ton Ethel est à l'abri de tout danger, loin, loin, sur la mer, et ne songeant qu'à toi... Et nous venons d'apprendre que maman guérira... Au fond, vois-tu, c'est une bonne journée...

Les deux jeunes princesses et leur singulière gouvernante étaient revenues dans le salon. On entendait en effet le bruit d'une ronde qui se rapprochait. Tania embrassa tendrement Régina, et sortant du salon par le vestibule, entra dans sa chambre, demandant à Orsova de l'y rejoindre tout de suite, car elle avait peur de rester seule. Orsova lui promit d'aller la retrouver sans tarder.

Quand Régina fut seule avec la gouvernante, elle éprouva le besoin d'ouvrir la fenêtre qui donnait sur le balcon ; elle laissa toutefois les persiennes closes.

– J'ouvre, Orsova, car vraiment ne trouves-tu pas qu'il fait très chaud, ce soir ? Et maintenant, dis-moi... reprit la jeune fille en désignant d'un coup d'œil à Orsova le balcon, tu as vu la « petite matelassière » ?

– Oui, elle m'a donné cette lettre pour toi...

Et elle sortit de sa manche droite un nouveau pli.

– Merci ! dit la princesse. Et Stella ne t'a rien dit en te remettant cette lettre ?

– Non ! elle m'a dit seulement qu'elle quittait Vienne et que son voyage pourrait se prolonger...

Régina avait ouvert la lettre : de la première enveloppe une seconde s'échappa dont elle lut la suscription.

– Tiens ! dit-elle en élevant la voix... une lettre pour monsieur notre écuyer ! La « petite matelassière » est donc chargée de lui faire parvenir ses correspondances ! Qui peut bien lui écrire ? Je connais cette écriture...

À ce moment le couloir retentit d'un bruit rythmé de pas, et on frappa à la porte du salon. Orsova alla à cette porte et demanda :

– Qui est là ?

– C'est moi, le duc de Bramberg !

– Ouvrez, Orsova, ordonna Régina.

Et quand la porte fut ouverte, laissant voir le duc de Bramberg, sabre en main, et derrière lui une troupe d'hommes en armes :

– C'est vous, Karl ? Vous venez nous arrêter, mon ami ?

– Je venais vous dire bonsoir, Régina, reprit le duc de Bramberg. J'ai vu de la lumière sous la porte de votre salon, et j'en ai conclu que vous ne deviez pas encore reposer. Je ne vous dérange pas ?

– Non ; quittez-nous, Orsova... Tania vous attend... Et quand Orsova fut partie :

– Poussez donc la porte, mon cher. Entre nous, vous avez un joli toupet de vous présenter chez moi à une heure pareille ! Qu'est-ce que c'est donc que toute cette gendarmerie que vous traînez derrière vous ?

– Ma chère Régina, nous faisons nos petites rondes ! C'est un excellent exercice... Je ne vous cacherai pas que j'ai peur de la Dame blanche, moi... et que je ne tiens pas à la rencontrer tout seul... Ne souriez pas ! Nous avons eu assez peur tantôt, tous les deux, dans la bibliothèque... Vous souriez ! Dieu ! que vous êtes jolie, Régina, quand vous souriez ! Me permettrez-vous de vous embrasser ?

– Oui, mais bien convenablement... Le duc s'avança et embrassa Régina.

– Je vous adore, ma petite femme chérie... Ah ! Régina ! quand je pense que tout est préparé à la tour Cage-de-Fer de Neustadt pour notre bonheur ! Pourquoi tous ces affreux deuils ont-ils reculé la minute de notre bonheur, Régina ?

– Elle sonnera, mon ami ! Un peu de patience !

– Vous avez de la patience, vous ?

– Oui, j'en ai, mon cher duc, j'en ai plus que vous ne pourriez croire !

– Pourquoi me dites-vous cela ?

– Parce que je suis persuadée que si je vous disais que je suis plus impatiente que vous de cette minute-là, vous ne me croiriez pas !

– Vous m'aimez donc bien, Régina ?

– Karl, mon époux, je vous adore !

– Comme les hommes sont ignorants de la femme, Régina ! Il y a des moments où je croyais que je vous faisais peur... quand, par surprise, je parvenais à vous serrer dans mes bras, je vous sentais horriblement trembler.

– Karl, je tremblais de bonheur, mon ami !

À ces mots, le duc de Bramberg avait entouré d'un bras la taille de Régina et se penchait sur elle, les lèvres ouvertes. Mais Régina se défendit et Karl le Rouge resta « tout coi », car il avait entendu du bruit sur le balcon.

– Eh ! fit-il, quel est ce bruit ?

– C'est votre gendarmerie qui s'impatiente, mon ami ! Il est temps de la rejoindre, et bonsoir. À demain, duc de Bramberg !

Le duc s'inclina, gagna la porte, se retourna au moment de l'ouvrir, envoya un baiser du bout de ses doigts. Régina écouta, quelques secondes, les pas de la ronde qui s'éloignaient, puis elle alla à la porte-fenêtre dont les persiennes étaient restées fermées sur le balcon ; elle ouvrit ces persiennes d'un geste brusque et dit :

– Entrez !

Rynaldo entra dans le salon... Il était fait comme un voleur, ses vêtements en lambeaux. Il avait du sang aux mains et à la figure. Quand il fut entré dans le salon, Régina referma soigneusement persiennes et fenêtre ; elle donna un tour de clef à la porte, revint à lui et lui dit, d'une voix glacée terriblement hostile :

– Alors les barreaux n'ont servi à rien ! Ils n'ont même pas servi à vous avertir que je ne souhaitais qu'une chose : que vous restiez tranquillement chez vous, à dormir ! Ce que vous avez fait ce soir est plus imprudent, plus fou que tout ce que vous avez tenté jusqu'à ce jour ! Je ne vous le pardonnerai jamais ! Escalader ce mur comme un chat, grimper à cette gouttière, enjamber ce balcon ! Mais, malheureux, vous ne voyez donc pas que chacun de vos gestes est une insulte ! Et qu'il y a peut-être dans la nuit des yeux qui vous guettent, qui vous voient ! Ce sont vos folies qui vous ont fait enfermer ici ! Ma sœur Stella, votre fiancée, vous a donné à moi, pour que je veille sur vous ! Toute la police de M. de Riva est à vos trousses ! C'est un coup de maître de vous avoir introduit ici ! Comment vous y conduisez-vous ?

« Vous savez pourtant par ce qu'a pu vous dire Stella, et par ce que votre indiscrétion a surpris ici déjà, sur ce balcon, vous savez pourtant bien que votre personne ne vous appartient pas, que vos gestes et jusqu'à la moindre pensée de votre tête de fer sont à nous ! Pourquoi vouloir « savoir » avant l'heure ? Croyez-vous donc que vous êtes le seul impatient de l'entendre sonner l'heure ? Il sera un jour deux heures et quart, seigneur de la Porte-de-Fer, tête de fer que vous êtes ! En attendant, apprenez donc le romani à l'impératrice Gisèle et la haute école aux princesses royales de Carinthie... Entendez-vous ! Kàlb Tziganié ! Mauvais tzigane ! Mauvais frère ! Vous vous conduisez à vous tout seul comme une méchante troupe de gadschi, mon petit !

On ne saurait rendre l'expression de mépris avec laquelle la princesse jeta à Rynaldo ces deux mots : mon petit. Quant à lui, il ne la regardait même pas. Il attendait qu'elle eût fini de parler. Il avait croisé les bras sur sa poitrine en tumulte. Ses yeux étaient sombres, son sourcil mauvais, son front dur et sa bouche frémissante ; mais il attendait... Quand elle se tut, il dit simplement :

– Je vais le tuer !

– Qui ? interrogea dans une colère croissante Régina.

– L'homme qui vous a embrassée dans la bibliothèque tantôt, l'homme qui vous a embrassée ici tout à l'heure !

Elle eut un geste furieux de son poing crispé :

– Mon fiancé ! Vous allez tuer mon fiancé ! Vous allez tuer le duc !

Rynaldo éclata :

– Oui, le duc ! Votre fiancé ! Votre fi-an-cé !

Il avait prononcé ces derniers mots d'une voix si forte qu'on eût pu l'entendre d'une pièce à côté. Le poing de Régina s'abattit sur ses bras croisés comme un marteau. Et elle le poussa, plutôt elle jeta le jeune homme dans sa propre chambre. Et la porte fermée, tremblante de rage :

– Tu veux donc qu'on entende, esclave ? Tu veux donc que l'on sache que Régina de Carinthie reçoit chez elle, la nuit, son valet d'écurie ? Tais-toi ! Ah ! tais-toi ! Eh bien ! oui, je te reçois chez moi ! Te voilà dans ma chambre... et je n'en suis point troublée, Rynaldo Iglitza ! Ah ! tais-toi ! ne bouge pas ! Tais-toi, tu n'es qu'un domestique pour moi, un valet ! Et tu m'obéiras, et je te dompterai, Tête de fer de la Porte-de-Fer !

Ils étaient en face l'un de l'autre comme, dans la cage, le fauve et le dompteur. Leurs regards se combattaient.

– Je le tuerai ! répéta Rynaldo.

Elle haussa les épaules et siffla. On ne pouvait pas être plus insultante. Rynaldo, qui en une autre minute eût senti cette insulte comme un fer rouge, n'y prit point garde. Retranché dans sa résolution farouche de tuer, aucun trait ne pouvait plus l'atteindre. Régina se jeta sur le lit et s'étendit, négligente. Elle alluma une cigarette de tabac blond. Maintenant, Rynaldo n'osait plus la regarder.

VI -- LA NIÈCE DE L'ONCLE BAPTISTE

Nous avons conté la triste mésaventure de cette pauvre Mlle Berthe, laquelle avait voulu faire arrêter l'empereur. Il en était résulté pour la jeune institutrice française un évanouissement qui n'eut point de suites graves, par la plus heureuse des circonstances. M. Magnus avait été en effet amené à souhait sur les lieux en sortant de la Hofburg avec Darius. On se doute que, reconnaissant l'amie de Mlle Lefébure, il ne se fit point faute de lui prodiguer ses soins. On avait hissé Mlle Berthe sur Darius, et en route pour la rue de l'Eau-de-l'Empereur ! Pendant la route, on avait causé. Mlle Berthe dit à M. Magnus sa grande préoccupation qui était toujours Petit-Jeannot. Qu'était-il devenu ? Pourquoi ne lui écrivait-il ? Avait-on de ses nouvelles ?

Quand elle eut appris de la bouche de M. Magnus dans quelle bizarre circonstance le jeune apprenti horloger avait disparu, une nuit, juste devant la porte de M. Malaga, elle avait été saisie des plus fâcheux pressentiments. Il était certainement arrivé malheur à Petit-Jeannot, et M. Malaga devait y être pour quelque chose. Elle confia ses appréhensions à M. Magnus qui les partagea, et il en résulta qu'ils s'en furent tous deux chez M. Malaga, comme il a été dit, pour y retrouver des traces du malheureux Petit-Jeannot. Mais après avoir vainement cherché, ils se séparèrent, la mort dans l'âme.

M. Magnus conduisit Darius à l'écurie, et Mlle Berthe s'en fut au chevet de Mlle Lefébure, qui avait enfin consenti à se réveiller tout à fait. Mlle Lefébure apprit à son amie une grande nouvelle. On venait de la demander en mariage. Et qui ? M. Magnus ! Bien entendu, Mlle Berthe éclata de rire et Mlle Lefébure pinça les lèvres, vexée. Mlle Berthe vit que son hilarité causait de la peine à son amie. Elle lui dit :

– Au fond, je ne vois pas pourquoi vous ne l'épouseriez pas ? Il n'est pas laid et il a de beaux yeux intelligents.

– Possible ! répliqua assez sèchement Mlle Lefébure. Mais il a trois mains, et je me méfie. Quand on lui en tient deux, on ne sait jamais où est passée la troisième.

Mlle Berthe n'insista pas. Elle parla douloureusement de la disparition de Petit-Jeannot, et puis soudain :

– Je ne vous ai pas dit que je quittais ma place ! Ah ! bien. Savez-vous chez qui j'étais ? Chez l'empereur !

– Comment, vous étiez institutrice chez l'empereur et vous voulez quitter votre place ?

– Oui, parce que si je suis chez l'empereur, je ne suis pas chez l'impératrice !

– Ah ! je comprends ! fit Mlle Lefébure sévère. Eh bien, c'est du propre ! Si j'étais à votre place, ce que j'irais faire du potin au « Home » !

– Ah ! Je ne vais pas tramer ! répliqua Mlle Berthe en se levant. Je passe au « Home » et je vais chercher là-bas mes cliques et mes claques ! À tantôt !

Elles s'embrassèrent, et Berthe courut au « Home ». Elle demanda la directrice, qu'elle ne vit point car elle était absente. Alors Berthe, bien décidée à quitter sa nouvelle place, se dirigea vers Annagasse. En route, elle rencontra M. Malaga, tout chargé de paquets. Il ne la vit point et, devant elle, il entra dans un bureau de poste.

– Je ne suis pas curieuse, se dit Mlle Berthe qui se connaissait mal, mais je voudrais bien savoir où ce vieux saligaud envoie toutes ses boîtes à poison !

Elle entra dans le bureau de poste et s'en vint derrière M. Malaga qui, tout occupé de ses paquets et parlant à un employé à un guichet, ne prêtait aucune attention aux vagues personnalités qui l'entouraient. Les paquets qu'il avait devant lui portaient maintenant leur adresse complète. Et il lisait l'adresse de ces paquets, devant l'employé, à voix haute. C'est ainsi que Berthe entendit :

– Le révérend père prieur du couvent des Séraphins, à Zelle-en-Brisgau !

Elle se rappela : Zelle ! et elle voyait encore le paquet qu'elle avait pris un instant à M. Malaga, et auquel M. Malaga semblait si bien tenir...

M. Malaga paraissait avoir une clientèle très choisie. Sa marchandise allait encore chez les plus hauts fonctionnaires et même il fournissait la haute domesticité de la Hofburg. Il y avait un paquet pour M. Ismaïl, premier valet de chambre de Sa Majesté ! Mlle Berthe s'en alla toute pensive.

Elle arriva à Annagasse et fut tout étonnée de trouver devant la porte de la maison de Mme Bleichreider un omnibus des chemins de fer sur l'« impériale » duquel les domestiques installaient des malles. Aussitôt qu'il l'aperçut, le concierge alla à Mlle Berthe et lui dit qu'on la cherchait depuis le matin, que Madame était furieuse et qu'elle ne comprenait rien à son absence. Mlle Berthe passa devant cet homme sans lui répondre. Elle se trouva bientôt devant Mme Bleichreider, qui ne prit même pas le temps de lui faire des reproches :

– Votre malle est-elle prête, au moins, mademoiselle ?

– Je vous crois que ma malle est prête !

– Faites-la descendre !

– Madame part en voyage ?

– Oui, et je vous emmène, naturellement. Nous allons villégiaturer à Zelle-en-Brisgau !

Zelle-en-Brisgau ! En voilà encore un nom qui la poursuivait ! Comme tout se mêlait dans son esprit ! Malaga ! l'empereur ! Zelle-en-Brisgau ! La disparition de Petit-Jeannot devant la porte de M. Malaga ! Quelque chose lui criait : « Vas-y ! mais vas-y donc, à Zelle-en-Brisgau ! » Et elle y alla.

Ce jour-là, avant de quitter Vienne, l'institutrice eut l'occasion d'apprendre par quelques échos de la conversation des domestiques que le colonel ne tarderait pas à venir rejoindre Mme Bleichreider, à Zelle ; et cela n'était point fait pour étonner car tout le monde savait dans le quartier qu'ils s'adoraient et ne pouvaient longtemps se passer l'un de l'autre.

Comment l'empereur avait-il connu Mme Bleichreider ?

Quelque huit ans avant les événements qui nous occupent, Sa Majesté, vers le soir, était sortie de son palais en habits bourgeois, quand il vit une jeune et jolie ouvrière, mise fort simplement, qui se défendait en versant de vraies larmes contre les entreprises hardies de deux jeunes officiers qui paraissaient, eux, plus gais qu'il n'est permis à des soldats de Sa Majesté sur la voie publique. François reconnut dans cette jeune personne une employée de M. Astings, son tapissier ; il l'avait déjà remarquée quelquefois derrière la vitrine du magasin de Graben et avait été frappé de sa beauté.

François s'interposa et les deux officiers ne reconnurent point l'empereur. Ils le traitèrent grossièrement avec des injures. Sa Majesté fit un signe et aussitôt deux agents de la Sûreté qui suivaient toujours l'empereur dans toutes ses sorties, même les plus secrètes, et qui n'attendaient que ce signe, accoururent. Ils firent connaître leur qualité et les officiers déclarèrent qu'ils ne comprenaient point pourquoi on faisait tant de tapage autour d'eux pour un incident aussi commun. Ils ne comprenaient point non plus pourquoi cette jeune fille, qui avait été la première à leur sourire et à les attirer près d'elle, disaient-ils, s'était mise à pleurer et à vouloir s'échapper, quand l'homme aux habits bourgeois était apparu. Les agents les prièrent de les suivre et le lendemain on les envoyait réfléchir à leur aventure dans une garnison du fond de la Galicie.

Quant à l'empereur, sans avoir dévoilé sa qualité, il avait offert le bras à la belle éplorée qui s'y était appuyée en tremblant. Elle dit à son protecteur quelle peur avait été la sienne, mais puisque tout s'était si heureusement terminé, elle lui serait reconnaissante de la conduire au plus prochain bureau d'omnibus, à seule fin qu'elle pût rentrer tranquillement chez elle. Elle était une honnête fille qui gagnait avec peine sa vie, et si jamais son oncle, avec qui elle vivait et qui l'avait élevée depuis la mort de ses parents, savait qu'elle avait été accostée ce soir-là par deux officiers, il ne manquerait pas de la battre en accusant sa coquetterie.

– Il est donc si terrible que ça, votre oncle ? avait demandé l'empereur.

– Oh ! monsieur ! avait répondu la jeune fille en poussant un gros soupir, je crois qu'il m'aime bien, mais par moments, il me fait horreur ! Et puis il trouve que je ne rapporte pas assez d'argent et que je lui coûte cher ! Il a été bon pour moi, mais il me le reproche souvent.

– Je vais vous conduire jusque chez votre oncle et je lui parlerai. La jeune fille prétexta qu'une telle démarche ne pouvait que rendre son oncle plus soupçonneux et plus dur à son égard, mais plus elle semblait craindre son oncle, plus l'empereur avait hâte de faire la connaissance de ce terrible parent. Il faut dire que la jeune fille était bien belle, avec ses cheveux blonds, ses grands yeux bleus encore humides de larmes. Elle était grande et svelte, avait un teint de lis, une taille aristocratique, une démarche de reine.

L'empereur monta à côté de la jeune personne dans l'omnibus et, en dépit de bien des soupirs, suivit Clémentine Bleichreider (c'était le nom de la jolie ouvrière) jusqu'à l'appartement de l'oncle qui travaillait l'horlogerie en chambre.

Sur un palier, elle s'arrêta et ouvrit une porte.

– Vous l'avez voulu, monsieur, dit-elle. Vous allez connaître mon oncle Baptiste. Je vous souhaite qu'il soit de bonne humeur.

– Ah ! te voilà, Clémentine ! fit entendre une voix sourde et fortement enrouée, qui fit tressaillir l'empereur sans qu'il en pût concevoir la raison... Il me semble, ma fille, que tu es bien en retard aujourd'hui !

Clémentine s'approcha et découvrit ainsi l'homme qui l'avait suivie. La chambre était fort peu éclairée. Seule, une lampe à abat-jour vert concentrait un cercle de lumière sur une sorte de table-établi ou se voyaient, rangés, tous les fins instruments de l'horlogerie. Quant à l'homme qui était penché sur cette table, il avait de larges lunettes vertes et sur son front, une « visière » achevait de lui voiler la moitié de la physionomie. Quand il aperçut l'inconnu, il tourna vivement l'abat-jour de la lampe du côté du nouvel arrivant, de telle sorte que celui-ci apparût en pleine lumière et qu'il restât, lui, dans l'ombre.

– Qui est là ? fit-il. Que voulez-vous, monsieur ?

« Voilà qui est bizarre ! se disait l'empereur. Quelle voix ressemble donc à cette voix-là ? On dirait que ce n'est pas la première fois que je l'entends ? »

Clémentine expliqua tout de suite, précipitamment :

– J'ai été interpellée et suivie dans le Graben par deux soldats ivres. Monsieur est arrivé pour me sauver de leur grossièreté et, dans la crainte qu'elle ne se renouvelât, a bien voulu m'accompagner jusqu'ici.

– Ma foi, dit François, si je n'avais pas été là, les choses auraient bien pu prendre une mauvaise tournure...

– Oui-dà, répliqua durement l'oncle Baptiste, vous avez rendu un fier service à Mlle ma nièce, et vous l'avez sans doute suivie jusque chez elle pour en être récompensé ! Car je n'ignore point que les services que rendent les vieux messieurs aux jeunes filles sont rarement désintéressés !

– Mon oncle ! s'écria Clémentine, qui ne savait où se mettre et qui voila son beau visage de ses mains pudiques.

– Est-ce que vous allez encore faire pleurer cette enfant-là, vieux bourru ?

– Eh ! qu'elle pleure ! reprit l'oncle en se reculant dans l'ombre... Elle sait ce qui l'attend si elle fait des bêtises ! Je ne l'ai pas élevée pour qu'elle déshonore la famille !

– Mes intentions sont honnêtes, monsieur Baptiste, veuillez le croire !

– Clémentine, fit l'homme, va donc voir dans ta chambre si j'y suis !

La jeune fille alluma une petite lampe et ouvrit la porte de sa chambre. Quand la porte fut refermée sur Clémentine, l'oncle Baptiste dit à l'étranger :

– Asseyez-vous donc, monsieur, et ne vous étonnez pas que je parle comme ça à cette enfant ! C'est pur comme si ça venait de naître... ça ne voit de mal à rien ! Ça ne sait rien de la vie ! Et si je ne lui montrais pas des embûches partout... elle serait bientôt la proie du premier vaurien venu... Elle serait malheureuse, moi aussi ! Et ça serait bien mal me récompenser de toutes mes peines ! Ah ! mon cher monsieur... vous avez l'air à votre aise, vous ! Vous ne pouvez pas savoir combien une jeune fille à élever... « c'est des frais ! » pour le pauvre monde ! Surtout comme j'ai élevé celle-là... lui faire apprendre à lire et à écrire... et même la musique !

– Elle est musicienne ? demanda l'empereur, que les dernières paroles de l'oncle laissaient un peu rêveur.

– Ah ! elle joue tout ce qu'elle veut et elle chante comme un ange ! Nous avions un piano qu'il a fallu vendre il y a deux mois, parce que les temps sont durs.

– Elle travaille chez un grand tapissier du Graben ?

– Oui, monsieur, mais qu'est-ce que j'y gagne ? Rien du tout ou presque. Elle est bien nourrie, et habillée, mais moi je mange des pommes de terre et je suis dans les loques ! Enfin, du haut du ciel, ma sœur doit être contente... Je suis malheureux, moi... mais sa fille est belle et bien portante, et si elle ne fait pas de bêtises, elle pourra trouver un bon mari...

Il y eut un silence sur ce dernier mot et, tout à coup, après avoir considéré, autant que l'ombre le lui permettait, le bonhomme aux allures louches, tantôt brutales, tantôt cauteleuses, François se décida.

– Eh bien ! dit-il, si elle trouvait un bon amant ?

L'autre ne répondit point tout d'abord. Était-il suffoqué par une pareille proposition ? L'empereur le crut, et il regrettait déjà de s'être avancé aussi imprudemment, quand il vit l'homme se lever et se diriger à pas précautionneux du côté de la chambre de Clémentine. Il en tourna doucement la clanche et, la porte entrebâillée, regarda dans la chambre. Ensuite, il fit signe à son singulier visiteur de s'approcher. Et il lui montra la chambre. François y jeta un regard. Alors il contempla un bien doux et édifiant spectacle. Clémentine était à genoux devant l'image de la Vierge, à laquelle elle semblait adresser une ardente prière. L'oncle Baptiste referma tout doucement la porte, fit signe à son hôte de regagner sa place, toussa un petit coup et dit :

– Ça coûte cher, un ange pareil !

– Eh bien ! nous en reparlerons, dit l'étranger en se levant. À bientôt, monsieur Baptiste, et faites mon compliment à votre nièce.

Dehors, il se dit :

« C'est bien simple, ces gens-là jouent la comédie... Mais la nièce est bien belle ! »

La nuit, il n'en put dormir, et l'image de Clémentine continuant de le poursuivre, il s'arrangea le lendemain pour se retrouver sur son passage au Graben, dans le même costume, dans le même incognito. Aussitôt qu'elle l'aperçut, elle lui fit signe de la suivre dans une petite rue déserte, et là, après avoir regardé autour d'eux comme si elle avait peur d'être suivie, elle lui dit :

– Monsieur, ne venez jamais dans la maison de mon oncle ! Je sais maintenant ce qu'il attend de moi et pourquoi il veillait si fort sur ma vertu. C'est qu'il espère la vendre le plus cher qu'il pourra. C'est un misérable ! Mais il a soigné ma mère malade et m'a élevée. Je lui dois tout, hélas ! Mais n'importe, je n'appartiendrai jamais, monsieur, qu'à l'homme que j'aimerai. Du reste, comme je n'aime personne, je songe déjà à entrer au couvent. Je l'ai promis cette nuit à la Madone, quand mon oncle m'eut rapporté que vous désiriez être mon amant, et que vous étiez prêt à payer le prix qu'il fallait pour cela. Monsieur, vous me paraissez bon. Je vous avertis que mon oncle est capable de vous faire chanter. Méfiez-vous, monsieur ! Adieu, et ne revenez jamais plus dans notre pauvre demeure ! Et plaignez-moi !

La demoiselle s'échappa et laissa l'empereur plus épris que jamais. Il s'adressa à sa police particulière pour être renseigné sur l'oncle et la nièce, et il apprit que depuis deux ans que l'oncle Baptiste et Clémentine étaient venus s'installer à Vienne, on ne pouvait relever contre eux aucun acte blâmable, et là où ils habitaient, Clémentine passait pour une vertu. Un soir rentrant chez elle, Clémentine trouva son oncle avec le brave homme qui avait pris sa défense au Graben.

Elle rougit jusque dans le blanc des yeux, et montra tout de suite une émotion telle qu'elle dut se soutenir pour ne point tomber.

– Oh ! monsieur, murmura-t-elle, je vous avais dit de ne plus revenir ici !

– Assieds-toi, petite dinde, fit l'oncle, et écoute-moi en silence. Tu es une honnête fille ; j'y ai veillé et j'en réponds. Je crois que tu feras le bonheur de l'homme qui saura t'apprécier. Voici monsieur qui veut goûter à ce bonheur-là. Il ne peut pas t'épouser ; mais, en lui restant fidèle comme une épouse honnête, tu ne perdras pas l'estime de ton vieil oncle. Il faut parler net. Tu n'as pas de dot. Tu ne peux épouser qu'un pauvre employé ou fonctionnaire, avec lequel tu traînerais misère et malheur, et qui ne te permettrait même point de donner une croûte à ton vieil oncle quand il ne pourra plus travailler. Ne vaut-il pas mieux associer loyalement ton sort à celui de monsieur, qui, lui, se charge de ta dot, puisqu'il te donne cent mille florins comme premier établissement, et aussi qui se charge de ton vieil oncle, puisqu'il lui donne à lui, en tout et pour tout, une somme une fois versée de cent cinquante mille florins ! Sur la tête de ta pauvre mère, je les ai bien gagnés !

Quand l'oncle eut fini de parler, Clémentine essaya en vain de prononcer quelques paroles. De rouge qu'elle était, elle devenait plus pâle qu'une morte, et elle se dirigea vers sa chambre en faisant entendre des mots inarticulés mêlés à des sanglots. L'oncle alla s'enfermer avec elle et François à travers la porte, l'entendait tantôt qui la raisonnait, tantôt qui la priait, tantôt qui la grondait et la menaçait. Baptiste réapparut, levant les bras au ciel.

– Il n'y a rien à faire avec une fille pareille ! finit-il par gémir en retombant sur un escabeau. Je l'ai élevée trop honnêtement ; c'est ma faute. Elle m'a dit qu'elle voulait entrer dans un couvent ! Qu'est-ce que je vais devenir ?

– Écoutez ! dit l'empereur, laissez-moi dire deux mots dans le particulier à votre nièce, et peut-être pourrai-je la faire revenir sur une aussi triste résolution !

– Allez-y, mon pauvre monsieur.

L'empereur entra dans la chambre, et bientôt il en sortait avec Clémentine.

– Elle a fini par entendre raison, dit-il, triomphant. Clémentine fera tout ce que je voudrai.

– Et comment avez-vous pu, seigneur mon Dieu ! faire entendre raison à une fille aussi têtue ?

– Clémentine n'est point têtue, mais honnête, reprit François. À la fille honnête, il faut parler honnêtement. Je me suis mis à ses genoux et lui ai dit :

« -- Clémentine, je n'ai d'autre dessein en vous offrant cent mille florins et cent cinquante mille à votre oncle que de vous délivrer de ce vieux crapaud à lunettes vertes qui ne songe qu'à monnayer votre vertu. Quant à moi, vous ne me devez rien ! Et je ne vous demanderai jamais rien, je le jure.

En entendant cela, l'oncle ricana sinistrement et glapit :

– Élevez donc les enfants, donnez-leur donc le travail de vos jours et de vos nuits ! Voilà comme vous êtes récompensé ! Enfin, monsieur, vous êtes un honnête homme... je vous la donne pour le prix convenu !

– Oui, fit l'empereur, qui ne pouvait entendre l'affreux bonhomme sans se sentir le cœur malade, mais c'est à une condition, c'est qu'une fois payé on ne vous verra plus !

– Tu ne veux plus me voir ! s'écria le vieillard. Clémentine, sans force, secoua la tête et pleura...

– Je ne t'ai pourtant fait que du bien ! bougonna l'oncle.

– Monsieur, fit François, nous allons mettre fin à l'instant à cette scène pénible...

En tirant des liasses de billets de banque de sa poche, il en fit deux paquets, et après avoir présenté l'un à l'oncle qui s'en empara avec avidité, il remit l'autre à Clémentine. Mais celle-ci, saisissant les billets avec dégoût, les jeta devant son oncle.

– Adieu, mon oncle ! lui dit-elle, prenez tout cet argent, je ne vous dois plus rien ! Quant à moi, je saurai toujours travailler pour gagner honnêtement ma vie !

– Ô la belle ! Ô la noble enfant ! Il n'en est point de plus digne d'être aimée sur la terre ! Si j'étais roi, je voudrais lui donner ma couronne ! s'écria l'empereur.

Et offrant son bras à Clémentine, il la fit descendre sans plus regarder l'oncle Baptiste qui n'était, lui, occupé qu'à compter ses billets. Ils montèrent dans le premier fiacre qu'ils rencontrèrent. Clémentine sanglotait éperdument. L'empereur laissa passer cette crise nerveuse. Clémentine revint à elle pour embrasser avec reconnaissance les mains de son généreux et désintéressé protecteur. Sur ces entrefaites, le fiacre s'arrêta devant une maison de modeste apparence de Thuberstrasse, dont les fenêtres donnaient sur des jardins. Clémentine était chez elle. Il n'y avait là aucun luxe qui pût l'effaroucher. Tout y était d'une grande simplicité bourgeoise et le domestique tenait tout entier dans un valet et une femme de chambre. Clémentine trouva que c'était encore trop, et elle se reprit à pleurer, disant qu'elle n'avait rien fait pour mériter de pareils cadeaux.

– Justement, c'est parce que vous n'avez rien fait, lui dit l'empereur avec un grand bon sens, que vous pouvez les accepter sans rougir.

– Vous croyez ? demanda la naïve Clémentine. J'en parlerai à mon confesseur.

– Qui est votre confesseur, ma chère enfant ?

Clémentine, sans méfiance, donna l'adresse d'un père jésuite qui se trouva encore par hasard de l'avis de l'empereur à la première confession. Elle dut accepter encore quelques titres de rentes qui lui rendirent tout à fait superflu le travail du magasin. Elle ne savait que deux choses de son aimable protecteur : c'est qu'il était le meilleur des hommes et qu'il s'appelait François comme l'empereur auquel il ressemblait beaucoup. Elle trouvait cependant que l'empereur, qu'elle avait vu deux fois au Prater, avait le nez plus fort et les yeux moins brillants.

François avait le droit de se présenter à toute heure de jour et il était toujours le bienvenu. Ses affaires n'avançaient guère. Clémentine était si naïve qu'elle ne comprenait rien aux allusions discrètes que François se plaisait à faire quelquefois après un bon déjeuner, au bonheur qu'il y a pour deux cœurs à se fondre l'un dans l'autre. Si François avait pris Clémentine dans ses bras, elle aurait sans doute compris, mais François n'osait pas.

Tant est que certain soir, François qui, lui, n'était reçu chez Clémentine que dans le jour, fut bien étonné d'apprendre par les honnêtes soins de sa police particulière que Clémentine recevait chez elle un monsieur, la nuit, et cela avec une certaine assiduité. Il en fut comme foudroyé, et il s'arrangea pour surprendre le couple dans la nuit même. Ce fut une nuit mémorable. Il se trouva en face, dans le petit salon de Clémentine, d'une jeune femme qui bâillait en faisant de la tapisserie, et d'un vieil oncle à lunettes vertes. Sa joie fut telle qu'il oublia l'infamie de l'oncle Baptiste et qu'il tendit la main à ce joli parent. Chose singulière : ce fut l'oncle Baptiste qui lui refusa la sienne.

– Monsieur, lui dit-il, qu'est-ce que vous venez faire chez ma nièce à une pareille heure ? Vous avez toute la journée pour vous ; vous ne pouvez donc pas me laisser la nuit ?

François flanqua cet homme à la porte avec jubilation. Puis il revint auprès de Clémentine, qu'il trouva tout en larmes. Il lui demanda si le départ de son oncle était la cause de ses pleurs. Elle lui répondit que non, et que si elle recevait les visites de l'oncle Baptiste, c'est qu'elle ne pouvait tout à fait consigner sa porte à un homme qui avait soigné sa mère mourante, et qui l'avait, elle, si bien élevée. Elle dit encore que si elle le recevait la nuit, c'était pour que François, qui ne l'aimait point, ne le rencontra pas le jour. Elle ajouta avec un bon sourire qui éclaircit ses larmes que si François préférait que l'oncle Baptiste vint dans le jour, il n'avait, lui, qu'à venir la nuit. L'empereur, à ces paroles, sentit son cœur battre plus vite. Il tendit les bras vers celle qu'il adorait. Elle s'y précipita en rougissant. Et cette nuit-là leurs deux cœurs se fondirent si bien l'un dans l'autre que François ne quitta sa maîtresse qu'au matin.

Quelques mois plus tard, Clémentine, qui était devenue « la bourgeoise », et que l'on appelait dans le quartier Mme Bleichreider gros comme le bras, bien que l'on connût mal M. Bleichreider, qui faisait, paraît-il, profession de colonel, quelques mois plus tard, disons-nous, Clémentine quittait la modeste installation de Thuberstrasse, pour la somptueuse demeure d'Annagasse. Entre temps elle avait appris que son amant, qui ressemblait tant à l'empereur, était l'empereur lui-même. Et comme l'empereur avait jugé bon de lui faire part d'une aussi surprenante nouvelle le jour même où elle lui avait appris, elle, qu'elle avait senti remuer « le fruit de leurs entrailles », elle jugea que c'étaient là trop d'émotions à la fois et se trouva mal.

Mais elle s'était remise depuis. Le petit Édouard était un mignon et orgueilleux enfant ! L'empereur était fier de son fils, et l'oncle Baptiste, qu'on était bien obligé de supporter quelquefois, aimait tellement à embrasser le petit Édouard qu'on le surprenait à le mordre, ce qui naturellement expliquait l'aversion de cet enfant pour un parent dont l'affection se traduisait par des manifestations aussi cruelles.

VII -- COMMENT MYRRHA ÉTAIT DEVENUE AVEUGLE

Nous avons laissé Rynaldo et Régina au milieu d'une conversation des plus hostiles. Rynaldo déclarait à Régina qu'il tuerait son fiancé, Karl le Rouge ! Elle lui dit, railleuse :

– Comment le tuerais-tu, mon petit ? Avant que tu eusses trouvé le temps de le tuer tantôt, dans la bibliothèque, tu aurais eu dix gardes sur toi, sans compter qu'à lui tout seul il est plus fort que toi et qu'il t'aurait brisé en un tour de main ! Heureusement que j'étais là, mon petit, moi, la Ruse, avec mes histoires de Dame Blanche, et que je t'ai donné le temps de t'enfuir. Et puis, un renseignement, mon petit... Depuis quelques jours, il porte une cotte de mailles à l'abri du poignard et de la balle !

Rynaldo leva enfin son sombre regard sur ce jeune corps étendu là, devant lui, précieux, souple, ardent, et il frémit.

– Tu as raison, dit-il, princesse Régina, de me traiter comme un valet sans importance. Car tu n'as rien à craindre ni à espérer de moi tant que je ne l'aurai pas tué !

– Enfin, pourquoi veux-tu le tuer ? Parce qu'il m'a embrassée ? Mais c'est son droit ! Il sera mon mari !

– Je pourrais te dire, reprit la voix mauvaise et sourde de Rynaldo, que je veux le tuer, en effet, à cause des caresses qu'il te fait et qui me font mal, parce que tu ressembles tellement à ma fiancée Stella que j'imagine que c'est elle qui les reçoit... et qui les rend. Mais je ne te dirai point cela parce que je n'ai pas le temps de t'expliquer combien la fantaisie de la Reine du Sabbat, qui veut être à la fois Stella et Régina, me fait atrocement souffrir ! Tais-toi, à ton tour, je ne te demande rien ! Garde ton secret ! Stella ou Régina, peu m'importe ! Il ne s'agit plus de jouer la comédie. Il s'agit de tuer ! Mais sache enfin que si je veux tuer Karl le Rouge, ce n'est point par amour pour toi, mais bien, je le jure, à cause de Myrrha !

– Myrrha ? interrogea la princesse étonnée.

Rynaldo eut un sourire affreusement triste :

– Je vais vous conter une horrible histoire... Figurez-vous, princesse Régina, que cette histoire-là, j'avais cru que vous la connaissiez ! Oui... le soin avec lequel vous m'avez introduit au palais, les précautions personnelles que vous avez prises pour me rapprocher de cet homme... et même la tendresse avec laquelle, tantôt, vous lui caressiez la barbe qui cache la cicatrice... tout cela a pu me faire croire un instant que la princesse Régina, qui est si intime avec ma fiancée Stella, et qui lui ressemble si étrangement, connaissait cette affreuse histoire, et avait pour desseins de m'aider à tenir mes serments ! Mais je vois bien, reprit avec amertume Rynaldo qui, un instant, avait en vain attendu une parole de la princesse, que vous ignorez tout à fait cette histoire ! Madame, écoutez-moi.

« ... C'était à Trieste. Ma sœur donnait alors de merveilleuses représentations au cirque, et elle accomplissait, sur un jeune cheval nommé Darius, de tels exploits, qu'on la venait voir de cent lieues à la ronde. Une bande de jeunes gens qui voyageaient incognito, pour leur plaisir, se dérangèrent de leur route et vinrent à Trieste, sur le bruit de sa réputation d'écuyère. Quelques-uns de ces jeunes gens avaient à peine dépassé la vingtième année et se croyaient tout permis. Nous habitions alors, ma sœur et moi, une petite villa le long de la mer, la villa San Lorenzo, tout au bout du passagio di San-Andrea. Nous étions là fort tranquilles et tout à fait isolés, trop isolés. Un petit bosquet nous séparait d'une autre villa, la villa Maria, qui avait été fermée toute la saison et qui s'ouvrit justement pour loger cette bande de fous. Myrrha fut naturellement très peinée de ce voisinage et elle me recommandait bien d'être prudent plus que jamais dans mes jeux, et de n'entamer aucune conversation avec nos voisins. On ne connaissait rien d'eux, sinon qu'ils avaient loué la maison d'à côté sous le nom de Hackler, qui est celui d'un de nos plus célèbres bourreaux, et qu'ils vivaient en grands seigneurs. Ils avaient aussi avec eux un domestique, un seul : il s'appelait Stefano. C'était un colosse. J'avais à cette époque douze ans. Je montais un petit poney avec lequel je me plaisais à faire de longues courses sur le rivage, pendant que Myrrha était au cirque ou travaillait au manège. Un soir, j'avais tellement fatigué mon petit cheval qu'il avait peine à me porter jusque chez nous. Pour rentrer à notre villa, il me fallait passer devant la villa Maria. Le colosse m'avait vu, il vint à moi en souriant et me dit que lorsqu'on venait de la promenade avec un cheval aussi fatigué, on ne se faisait point porter par le cheval.

« -- Qu'est-ce qu'on fait alors ?

« -- On descend de cheval.

« -- Et puis ? dis-je après être descendu.

« -- Et puis on le porte.

« -- Eh bien, portez-le ! fis-je.

« En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, il s'était glissé sous la bête et l'avait hissée sur ses épaules. Il se releva, lui tenant les deux sabots de devant, et nous montâmes ainsi à la maison, en parlant de choses et d'autres. Ce colosse m'avait tout à fait séduit. C'était du reste un très brave homme, et malgré les observations de Myrrha, je me plaisais dans sa compagnie. Je l'aimais bien. Un jour que je revenais encore de la promenade avec mon poney, il vint à nouveau au-devant de moi et me dit :

« -- Tu te tiens bien à cheval, Rynaldo. Un cheval qui se cabre ne te fait pas peur ?

« -- Ni un cheval qui rue, répondis-je. Je n'ai jamais été jeté à terre.

« -- Eh bien, tiens-toi comme si tu étais sur un cheval qui se cabre ; soulève-toi un peu sur les étriers et incline-toi sur l'encolure.

« Pendant qu'il disait cela, il s'était glissé encore sous le poney, la tête entre les deux jambes de devant, et lui prenant, comme l'autre fois, les sabots de devant par-dessus ses épaules, il le souleva de terre et moi avec ! J'en étais tellement étonné que je ne trouvai pas un mot pour exprimer mon admiration. Il fit ainsi, avec ce prodigieux fardeau, plus de cinquante mètres, puis il nous déposa sur le sol.

« -- Tu vois, fit-il, je n'ai même pas une goutte de sueur. Eh bien, j'en ferais autant avec le cheval Darius et la divine Myrrha. (Sur les affiches, on mettait toujours la divine Myrrha.) Ça ferait un beau numéro de cirque ! Et j'aimerais mieux ça que d'être domestique chez des maîtres que je n'aime pas.

« Je ne savais que répondre à une pareille proposition. Je lui dis :

« -- J'en parlerai à ma sœur.

« Mais je ne dis rien de cela à Myrrha, parce qu'elle aurait appris que j'entretenais des relations avec les gens de la villa d'à côté, ce qu'elle m'avait défendu.

« On ne voyait guère les maîtres de Stefano. Le jour, ils dormaient, se reposant des plaisirs de la nuit. Et la nuit, ils couraient les cabarets de la ville. Généralement, leur rentrée à la villa, vers l'aurore, était assez bruyante : quelquefois elle nous réveillait. On entendait presque toujours alors de grands éclats de rire de femmes.

« Une nuit, je fus réveillé en sursaut par un grand cri, et ce cri m'épouvanta d'autant plus que j'avais cru reconnaître la voix de Myrrha. Je courus à sa chambre. Elle n'y était pas. J'allai réveiller notre vieille bonne Katharine, qui me calma en me disant qu'il n'était que minuit, et que Myrrha, se trouvant encore au cirque à cette heure, ne pouvait être rentrée à la villa. Jamais elle ne rentrait avant une heure du matin, et même quelquefois quand elle soupait pas avant deux heures.

« Je résolus d'attendre Myrrha, mais je m'endormis bientôt d'un sommeil de plomb. Cependant, trois heures plus tard, je me réveillai en sursaut, tout remué encore par le souvenir de la nuit, et une fois encore je courus à la chambre de Myrrha. Myrrha n'était pas rentrée ! J'appelai Katharine. Nous nous regardâmes épouvantés !

« -- Ah ! mon enfant... il sera arrivé malheur à Mademoiselle ! s'écria la vieille femme... Elle en avait le pressentiment, en s'en allant au cirque, hier soir. Elle a dit : « Katharine, vous prierez pour moi. » Et elle a pris son petit couteau de Valachie !

« Je laissai la vieille Katharine désespérée et, malgré ses cris, je sortis en courant de chez nous. Où allais-je ? Je n'aurais pu le dire... mais le cri de la nuit me poursuivait...

« Je courus à la villa voisine, à la villa Maria, avec, dans le cœur, un affreux pressentiment... Il faisait une belle nuit claire, pleine d'étoiles... Aussitôt arrivé devant la villa, je fus étonné de trouver la porte du jardin grande ouverte, à cette heure... J'appelai Stefano ! mais il ne répondit pas. Je courus à la petite loge du concierge, qui habitait auprès de la grille... elle était vide... Chose singulière, la porte de la villa elle-même était ouverte ! Et je ne voyais toujours personne ! On eût dit la villa abandonnée... pas une lumière aux fenêtres ! mais pourquoi abandonnée, portes ouvertes ?

« Quelque chose de terrible et d'obscur me disait qu'il ne fallait point aller plus loin, et que ce que je cherchais, j'allais le trouver là !

J'étais sûr que Myrrha était là ! Je l'appelai. Je l'appelais sans bouger, car déjà je ne pouvais plus bouger... Je criais : « Myrrha ! Myrrha ! » Et tout à coup, comme si elle n'avait attendu que mon appel, Myrrha m'apparut, tout là-bas, au fond du jardin, sur le haut des marches de la villa, dans l'encadrement de la porte ouverte...

« Elle était debout, s'appuyant à cette porte, la tâtant, la palpant de gestes incompréhensibles... Et comme, dans un grand gémissement et dans un grand espoir, je criais encore : « Myrrha ! » son geste se détacha dans la nuit rayonnante... alla sur moi, sa main me fit signe de me taire, m'ordonna le silence ! Je restai à la place que j'occupais, au milieu de l'allée. Et ma bouche, entr'ouverte, ne cria plus.

« Mais l'horreur où j'étais grandit encore, et mes cheveux se dressèrent sur ma tête en apercevant Myrrha faire les gestes calmes de la folie... du moins, je pouvais croire que c'étaient ces gestes-là... Elle : descendait les marches de l'escalier maintenant... les yeux grands ouverts et fixes... je ne lui avais jamais vu une pareille expression dans le regard, ses yeux immobiles me regardaient et cependant ne semblaient point me voir... Myrrha, en dépit de l'admirable clarté de cette belle nuit, descendit l'escalier en titubant... et les mains tendues, tâtonnant autour d'elle comme si elle cherchait un appui... Ah ! que j'ai eu peur !

« Elle ne disait rien, ne m'appelait pas... Son geste, de temps en temps, recommençait son ordre de silence... À petits pas, elle arrivait, les bras dressés horizontalement maintenant, puis elle les porta en avant... en avant... Elle approcha encore... les bras en avant... et tout d'un coup elle me toucha... me saisit, m'étreignit... m'enferma avec ses bras sur sa poitrine glacée... Oui, elle était froide comme un marbre... comme un cadavre... Ses mains seules, qui me serraient, étaient vivantes, et ses yeux me fixaient toujours... mais je ne retrouvais plus leur regard... Où était le regard des yeux de Myrrha ? où était-il ? Je me pris à sangloter et à trembler effroyablement de peur... J'avais retrouvé Myrrha, et cependant il me semblait que ce n'était pas elle... Et j'avais plus peur, maintenant qu'elle était là contre moi, que tout à l'heure lorsque je la cherchais... Je balbutiais des phrases d'angoisse et de pitié. Alors elle me parla pour la première fois depuis son apparition.

« -- Tais-toi ! me dit-elle d'une voix très calme, mais qui me fit peur, elle aussi. Donne-moi tes lèvres que je t'embrasse, et va voir sur le chemin s'il ne passe personne...

« J'allai voir sur le chemin... Il était tout à fait désert... Je retournai à la grille de cette villa maudite et je dis à Myrrha : « Viens ! Il n'y a personne sur le chemin ! »

« -- Non ! Toi, viens me chercher, dit-elle...

« -- C'est drôle, pensai-je, je ne la reconnais plus... Pourquoi ne vient-elle pas ?

« Mais j'allai la chercher ainsi qu'elle le désirait.

« -- Prends-moi sous le bras, fit-elle. Là, comme cela... et conduis-moi à la maison... et si nous rencontrons quelqu'un en route... ne parle à personne...

« Je lui donnai mon bras, nous sortîmes de la villa et suivîmes le chemin qui longe la mer, pour rentrer chez nous...

« -- Je suis un peu faible... Rynaldo... Soutiens-moi... soutiens-moi bien... conduis-moi bien !

« Nous trouvâmes, en rentrant chez nous, Katharine dans une grande inquiétude. Mais enfin je rentrais avec Mademoiselle... Tout était pour le mieux, n'est-ce pas ? Elle voulut poser des questions, car elle ne reconnaissait plus Mademoiselle... Mais Myrrha la fit taire, elle aussi, et lui ordonna d'aller se coucher. Alors je conduisis Myrrha dans sa chambre. Elle me quitta le bras alors, et s'en fut, les mains tendues au balcon. Je l'y suivis, littéralement fou d'épouvante, ne comprenant rien à ce qui se passait. Le balcon donnait sur la mer. Myrrha poussa un profond soupir.

« -- Rynaldo, fit-elle, dis-moi si la nuit est belle ?

« -- Pourquoi me demandes-tu cela ? Jamais elle n'a été aussi belle ! Jamais la mer n'a été d'un argent plus pur, les étoiles plus éclatantes !

« -- Il y a beaucoup d'étoiles, Rynaldo ?

« -- Beaucoup, Myrrha !

« -- C'est alors qu'elle poussa un grand cri déchirant, qui me rappela le cri de la nuit, le cri qui m'avait réveillé. Je me précipitai sur elle ; elle était tombée en travers sur le balcon, devant la mer d'argent, devant le ciel étoile, et elle me prit sur son cœur, en criant avec des sanglots affreux :

« -- Je ne verrai plus jamais les étoiles ! Rynaldo ! jamais les étoiles ! jamais ! les étoiles ! les étoiles !

« J'écartai brusquement son visage tout mouillé de larmes et je la regardai tout à coup avec une terrible attention !

« -- Myrrha ! Myrrha ! tes yeux ! tes yeux !

« -- Les étoiles ! je ne verrai plus jamais les étoiles !

« -- Qu'est-ce qu'on a fait à tes yeux, Myrrha ? Qu'est-ce qu'on a fait de tes yeux ?

« -- Les étoiles !

« Je poussai à mon tour une clameur désespérée, car j'avais compris l'horrible chose ! Myrrha était aveugle !

« Nous passâmes toute cette nuit-là à pleurer dans les bras l'un de l'autre ! Oh ! cette nuit ! Stella, ma fiancée, ma reine, mon amour ! J'en avais enfermé le souvenir au plus profond de mon cœur... et voilà que j'ai ouvert mon cœur pour toi ! Regarde dans mon cœur, et tu y trouveras tout l'affreux secret de Rynaldo et de Myrrha !

« Au matin, elle s'endormit... et puis elle se réveilla... moi, je n'avais pas dormi, certes ! et j'attendais ce premier réveil qui devait venir la trouver sans lumière ! J'avais prévu une douleur immense. Il n'en fut rien, rien ! Elle m'attira contre elle et me dit :

« -- Tu es désormais mon petit frère protecteur... tu seras les yeux de Myrrha ! Si Dieu le veut !

« Je compris à cette dernière parole qu'elle avait encore un espoir... En effet, on fit venir un docteur, un illustre spécialiste de Trieste. Ils s'étaient enfermés tous deux. Quand l'illustre spécialiste sortit de la chambre, il pleurait et s'en alla sans répondre à mes questions. Je retournai aussitôt auprès de ma sœur. Elle était de plus en plus calme.

« -- Rynaldo, cette fois, c'est bien entendu : tout est fini ! Je suis aveugle pour toujours ! me dit-elle.

« Je me jetai à ses pieds et je la suppliai de me dire toute la vérité. Je lui jurai que je n'étais plus un petit enfant et que je saurais écouter et me conduire comme un homme ! Elle m'embrassa, mais elle ne voulait pas encore parler, disant qu'avant de songer à autre chose il fallait gagner de l'argent ; que nous n'avions aucune avance, et que si elle ne remplissait pas les clauses de son traité, nous serions du jour au lendemain dénués de tout ! Aussi avait-elle résolu que l'on garderait le plus grand secret, et qu'elle paraîtrait au cirque tant que ce serait possible... Elle avait le plus grand espoir en Darius !

« Mais tout cela... tout cela qu'elle me disait là... ce n'était pas ce que je voulais entendre... Je la pressai presque avec colère de me dire tout le secret de la nuit où elle avait poussé le cri terrible... J'avais hâte de savoir ! Je ne pouvais plus attendre ! qu'attendait-elle ? qu'attendait-elle ? Elle dut bien me l'avouer... Elle attendait que je devinsse un homme... On est un homme chez nous à seize ans, et je n'en avais que douze. Aussi, je ne lui répondis pas tout d'abord, mais je m'absentai un instant et je revins avec un objet que je lui fis toucher.

« -- Qu'est-ce que cela ? fit-elle en retirant sa main avec horreur.

« Cela, lui dis-je, c'est le couteau de Valachie !

« Sans rien lui dire, j'étais retourné à la villa « Maria » et j'y avais trouvé toutes choses dans un singulier désordre... un salon aux meubles renversés... une table couverte de flacons, une nappe rouge de sang ! Et sur les dalles de la cuisine, le couteau de Valachie !

« -- Où as-tu trouvé le couteau de Valachie ? demanda-t-elle encore toute tremblante.

« -- À la villa « Maria », sur les dalles de la cuisine. Mais il y avait du sang sur la nappe de la salle à manger ! Si tu ne me dis pas tout, tout de suite, fis-je d'une voix bien posée, je me crève les yeux avec le couteau de Valachie !

« Et je prononçai, toujours bien tranquillement, le plus terrible serment. Alors son pauvre visage se transforma. Je réussis, en quelques mots, de lui faire entrevoir le seul bonheur qu'elle espérait désormais sur la terre, le plus grand des bonheurs, celui qui passe, Stella, celui qui passe même avant le bonheur de l'amour... le bonheur de la vengeance !

« -- Tu vas tout savoir, enfant ! s'écria-t-elle en me serrant dans ses bras frémissants, et tu me vengeras comme un homme ! Ecoute, Rynaldo, sais-tu ce que c'est que l'honneur d'une femme ?

« On n'est point cigain sans savoir, à douze ans, ce que c'est que l'honneur d'une femme, et si je ne l'avais pas su, Myrrha n'eût pas hésité à me l'enseigner. Il ne pouvait plus être question de pudeur dans le moment où nous étions bien résolus à nous venger tout de suite. Et elle me dit qu'elle n'avait plus d'honneur, ce qui, au moins, était aussi terrible que de n'avoir plus de regard. Et voici ce qu'elle me raconta :

« Dès les premiers jours qu'ils étaient arrivés à Trieste, les jeunes gens de la villa Maria s'étaient rendus aux représentations du cirque et avaient fait un gros succès à la divine Myrrha et à son cheval sauteur Darius. L'un d'eux se faisait particulièrement remarquer par son enthousiasme et il paraissait le chef de la bande. Tous les soirs, il louait une loge, et quand ma sœur, après ses exercices, venait saluer le public, il jetait lui-même sur la piste les monceaux de fleurs dont la loge était pleine. Cela avait fini par causer un léger scandale, à cause de la jalousie de la directrice du cirque, qui, elle aussi, montait en haute école.

« Le directeur fit savoir un soir à ma sœur, comme elle était prête à entrer sur la piste avec Darius, qu'elle eût à montrer plus de discrétion dans ses triomphes, et à avertir son ami et tous les amis de son ami de cesser un scandale qui finirait par leur faire fermer les portes du cirque. Myrrha comprit que la directrice avait fait croire à son mari que « l'ami » était l'amant de Myrrha, et que l'étalage de cette aventure, en pleine représentation, pouvait porter préjudice à son établissement.

« Myrrha haussa les épaules et entra dans le cirque. La veille, elle avait reçu une lettre signée Hackler, lui proposant un des plus brillants marchés d'amour qui se fussent passés dans les écuries d'un cirque. Ce n'était pas la première fois qu'elle recevait de ces billets-là. Elle n'y répondait jamais. Elle avait donc laissé celui-ci sans réponse, comme les autres. Ce soir-là, Darius et Myrrha furent particulièrement applaudis ; mais au moment où il fallut venir saluer le public, ce ne furent point des fleurs que Myrrha reçut, ce furent des bijoux, des perles, des diamants, que l'autre, du haut de sa loge, lui lançait à pleines mains. On ne se rendit point compte d'abord de ce qui se passait. Il fallut pour cela que les clowns, qui venaient d'envahir la piste, se missent à ramasser ces étranges projectiles, et les ayant reconnus, eussent exprimé plus ou moins drôlement leur admiration pour le généreux « ami », accompagnée d'extravagantes plaisanteries pour ma sœur, pour que le public comprit tout à fait.

« Myrrha aussi avait compris. Elle devint plus pâle qu'une morte, pendant que de toutes parts, autour d'elle, des huées s'élevaient. Quand elle revint saluer, elle était à pied. Elle sortit à petits pas, poursuivie par les injures. Les cris du cirque n'étaient pas encore apaisés que l'on vit réapparaître sur la piste, Myrrha, sur Darius. Tant d'audace aurait pu mettre au comble la fureur du public ; mais sans doute celui-ci eut-il la sensation que quelque chose de très grave allait se passer, car le silence le plus absolu remplaça immédiatement le tumulte. Myrrha fit signe de la main au chef d'orchestre de jouer... Les musiciens firent aussitôt entendre un air, dont l'harmonie réglait les pas dansants de Darius... Et c'est ainsi que Darius refit le tour de la piste, comme s'il recommençait un de ses exercices quotidiens. En faisant le tour de cette piste, il passa devant la loge dans laquelle se trouvait l'admirateur de Myrrha.

« Quand elle fut devant la loge, Myrrha n'eut qu'à allonger le bras armé de sa cravache, mais elle l'allongea à toute vitesse, et elle cravacha la figure de l'imbécile qui lui souriait, avec le geste dont un soldat l'eût sabré ! Aussitôt le cirque croula sous un tonnerre d'applaudissements, et les jeunes gens durent vider la loge en tumulte. Ils s'enfuirent sous les pires clameurs. Quand elle fut rentrée aux écuries, le directeur était là et la directrice aussi. Ils la félicitèrent.

« -- C'est bien, ce que vous avez fait là, ma petite, lui dirent-ils, mais tenez-vous sur vos gardes, car un coup de cravache, ça ne s'oublie pas facilement. Maintenant voilà les bijoux que cet idiot vous a jetés. Je les ai fait ramasser. Il y en a pour plus de cinquante mille florins.

« -- Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse ? répondit Myrrha avec hauteur.

« -- Vous êtes une honnête fille, lui dit le directeur, et vous ne pouvez, en effet, après un pareil scandale, garder ces bijoux. Savez-vous ce que je ferais, moi, si j'étais à votre place ? Je les donnerais à ma directrice !

« -- Qu'elle les prenne donc ! dit Myrrha.

« Et elle courut s'enfermer dans sa loge, sans écouter leurs remerciements. Les paroles du directeur la faisaient réfléchir. Elle résolut d'être prudente, d'envoyer chercher une voiture, dont elle connaissait bien le cocher, et de se faire reconduire directement chez elle, ce soir-là, sans souper, comme elle en avait l'habitude.

« Le lendemain, encore sous le coup des événements de la veille, elle se rendit au cirque, avec de méchants pressentiments. Avant de partir, elle avait dit à notre vieille servante de prier pour elle, et elle avait glissé dans son corsage un poignard de Valachie.

« La représentation se passa sans incident. La bande de jeunes gens fous ne parut pas au cirque. On sut qu'ils étaient allés ce soir-là entendre au Grand-Théâtre la troupe française qui jouait Michel Strogoff. Encore ce soir-là elle voulut rentrer directement à la villa ; mais son cocher ordinaire n'était pas là, et elle dut prendre la seule voiture libre qu'elle trouva à la porte du cirque. Elle donna au cocher l'adresse, et celui-ci la mena à grande allure. Myrrha ne pouvait avoir aucune méfiance, et quand la voiture s'arrêta, elle sauta à terre, croyant être arrivée chez elle.

« Elle poussa tout de suite un cri, car elle ne reconnut point notre villa. Elle était devant la villa « Maria » à l'intérieur du jardin dont la grille s'était refermée, et elle fut tout de suite entourée d'une demi-douzaine de jeunes gens qui la portèrent dans un salon malgré sa défense désespérée. Là, toutes portes closes, on la laissa libre. Elle avait devant elle l'homme de la loge, l'homme aux bijoux. Il lui souriait.

« -- Oui, mademoiselle, c'est bien moi ! Je suis facilement reconnaissable.

« Et il lui montrait sur la joue la marque bleue du coup de cravache de la veille. Elle lui répondit qu'il avait agi la veille comme un lâche et qu'il se conduisait ce soir comme un bandit de grand chemin. Elle le mit en demeure de lui rendre la liberté sur-le-champ. L'autre, impassible, répondit qu'il voulait être payé de son coup de cravache et qu'il en jugerait le prix suffisant si elle lui faisait l'honneur de s'asseoir à sa table. Il lui dit encore qu'il ne lui voulait que du bien, et qu'il la laisserait partir après le souper ; que, du reste, ils devaient lui et ses amis, quitter Trieste le lendemain et qu'ils ne voulaient point y laisser un mauvais souvenir. Il reconnaissait s'être conduit avec bien peu d'à-propos et s'être tout à fait trompé sur le compte de la vertu de Myrrha, qui était admirable. Si Myrrha voulait bien souper avec eux, il penserait qu'elle lui avait pardonné. Ma sœur se demandait s'il était sincère. Enfin, comme on ne lui laissait pas le choix de s'en aller, et qu'elle se trouvait à leur disposition, elle les crut ou fit semblant de les croire.

« -- Eh bien ! soupons, monsieur, fit-elle... mais soupons vite ! Car je suis très fatiguée !

« Le souper était tout servi. Ils s'assirent aussitôt, et Myrrha se trouva à côté de celui qui avait reçu le coup de cravache, que chacun traitait avec une certaine déférence, et qui se faisait appeler « Hackler ! mon cher Hackler... mon cher petit bourreau... » Les jeunes gens se montrèrent fort aimables, et levèrent souvent leurs verres à la santé de Myrrha, qui se demandait avec une angoisse grandissante quand arriverait la fin de cette comédie. Cela ne devait pas tarder, et l'on cessa bientôt de rire.

« Le service était fait par les jeunes gens eux-mêmes. Aucun domestique ne paraissait à table. Tout à coup, après avoir vidé un grand verre d'eau-de-vie russe, Hackler, qui s'était jusque-là conduit avec une grande politesse, se retourna brusquement du côté de Myrrha et lui imposa un baiser sur la bouche. Aussitôt, il poussa un hurlement et bondit en arrière, pendant qu'il agitait une main mutilée et faisait tomber sur les convives une véritable pluie de sang.

« Myrrha avait tiré sournoisement son poignard de son corsage, pendant que l'autre, comme une brute, lui mordait les lèvres, et de toutes ses forces elle le lui avait enfoncé dans la poitrine.

« Par un miracle, ce fut la main du misérable qui fut atteinte. Il avait perçu vaguement le geste de Myrrha, et sa main était allée à la recherche de celles de sa victime ; elle avait rencontré le fer. Le coup avait été porté si rudement que le petit doigt avait été tranché net ; il pendait maintenant, comme un objet inerte, à cette main dont le sang continuait de gicler avec violence. Des cris furieux retentirent. On se rua sur Myrrha, on la renversa sur la table, on la désarma en lui tordant le poignet ; l'un des misérables, qu'elle ne pouvait point voir, la secouait par derrière, avec sa chevelure qu'il lui tirait à pleines mains.

« Myrrha ne disait pas un mot, ne faisait pas entendre une plainte. Toute sa vie s'était réfugiée dans son regard qui fixait le bandit à la main mutilée. Les autres, tout en maltraitant atrocement la jeune fille, plaignaient l'homme, l'encourageaient, l'appelaient « leur pauvre petit bourreau chéri ». L'autre ne répondait pas. Il devait souffrir atrocement. Il avait jeté du sel sur sa plaie et, aidé d'un ami, il se bandait fortement la main. Celle-ci disparut dans une serviette qui lui fit bientôt un énorme poing rouge. Il grinçait des dents. Son regard rencontra celui de Myrrha. Il était si chargé de haine que Myrrha crut qu'il allait la tuer sur-le-champ... Ce fut pis. Voici ce qui arriva :

« Un moment, les cris de ces gens, le tumulte, la rage, tout cessa. On venait d'entendre remuer dans la villa. Il y avait des pas dans le vestibule. Myrrha crut à un secours inespéré et parvint à appeler. Mais ils lui enveloppèrent aussitôt la tête dans un pan de la nappe et la serrèrent là-dedans à l'étouffer.

« Qui était dans la villa ? Qui ? Pas un n'osait bouger. On avait dû entendre l'appel de Myrrha, car la porte de la salle s'ouvrit tout doucement, et aussitôt ils crièrent tous : « Stefano ! » C'était le colosse qui rentrait de la ville. Myrrha l'entendit qui bredouillait des excuses... et puis, il se tut... Il devait être naturellement stupéfait du spectacle qu'il trouvait en rentrant... Ce sang... cette main entourée d'un torchon sanglant... ces meubles renversés... et cette table, sur laquelle cinq bandits, ses maîtres, maintenaient une femme sur la tête de laquelle on avait relevé la nappe. C'est alors que le chef de la bande parla. Il lui dit de sa voix la plus douce :

« -- Tu as encore fait la noce, cette nuit, Stefano ?

« -- Oh ! maître, répondit Stefano avec un gros rire -- car il voyait bien que son maître n'était point fâché contre lui, malgré qu'il fût, en effet, un peu ivre -- j'ai bu quelques verres de takija à la « Ferdinandea », avec le portier, à qui j'ai tenu compagnie, et qui est un véritable ami à moi...

« -- Qu'est-ce que tu regardes ? lui demanda l'autre. Tu regardes la demoiselle ?

« -- Oui, fit-il en riant toujours. Je ne vois pas sa figure, mais elle a de bien belles jambes...

« Myrrha, qui se raidissait dans un effort suprême, retomba sur la table, vaincue. La malheureuse commençait à comprendre le sort qui l'attendait et elle suppliait de toute son agonie :

« -- Tuez-moi ! Tuez-moi !

« Seulement, comme on lui enfonçait la nappe dans la bouche, on ne l'entendait point.

« -- Oui ! oui ! ricanait l'autre... sûr... elle a de jolies jambes ! Elle a même de plus belles jambes que celle de l'autre soir, qui dansait si bien. Est-ce qu'elle va danser ?

« -- Elle va danser avec toi, fit l'autre, sinistre, et une danse qui te fera joliment plaisir !

« -- Pourquoi ne danse-t-elle pas avec vous, maître ?

« -- Elle ne veut pas ! Tu vois, j'ai voulu danser avec elle, et elle m'a mordu ! Regarde comme ma main saigne ! Elle ne veut danser qu'avec toi ! Stefano, voilà une belle femme ! Je te la donne ! Fais-en ce que tu voudras ! Et tout de suite, pendant que nous la tenons, parce que tu sais, quand nous l'aurons lâchée, il sera trop tard ! Elle mord ! À ta santé, Stefano ! à tes noces ! Tu as bu du takija croate ! Ça ne vaut pas la vodka de la Neva ! Tiens, bois !

« L'homme but le verre qu'on lui tendait et ne rit plus. Tous se turent et Myrrha, à laquelle était accrochée cette grappe d'hommes, fut jetée et maintenue par terre. En même temps, ils avaient entraîné la nappe, qui lui entourait la figure, et il y eut un grand bruit de vaisselle brisée... Puis, il y eut un silence terrible et, quand on entendit à nouveau le rire du colosse, le crime était consommé !

« -- Et maintenant, Stefano, voici de l'or, va-t-en, quitte le pays ! Cette nuit même ! Qu'on n'entende plus parler de toi ! Cela vaudra mieux pour toi.

« Il y eut un tintement de pièces d'or, et puis encore le rire satisfait de Stefano, et le colosse s'en alla. Myrrha qui, pendant son supplice, avait prié la Vierge de la Porte-de-Fer pour qu'elle permit qu'elle ne s'évanouît point, Myrrha entendit les planchers craquer sous ses pas énormes...

« -- Maintenant, fit le maître, vous pouvez la laisser respirer.

« La bouche libérée ils crurent que Myrrha allait les injurier, mais elle resta muette.

« -- Comment ça va, ma petite ? Tu ne dois pas être mécontente de moi ? Tu vois que je suis un galant homme. Te voilà déshonorée, mais à cause de ma délicatesse, mon domestique ignore à qui il a eu affaire. Il ne pourra donc raconter sa bonne fortune à personne, et toi, tu pourras encore trouver un mari, ce que je te souhaite.

« Ils l'avaient laissée se relever. Elle ne disait rien, mais elle ne regardait que lui. Elle l'examinait avec une ardeur si effrayante, elle le fixait avec une âpreté si farouche qu'il ne put s'empêcher de détourner la tête.

« -- Tu peux tourner la tête, maintenant, lui dit-elle, je te reconnaîtrai. Ton domestique ignore à qui il a eu affaire, mais moi, je te jure, « mon petit bourreau chéri », que je saurai qui tu es ! Et partout où tu iras, je te trouverai, je t'avertis. Prie Dieu !

« Il frissonna. Et tous frissonnèrent. Et elle les regarda à tour de rôle de façon si sauvage qu'ils comprirent que cette petite affaire ne se terminerait point à l'amiable.

« -- Et quand tu m'auras trouvé, demanda Hackler, qu'est-ce que tu feras ?

« -- Je te ferai mourir, comme on n'est pas mort depuis longtemps ! Si tu ne sais pas ce que c'est qu'une cigaine, mon petit bourreau chéri, ta mort de l'apprendra.

« -- Tu es donc cigaine, Myrrha ? demanda l'autre en regardant son poing rouge. J'aurais dû m'en douter, à la manière dont tu te sers du couteau de Valachie !

« -- Tu aurais dû t'en douter plus tôt, bien plus tôt ! Partout où il y a un cigain, je te retrouverai, et tu sais qu'il y a des cigains sur toute la terre !

« Elle parlait avec tant de froide assurance que tous, en l'écoutant, virent, derrière ses paroles, leur condamnation. Elle ajouta en les regardant tous :

« -- Nous nous reverrons tous, messieurs !

« Ils firent entendre de menaçants murmures :

« -- Hackler ! Hackler ! c'est une cigaine ! Elle fera comme elle le dit ! Elle nous fera tuer comme des chiens !

« Il y eut dans les coins de brefs colloques, et puis, la laissant sous la garde de deux de ses amis, Hackler et les trois autres se retirèrent dans une autre pièce, pour délibérer... Cinq minutes plus tard, un émissaire d'Hackler revint dans la salle. Il demanda à Myrrha :

« -- Quelle somme veux-tu pour qu'on n'entende plus parler de toi ? On te donnera jusqu'à cinquante mille florins. Hackler t'avait acheté cinquante mille florins de bijoux pour que tu devinsses sa maîtresse. Il t'en donne cinquante mille pour ne plus te revoir. C'est entendu ? Les cigains aiment l'or. Tu seras la plus riche des cigaines.

« Et comme elle se taisait, il lui dit :

« -- Veux-tu davantage ?

« Alors elle lui cracha à la figure. L'autre s'enfuit, plus que jamais effrayé, en s'essuyant. Une demi-heure s'écoula, et l'émissaire revint. Mais il se tint assez éloigné d'elle pour éviter un nouvel outrage. Il transmit l'ordre ses deux acolytes de conduire Myrrha dans la cuisine de la villa. Cette cuisine était une pièce assez vaste, dont la fenêtre ouverte donnait directement sur la mer. Ce fut la dernière fois que Myrrha vit la mer. Elle en a encore une vision éblouissante. Sous cette nuit étoilée un vaisseau de plaisance, tout blanc, glissait au loin. Mais pourquoi avait-on amené Myrrha dans cette cuisine, et pourquoi tous ses bourreaux s'y trouvaient réunis autour d'elle ?

« Elle vit leur chef qui se tenait debout devant un ardent fourneau à gaz, qui sifflait toutes ses flammes. Hackler ricanait. Il disait :

« -- Nous verrons bien si Michel Strogoff, c'est de la blague !

« Et disant cela, il retournait de sa main droite, sur les flammes, le couteau de Valachie, qui lui avait coupé le petit doigt de la main gauche.

« Myrrha n'avait point vu jouer Michel Strogoff, et n'avait pas assisté au supplice des yeux, sans quoi, elle aurait compris que les misérables s'apprêtaient à lui enlever, en lui brûlant le regard, toute possibilité de les reconnaître désormais. Elle se doutait toutefois que quelque chose d'horrible se préparait, car elle tenta de fuir. Aussitôt ils lui lièrent fortement les pieds, et derrière son dos, les mains avec des serviettes. Alors l'un d'eux lui tint de force la tête sur ses genoux, un autre se chargea de lui ouvrir les paupières, et les autres s'occupèrent à lui maintenir les jambes et les bras.

« -- Vous êtes prêts ? interrogea Hackler, toujours debout devant son fourneau.

« -- Nous n'attendons plus que vous ! lui fut-il répondu...

« Alors il se retourna brusquement, le poignard de Valachie dans la main, et s'agenouillant auprès de Myrrha, qui essaya en vain une suprême résistance, il approcha de ses prunelles, larges d'épouvante, de ses prunelles que ne protégeaient plus les paupières, qu'on lui maintenait grandes ouvertes... il approcha la lame brûlante... Myrrha poussa un cri si effroyable qu'il fut entendu au loin sur la mer. Ce fut ce cri-là qui vint m'appeler dans mon sommeil...

« Pendant ce temps, l'horrible bourreau passait et repassait devant les prunelles martyres le feu de sa lame ardente. Ce fut une besogne bien faite, et quand il se releva les yeux étaient bien morts ! Myrrha ne donnait plus signe de vie. Ils constatèrent qu'elle était évanouie. Ils lui délièrent les membres et s'enfuirent alors, ne laissant dans cette villa, louée par hasard, rien qui pût révéler la personnalité de ses hôtes de hasard...

« Quand Myrrha sortit de son évanouissement, elle ne se rendit point compte d'abord de l'immensité de son malheur ; elle ne souffrait plus. Elle était simplement dans la nuit. Et elle croyait que cette nuit lui venait du dehors. Mais tout à coup... elle se dressa... elle chercha-elle tâta autour d'elle... La nuit toujours ! Elle se rappelait l'effroyable ! scène... la nuit ! Encore la nuit ! Elle était aveugle ! On lui avait brûlé les yeux ! Était-il possible que l'on pût avoir, d'un coup, brûlé la vie des yeux et qu'on eût pu faire cela ! Et puis, tout à coup, elle eut aussi le souvenir de l'autre scène, de celle qui avait précédé le martyre des yeux... elle tourna sur ses pieds comme une folle... elle cherchait la fenêtre... elle se rappelait que la fenêtre surplombait la mer d'une grande hauteur... Elle parvint à l'atteindre, à l'ouvrir... et elle se dit :

« Je vais mourir, je n'ai plus qu'à mourir ! »

« Comment pouvait-elle penser à vivre sans yeux et sans honneur ! Aussi elle ne pensait qu'à mourir... Seulement, à la minute suprême, voilà qu'elle pense à son frère, à son petit Rynaldo, pour qui elle était tout sur terre, et qui mourrait peut-être de sa mort. Et alors, elle vécut. »

Plus d'une fois, au cours de ce récit tragique, que la princesse Régina écoutait en pleurant, plus d'une fois Rynaldo s'était arrêté, comme si la haine l'étouffait.

– Ô Stella ! reprit-il. (Il l'appelait Stella, car, en son âme et conscience, c'était à Stella qu'il faisait l'abominable confession.) Ô Stella ! ô mon amour ! ô ma reine ! Il faut que tu saches que ma sœur a peut-être eu tort, ce jour-là, de me traiter comme un homme en me racontant l'abominable forfait, car ainsi qu'elle le craignait, j'ai agi comme un enfant ! Et voici ce qui arriva. Quand Myrrha se fut tue, je la serrai dans mes bras. Elle passa ses mains sur mon visage, et elle constata que je ne pleurais pas.

« -- C'est bien, Rynaldo, fit-elle, tu ne pleures pas. Tu es un homme. Que veux-tu faire ?

« -- Je veux savoir, dis-je, qui est le « petit bourreau chéri ». Sans doute, ils ont fui, croyant ne pas laisser de traces, mais il y a quelqu'un qui doit bien les connaître, et par lui, nous saurons qui est le « petit bourreau chéri », puisqu'il est venu avec lui dans le pays : c'est Stefano.

« -- Malheureusement celui-là a fui !

« -- Oui, mais Stefano est un colosse, et partout où il passe on le remarque. Je saurai le trouver, Myrrha ! Et quand je l'aurai trouvé, il faudra bien qu'il parle !

« -- Tu es un homme, Rynaldo ! Tu es un homme ! Tu penses et tu réfléchis comme un homme.

« -- Eh bien, adieu ! car je m'en vais à la recherche de Stefano.

« -- Tout de suite ! comme cela ! Et qu'est-ce que tu emportes ?

« -- Ton couteau de Valachie.

« -- C'est bien, prends-le ! Et va ! Mais souviens-toi que si tu es un homme, tu n'es pas encore cependant un homme comme Réginald qui était un homme fort, brave comme un lion, plein de ruse comme un renard. Alors, si tu n'es pas encore fort comme un lion, sois rusé, toi.

« J'étais déjà loin. Stefano était si grand qu'il avait bien une tête au-dessus de la tête des autres hommes. Je le retrouvai, le soir même. Il n'était pas allé bien loin.

« C'était entre Miramas et Grignano. Il était venu s'échouer là, en pleine campagne, dans un de ces petits cabarets fréquentés, le dimanche, des pêcheurs de la côte, dans une de ces Bierhaus, qui s'élèvent entre la plage et les champs d'oliviers. Toute ma vie, je verrai la petite cour tranquille où il soupait, de compagnie avec une de ces jolies sarterelle, filles du Corso, qu'il avait dû amener là avec lui. J'entrai dans la cour, sans dire un mot, sur mon petit poney. La servante me parla, mais je ne lui répondis pas. Jamais je n'avais ressenti une pareille émotion. On eut dit que j'avais peur. Quant aux deux autres, ils ne m'avaient pas encore vu, tant ils étaient occupés à se baiser sur la bouche. Enfin, le colosse m'aperçut et se leva. Si quelqu'un était étonné de me voir là, c'était bien lui.

« -- Tiens, c'est vous, seigneur Rynaldo ! Vous ici, à une heure pareille ! À cette heure-là, on couche les enfants, mon petit ami. Mais qu'est-ce que vous avez à trembler comme ça ?

« -- C'est du bonheur de vous voir, que je suis si ému, Stefano ! répondis-je, en claquant presque des dents. (Au fond de moi-même, je me hurlais : « Le voilà ! c'est lui qui a pris l'honneur de Myrrha ! » et pas une seconde je ne me disais : « C'est lui qui te donnera des renseignements sur « le petit bourreau chéri ». Je ne voyais que le colosse affreux qui avait pris l'honneur de Myrrha !)

« -- Est-ce que vous me cherchiez ? me demanda-t-il, soupçonneux.

« -- Ma foi, oui ! lui dis-je, je puis bien vous le dire, que je vous cherche depuis ce matin, et que je suis très heureux de vous trouver ce soir. Je viens à cause du poney !

« -- À cause du poney ?

« -- Oui, à cause du poney, que vous portez sur vos épaules, vous savez bien ! Vous m'avez prié de parler à ma sœur d'un numéro de cirque, où vous la porteriez, elle et son cheval, sur vos épaules...

Eh bien ! elle veut bien ! Seulement il faudrait la voir le plus tôt possible...

« -- C'est bien dommage ! répliqua le colosse, en fronçant les sourcils, mais j'ai retenu ma place au « Lloyd » et je pars demain pour l'Égypte... Si j'avais su cela, j'aurais reculé mon voyage !

« Là-dessus la sarterelle poussa des cris, car elle n'était point au courant du prochain départ de son amant, et elle demanda ce qu'était cette histoire de poney. Moi, je n'étais pas descendu de mon poney, et mon tremblement s'était un peu calmé.

« -- Stefano, expliquai-je, est d'une force extraordinaire. Il soulève comme il le veut, sur ses épaules, un cheval et son cavalier. S'il voulait, il pourrait gagner beaucoup d'argent, avec un exercice pareil !

« -- Est-ce possible ! demanda l'amie de Stefano, en le regardant du haut en bas avec orgueil.

« -- Est-ce possible ! s'écria la servante.

« Les deux femmes se joignirent à moi pour qu'il nous donnât la preuve d'une puissance aussi exceptionnelle. Il accepta avec un rire niais.

« Il se mit à passer sous le poney, et lentement se releva, la tête entre les jambes de devant, comme il avait coutume. Il fut bientôt tout debout, et le cheval et moi, nous fûmes soulevés. Les deux femmes applaudissaient.

« Moi, je me penchai sur l'encolure du poney. Stefano était tout rouge, et l'on voyait les muscles de sa gorge gonflés à se crever. Alors, me penchant de plus en plus, j'allongeai le bras, et d'un coup de mon couteau de Vàlachie, je lui tranchai la gorge. J'avais bien aiguisé le couteau. Cela fit une entaille terrible à lui détacher le col.

« Mon geste avait été si rapide que les femmes n'avaient pu comprendre ce qui se passait. Il s'abattit, mort, et quand les femmes le virent enfin gisant au milieu de son sang, la tête à demi décollée, et qu'elles se prirent à jeter des hurlements, moi, j'étais déjà loin, sur mon poney, qui avait mes deux éperons dans le ventre. Jamais je n'avais couru si vite, sur mon petit cheval, ni si joyeusement. Moi aussi, je poussais des cris, mais des cris de joie sauvage, et je courais comme un démon, avec mon couteau rouge dans le ciel rouge du rivage adriatique. J'avais vengé Myrrha ! L'honneur de ma sœur était vengé ! L'enfant de douze ans, avec un petit couteau, avait tranché la gorge du colosse Stefano, qui était le plus fort des enfants des hommes !

« Ainsi, je revenais glorieux et triomphant, quand je songeai que... que si j'avais agi comme un lion, je ne m'étais guère conduit avec la ruse du renard. Le vrai grand bandit était vraiment le grand coupable, et c'était le chef, l'ordonnateur du viol et le brûleur d'yeux qu'il fallait à Myrrha. Les autres ne comptaient point pour Myrrha. Je l'avais bien vu. Mais maintenant, comment « faire parler » Stefano, puisque je lui avais tranché la gorge !

« Quand Myrrha saurait que j'avais détruit par cela même son seul espoir de vengeance, elle ne me le pardonnerait jamais ! Je pleurai, des larmes amères, et je n'osai plus me présenter devant Myrrha. Je restai deux jours et deux nuits sur le rivage, avec mon poney, vivant d'herbes et de coquillages et couchant dans les grottes.

« Pendant ce temps, voici ce qui se passait au cirque. Myrrha avait fait demander le directeur. Elle lui avait appris qu'elle était devenue subitement aveugle, ce qui remplit le directeur de désespoir, car les recettes s'annonçaient superbes, et les salles étaient louées d'avance. D'accord avec Myrrha, il fut entendu que l'on cacherait l'accident, et que l'on s'arrangerait pour que Myrrha arrivât sur la piste avec Darius sans que nul pût se douter du malheur qui avait frappé l'illustre écuyère. Ainsi fut-il fait le premier jour. Et, ô miracle ! le spectacle se déroula comme les autres jours, avec le même succès pour Myrrha. Et le second jour aussi ! Mais le troisième, Darius se jeta tout à coup au milieu du cirque, et ma sœur, comme elle vous l'a raconté, ô Stella ! roula sur les gradins, blessée, évanouie.

« Ce qu'elle ne vous a point dit, par exemple, c'est qu'elle apprenait le lendemain matin, de la bouche même du médecin qui la soignait, que Darius avait blessé cruellement à la joue un spectateur, lui imprimant dans la chair la marque de son sabot, marque qui paraissait devoir être indélébile, avait dit le médecin du cirque. Le plus curieux avait été qu'à peine pansé, le spectateur s'était enfui comme un voleur, sans donner ni nom ni adresse. Cet homme, raconta le médecin, avait déjà un pansement à la main gauche, et il lui manquait le petit doigt de cette main-là ! Myrrha ne pouvait plus avoir de doute ! C'était Hackler ! Hackler, qui était revenu, stupéfait d'apprendre que Myrrha continuait ses exercices ! Hackler, qui devait se demander avec effroi si Myrrha avait conservé la vue ! Et mêlé à la foule des spectateurs, il était venu assister à la représentation.

« Mais, Darius, lui, l'avait reconnu, le brave animal vengeur ! Nous autres, cigains, nous n'ignorons pas que les chevaux connaissent et « respirent » leurs maîtres ou les ennemis de leurs maîtres, de très loin, n'est-ce pas, princesse Régina ? Darius avait vu, et « senti », l'ennemi, vers le deuxième ou troisième gradin, celui que sa maîtresse avait déjà cravaché en plein cirque, et il avait bondi et il lui avait flanqué, par la Vierge de la Porte-de-Fer ! une belle gifle immortelle, avec son sabot d'or !

« Je revins le troisième soir chez Myrrha. Aussitôt elle me demanda, si j'avais vu Stefano, et si je l'avais fait parler. Alors je lui répondis en tremblant que j'avais vu Stefano, mais qu'il n'avait pas parlé, et qu'il ne parlerait jamais plus, parce que je lui avais coupé la gorge. Et je lui racontai toute l'histoire. Elle m'embrassa bien tendrement, selon son habitude, et me dit que j'étais un petit imbécile : qu'il aurait fallu le faire parler et lui couper la gorge après !

« Elle était trop bonne pour me faire comprendre toute sa peine et elle ne me parla plus de rien pendant plusieurs jours ; mais chaque nuit, quand elle croyait que je dormais, j'entendais ses râles et ses sanglots qu'elle essayait d'étouffer en mordant ses oreillers, que je retrouvais déchirés le lendemain. Quand je tentais une allusion à notre vengeance, elle me repoussait doucement et me faisait taire comme un gamin. J'en serais mort de honte ! Mais un jour, je lui amenai un jitde, qui traversait le pays avec sa bande, se rendant à la Porte-de-Fer, et là, devant le jude et devant elle, je jurai sur le couteau de Valachie que je mourrais vierge si je ne parvenais point à découvrir le monstre qui l'avait outragée et torturée, et si je ne le lui amenais point à elle, pour qu'elle en fît ce qu'elle voudrait. Depuis lors nous nous aimons, sachant tous deux que nos deux cœurs ne battent que dans le même espoir de la même joie ! »

Rynaldo s'arrêta de conter un instant. Il paraissait se recueillir, et son front se faisait plus dur. Enfin, il leva vers celle qui l'écoutait des yeux brillants...

– Stella, mon amour, « petite matelassière », ma fiancée, grande Reine du Sabbat, toi qui prends pour accomplir ton œuvre la figure qu'il te plaît... et qui te fais appeler même Régina de Carinthie... parce que cela te plaît... voilà mon œuvre à moi ! Écoute... J'ai découvert l'homme ! C'est Karl le Rouge ! Regarde ce couteau, c'est le couteau de Valachie ! Sache que c'est avec ce couteau que je vais tuer Karl le Rouge ! C'est comme s'il était déjà mort !

Régina, que le récit de Rynaldo avait fort émue, retrouva tout son sang-froid en entendant ces dernières paroles.

– Tu agis encore, Rynaldo, comme un enfant, et comme un imbécile, lui dit-elle. Ta sœur avait bien raison de te traiter en gamin ! Tu as juré d'amener vivant son bourreau à Myrrha, et voilà que tu annonces que tu vas le tuer !

– Oui ! gronda Rynaldo, s'il t'embrasse encore !

– Il faut que Karl le Rouge embrasse sa fiancée de Carinthie. C'est son droit et c'est la mode !

– Je le tuerai !

– Et tu dis que tu veux venger ta sœur, enfant manqué de la pustza ! Rynaldo ! tu es jaloux, voilà tout !

– Je le tuerai !

– Tu n'as pas le droit de toucher à mon fiancé ; il appartient à Régina, comme tu appartiens à Stella, entends-tu, tête de fer de la Porte-de-Fer !

Rynaldo se mit à genoux et dit avec une voix suppliante et les yeux pleins de larmes :

– Oh ! Régina, Stella ! mon amour ! Tu ne saurais me tromper moi ! Je ne te demande point le secret de tes œuvres ! Mais tout de même je sais que c'est un jeu terrible, si terrible qu'il faut que tu me dises que Karl le Rouge ne t'embrassera plus !

Régina avait sauté de son lit, et relevé brutalement Rynaldo.

– Ah ça ! vas-tu te relever ! Tu me fais pitié, héritier de Réginald Iglitza ! Te voilà à genoux devant une femme ! Reste debout pour entendre ce que j'ai à te dire ! Aussitôt le deuil de la cour terminé, j'épouserai le seigneur duc de Bramberg, dit Karl le Rouge, mon fiancé bien-aimé !

– Sur la barbe et le sceptre du vieil Omar, tu n'es donc point une cigaine ! Comme j'ai fait à Stefano, je ferai à ton fiancé ! Je ne lui manquerai pas la gorge !

– Poussière de la pustza, pou du vieil Omar ! La gorge de mon fiancé m'appartient, et je ne te la donne pas !

– Et ses yeux ?

– Ses yeux ? Je te les donnerai si tu es bien sage ! Rynaldo soupira, déjà plein de reconnaissance :

– Que ne me disais-tu cela plus tôt ? Cela m'aurait calmé ! Mais tu vois bien que tu ne l'épouseras pas !

– Ma parole de princesse royale, je serai sa femme !

– Sa vraie femme devant Dieu ?

– Sa vraie femme devant Dieu !

– Il mourra ! Je lui hacherai la gorge !

La princesse haussa les épaules :

– Rentre donc ton poignard dans sa gaine et lis cette lettre que ma sœur Stella a reçue pour toi, et qu'elle m'a envoyée pour que je te la transmette.

Rynaldo lisait :

« Mon Rynaldo, je pardonne, et me livre entièrement, ainsi que tu l'as désiré, à notre chère Étoile, notre bien-aimée Stella ! Je quitte ce pays, qui, paraît-il, devient dangereux pour nous ; ma seule joie, mon seul espoir, tu n'en doutes pas, est de te retrouver bientôt. Je sais que l'on veille sur toi, et que tu n'as rien à redouter des méchants. Sois doux, prudent et rusé avec tes nouveaux maîtres, et obéis à la princesse, il le faut ! Et ainsi que me le disait encore tantôt notre Étoile, abandonne les imaginations en ce qui concerne le seigneur K... de B... Le fiancé, l'époux devant Dieu, de la princesse qui t'a sauvé de la mort et de la prison, doit nous être sacré comme elle... Adieu, Rynaldo ! J'obéis, moi ! Je m'en vais... je m'en vais, je ne sais où ! Adieu, je prierai pour toi, mon petit frère chéri, tous les soirs, la Vierge de la Porte-de-Fer...

« MYRRHA. »

– Myrrha partir ! Myrrha pardonner ! Que signifie cela ? Où est-elle ? Je veux le savoir !

– Où elle est ? Il n'y a que la « petite matelassière » qui pourrait le dire, seigneur Rynaldo, reprit froidement Régina. Quant à moi, je l'ignore ! Seulement il y a une chose que je puis vous dire, puisque vous ne semblez point comprendre ce que tout cela signifie... Cela signifie que si vous ne rengainez point votre poignard, et si vous ne laissez pas la gorge de Karl le Rouge tranquille... même quand ce digne seigneur m'embrassera... vous nous répondrez des moindres de vos gestes sur la tête de votre sœur !

– Sur la tête de Myrrha ? Ah ! je te comprends ! Et c'est toi, Stella, c'est toi qui as inventé cela ? Mais c'en est trop, entends-tu ! rugit Rynaldo. Et je vais te montrer que je suis ton maître, toute Reine du Sabbat que tu es ! Je suis ton époux et tu es mon esclave ! J'avais fait un serment terrible, qui ne me tient plus, depuis que j'ai trouvé le bandit au doigt coupé, l'homme que je tuerai demain ! Maintenant, tu es à moi ! J'ai le droit de dénouer les cordes de ta ceinture, fille d'Égypte !

– Viens-y donc !

Fou d'amour et de haine, Rynaldo, n'écoutant que l'ardeur exaspérée de ses sens, arrachait les voiles de Régina. Mais elle, de son côté, lui résistait avec l'âpreté farouche et guerrière d'une fille de la pustza ! Elle le mordait à pleines dents, lui entrait sa jeune mâchoire dans les bras qui l'étreignaient, et qui la lâchaient pour la reprendre encore, et elle le déchirait, lui labourait le visage de ses griffes.

À un moment, elle se vit presque nue, dans un désordre qui ne faisait qu'augmenter la fureur amoureuse de Rynaldo...

Un sentiment formidable de honte -- la honte de la défaite -- redonna d'un coup à Régina la force et la ruse ; elle se redressa presque suppliante, sembla vaincue et prête à fuir... elle l'attira jusque dans le salon et tout à coup lui appuya sur ses lèvres en feu un baiser de fer rouge. L'autre en chancela : ce fut sa perte. Il sentit qu'il était rejeté, précipité dans du noir... et il s'étala de tout son long, honteusement, dans les ténèbres. Régina avait fait jouer la porte secrète, et venait de l'enfermer dans le corridor qui conduisait au souterrain de l'église des Augustins.

Alors, en pleurant comme un enfant de vingt ans qu'il était, Rynaldo se traîna tout le long du souterrain, et en sortit une fois de plus par la porte funéraire. Il s'en fut à la rue de l'Eau-de-l'Empereur. Il avait une clef de l'appartement de Myrrha... Il entra, et vit que l'appartement était abandonné. Sur le petit bureau de sa sœur il trouva un mot, un seul : « Obéis ! » et c'était signé Myrrha ! Il regarda, en face, les fenêtres noires de la « petite matelassière » et puis il se jeta sur un lit et dormit à poings fermés.

Le lendemain matin, Rynaldo reprenait le chemin de la Hofburg. Il n'eut point de leçon à donner. Tout le monde était déjà occupé au Palais par les préparatifs de départ. Il fut averti que l'impératrice Gisèle l'emmenait avec elle. Il ne savait pas encore où. Il fit l'impossible pour apercevoir Régina, mais il n'y parvint pas. Il sut seulement que les princesses de Carinthie partaient pour la villégiature de la tour Cage-de-Fer de Neustadt, dans la Forêt-Noire.

VIII -- LE COUVENT DES SÉRAPHINS

Mme Bleichreider, le petit Édouard et Mlle Berthe arrivèrent à Zelle en pleine nuit. L'institutrice reconnut néanmoins ce pays de Brisgau, qu'elle avait traversé quand elle venait de quitter Fribourg. Zelle n'était pas bien loin de Todtnau, mais, de ce côté, le paysage était moins sauvage que sur le versant du Val-d'Enfer. Et le lendemain matin, elle le considéra avec sympathie. C'était du reste tout près de là qu'elle avait fait connaissance de Petit-Jeannot...

Mme Bleichreider possédait aux environs de Zelle une propriété de luxe tout à fait rustique et champêtre, qui séduisit à première vue l'institutrice. Cela s'appelait « le Joli-Colombier » Elle apprit que l'empereur avait une autre villa du côté des ruines historiques du château de Rœtteln, à quelques kilomètres de là.

« C'est commode, pensa-t-elle, pour le colonel ! »

De fait, on n'avait guère souvenir dans le pays que Mme Bleichreider fût venue villégiaturer à Zelle sans que l'empereur fût venu se reposer à Rœtteln. À la ronde, on ne parlait jamais de la bourgeoise sans parler du « colonel » et quand on parlait de tous les deux, on disait « les amoureux ». En vérité, ils s'adoraient. Et quand on les voyait passer dans un coin peu fréquenté de la forêt, avec le petit Édouard qui jouait devant eux, les bonnes gens de Brisgau disaient encore : « Ça fait une jolie petite famille. »

L'après-midi, après les leçons, Mlle Berthe devait aller à la chasse aux papillons avec le petit Édouard. Le petit Édouard faisait collection de papillons, et passait son temps à les piquer sur du liège, avec une épingle. Et Mlle Berthe, âme tendre, plusieurs fois, avait essayé de faire comprendre à son élève toute la cruauté de son jeu. Mais celui-ci l'avait toisée des pieds à la tête, avec son petit air impérial, qui humiliait tant l'institutrice. La mère était intervenue avec sévérité : « Ne vous occupez point des papillons, et pendant qu'il joue, apprenez-lui donc, mademoiselle, les secrets de votre belle langue française. Vous êtes payée pour cela ! »

« Vous êtes payée pour cela ! » Et comme Mlle Berthe était d'un naturel irritable, mais soumis, elle finit par obéir aux désirs de sa maîtresse... Édouard fut initié sur-le-champ aux secrets de la belle langue française de Montmartre !

Ce fut, dès lors, avec un soin touchant que la jeune institutrice fit entendre à son jeune élève que l'on faisait usage dans le grand monde de Paris de certaines tournures de phrases qu'il chercherait en vain dans les grammaires ou dictionnaires. La haute société a son langage à elle, comme le bas peuple a son argot. Mme Bleichreider se déclara enchantée d'assister de temps à autre à ces leçons pour en faire son profit. Elle apprit donc en même temps que son fils qu'on ne dit jamais d'un monsieur qu'il est chauve, mais que « monsieur un tel n'a plus de cresson sur la fontaine ».

Cette éducation tout à fait choisie à laquelle Mlle Berthe avait résolu, en écoutant sa douce rancune, de soumettre l'insupportable petit bâtard impérial et sa charmante bourgeoise de mère se poursuivit partout. C'est ainsi que l'institutrice eut l'occasion, en jouant aux cartes avec le petit Édouard et Mme Clémentine, de leur apprendre que dans la bonne société on appelait le roi : sa poire, et la reine : Pou-poule ; un valet se disait naturellement larbin ; elle ne leur cacha point que la fin des fins était d'appeler le trèfle l'herbe à vache, le cœur le battant ou le palpitant, ou encore le sanguin. Dans ce genre de langage, Mme Clémentine ne connaissait qu'une expression qu'elle avait entendue du reste assez fréquemment : c'est épatant ! Mlle Berthe lui apprit que depuis deux ou trois années, ce terme très vulgarisé avait été abandonné des salons qui se respectent ! Maintenant on dit : C'est égnaulant !

Ces professionnelles occupations n'empêchaient point toutefois Mlle Berthe de songer à Petit-Jeannot. Où diable pouvait-il être passé ? Elle restait persuadée que l'ignoble M. Malaga ne devait pas être étranger à sa disparition, et elle attendait une lettre de M. Magnus la renseignant sur le point de savoir si celui-ci avait fait quelque découverte nouvelle de ce côté.

Un jour que, fort triste de toutes ces réflexions, elle suivait sans ardeur la chasse aux papillons du petit Édouard, elle fut conduite assez loin dans la forêt sur le chemin de Todtnau. Comme son élève avait soudain disparu, elle le chercha, courut et finit par l'apercevoir au fond d'un petit val qu'elle n'avait encore jamais vu. Le fond de ce val était occupé par de hautes murailles anciennes qui avaient un air de forteresse. Quand elle fut au fond du val à son tour, le petit Édouard était redevenu invisible. Elle contourna la haute bâtisse et se trouva dans un immense potager qui se terminait par un petit mur. Elle aperçut Édouard debout sur le petit mur, son bâton en bataille. Autour de lui voltigeait innocemment un radieux lépidoptère.

Le jeune Édouard devait lui apprendre, quelques minutes plus tard, que ce n'était ni plus ni moins que le sphinx tête-de-mort lui-même. D'un geste prompt et sournois, il allongea son filet, poussa un cri et disparut avec son ustensile derrière le mur. Le lépidoptère voltigeait toujours, mais en un clin d'œil Mlle Berthe fut sur la crête du petit mur et de là, elle aperçut le petit Édouard sur son petit derrière. L'enfant pleurait.

Elle sauta à côté de lui et lui demanda s'il s'était fait mal. Le gamin lui répondit qu'il ne pleurait jamais quand il se faisait du mal, que c'était bon pour les filles, mais il regrettait son papillon « sphinx tête-de-mort ». Alors elle le consola en lui disant que le papillon était toujours là et qu'il ne tenait qu'à lui de le capturer, et elle l'aida à retrouver la crête du mur, puis le petit Édouard sauta. Berthe restait seule dans l'enclos Elle s'apprêtait à en sortir à son tour quand un vague gémissement parvint à son oreille distraite.

Elle écouta attentivement. Le gémissement recommença. Elle se trouvait dans un vaste jardin fruitier enclos de murs peu élevés et contigu à la haute et vieille bâtisse. Il lui sembla que les gémissements venaient de cette bâtisse. Elle s'avança de ce côté. C'étaient comme des pleurs d'enfants. Et puis elle entendit distinctement ces mots, en français : « À boire ! » Et elle fut secouée d'un frisson de la tête aux pieds. Il lui semblait bien avoir reconnu cette voix : c'était la voix de Petit-Jeannot ! Elle courut... et bientôt, elle s'arrêta tout contre la haute muraille, au bord d'un trou ou plutôt d'un soupirail à ras de terre... si étroit, et que barrait encore la croix de fer de deux barreaux énormes, qu'il ne pouvait laisser passer que des soupirs...

Elle s'était jetée à genoux devant le soupirail et elle essayait de voir ce qui se passait là-dedans... mais il faisait trop noir là-dedans !

Elle appela :

– Petit-Jeannot... Petit-Jeannot...

Et alors une pauvre timide voix demanda :

– Qui est-ce qui m'appelle ? Je ne rêve pas ! c'est vous, mademoiselle Berthe !

– Oui, c'est moi ! Qu'est-ce que vous faites là-dedans, grands dieux ?

– Je fais mes prières ! Mais si vous pouvez m'apporter de l'eau !

– Il est devenu fou ! dit l'institutrice. Mon Dieu ! où vais-je lui trouver de l'eau ? Où sommes-nous ici ?

– Nous sommes au couvent des Séraphins, mademoiselle Berthe ! De l'eau ! De l'eau !

– Je vais sonner à la porte du couvent !

– Faites pas ça ! De l'eau ! de l'eau ! de l'eau !

– Mais que faites-vous ici, pour l'amour de Dieu ?

– Je suis, mademoiselle Berthe, dans l'in-pace ! Je fais pénitence... de mes péchés ! Le père prieur l'a dit...

– Vous êtes donc moine maintenant ?

– Oui, je suis séraphin. Mais Dieu, que j'ai soif ! Ah ! si vous pouviez me donner un peu d'eau ! Faites ça, pour l'amour de moi !

– On ne vous donne donc pas à boire dans votre couvent ?

– Pas depuis trois jours, mademoiselle Berthe... et avec ça, mademoiselle Berthe, ils ne me donnent à manger que de la morue salée.

– Ah ! je vous en trouverai bien ! s'écria Mlle Berthe en sautant sur ses pieds, et je vous désaltérerai, moi ! C'est-il Dieu possible qu'on traite comme ça une créature du bon Dieu ! Petit-Jeannot ! Je cours vous chercher de l'eau !

– Oh ! oui ! mademoiselle Berthe ! Cherchez de l'eau ! et puis aussi, rapportez-moi votre boîte de peinture !

IX -- L'IMPÉRATRICE GISÈLE

L'institutrice ne voulut pas en entendre davantage. Persuadée que le pauvre Jeannot avait complètement perdu la raison, elle sortit en toute hâte de l'enclos pour chercher quelque source, quelque ruisseau... Soudain, comme elle venait de rejoindre son élève, elle vit se dresser devant elle le gros et important William.

On se rappelle que ce William était chargé d'accompagner partout le précieux rejeton du « colonel ». Or, William était en sueur. Il avait couru. Il apportait l'ordre de revenir tout de suite au « Joli Colombier ». Le « colonel » était arrivé et voulait voir son fils. Le « colonel » paraissait, rapporta le valet à Mlle Berthe, des plus agités, et « Madame », qui avait eu dès son arrivée une rapide et mystérieuse entrevue avec « Monsieur », semblait aussi inquiète que lui.

Après avoir maudit ce contre-temps qui l'éloignait de Petit-Jeannot, l'institutrice se résigna à suivre William, qui avait pris le petit Édouard dans ses bras et courait déjà dans la direction de la villa. Elle avait grand-peine à le suivre, et ne comprit une telle précipitation qu'en voyant apparaître le « colonel » et Mme Bleichreider au sommet du sentier. Ils faisaient des signes pour hâter la course déjà rapide de William, et quand ils l'eurent rejoint, le petit Édouard passa dans leurs bras, où il fut couvert de caresses.

Ayant fini d'embrasser Édouard, Mme Bleichreider se retourna vers Berthe et lui dit sur un ton d'assez vif reproche qu'elle ne comprenait pas qu'elle s'éloignât à ce point de la villa avec l'enfant sans prévenir personne. Enfin elle termina en donnant congé à la jeune fille pour le reste de la journée, ce dont Mlle Berthe lui sut, malgré le ton déplaisant dont cela lui fut dit, un gré infini.

Elle laissa s'éloigner le groupe familial, et elle prit au plus court pour gagner la villa, où elle avait l'intention de réunir quelques provisions pour son cher Petit-Jeannot. Elle suivit un sentier sous bois quand tout à coup elle entendit des voix, se retourna et distingua, à travers les branches, deux soutanes. L'une d'elles recouvrait la haute stature du révérend père Rossi. Elle le reconnut tout de suite. Quant à la figure de l'autre personnage, elle ne pouvait encore la voir. Instinctivement, Berthe se dissimula. Tous deux passèrent à deux pas de l'institutrice sans la voir. Mais celle-ci entendit distinctement ce bout de phrase : « Ce sera pour cette nuit, dut-on lui briser les os ! »

Elle ne douta point que de telles paroles ne s'appliquassent au triste sort de son fiancé, et elle considérait avec horreur le personnage qui les avait prononcées, quand l'autre individu en soutane tourna la tête de son côté. Alors Mlle Berthe ne put retenir une exclamation étouffée qui, heureusement, ne fut pas entendue. Sous la robe du second jésuite elle venait de reconnaître le marchand de parapluies de la Forêt-Noire, Franz Holtzchener lui-même ! l'espion du Val-d'Enfer ! Il n'y avait plus de doute ! ces misérables en voulaient à la vie de son Petit-Jeannot !

Alors elle se sauva à travers les bois et arriva comme une folle sur les derrières de la villa. Elle allait gravir l'escalier qui conduisait à sa chambre quand elle se heurta à un individu qui sortait fort silencieusement de la chambre du petit Édouard. L'individu se retourna, comme s'il était furieux d'avoir été surpris ; c'était l'oncle aux lunettes vertes ! C'était M. Baptiste ! L'institutrice frissonna en voyant s'allumer deux flammes d'enfer derrière les terribles besicles. M. Baptiste paraissait tout à fait courroucé contre la maladroite, qui s'enfuit en proie à une terreur irraisonnée. Arrivée dans sa chambre, elle tomba sur une chaise.

– Oh ! fit-elle, j'ai eu peur qu'il ne m'assassine ! Mais un peu de courage... songeons à Petit-Jeannot... Et surtout n'ayons l'air de rien !

Elle fit un brin de toilette, ce qui lui permit de montrer un visage à peu près tranquille à la domesticité, qui, sur son ordre, lui servit à dîner chez elle. Elle ne songeait qu'à faire des provisions pour le malheureux prisonnier. Elle en remplit un petit panier, s'approvisionna de vin et d'eau. Enfin, quand son panier fut plein, elle trouva encore le moyen d'y glisser une lime et un marteau qu'elle était allée chercher dans le cellier. Soudain elle repensa à l'étrange parole de Petit-Jeannot : Apportez-moi votre boîte de peinture ! Elle hocha la tête : drôle de Petit-Jeannot ! et finalement résolut d'aller chercher sa boîte de peinture. Berthe n'était point cependant sans redouter cette complication, car sa boîte se trouvait dans le petit salon qui continuait la salle à manger dans laquelle le « colonel », Mme Bleichreider et leur fils Édouard étaient, dans le moment même, en train de dîner.

S'ils apercevaient Berthe, ils allaient peut-être la retenir, lui donner de nouveaux ordres. Enfin, elle allait tenter de passer inaperçue. Elle entrerait prudemment par le fond du petit salon et saurait bien rester dans l'ombre. Ainsi fit-elle. À l'instant même où l'institutrice allongeait sa main sur la boîte, elle entendit son élève qui disait au « colonel » :

– Pourriez-vous nous dire, papa, pourquoi vous n'avez plus de cresson sur la fontaine ?

À cet écho fidèle de l'une de ses dernières leçons, Mlle Berthe s'arrêta net dans ses opérations, comme si elle venait d'être foudroyée. Le « colonel » fronça les sourcils.

– Qu'est-ce que ça signifie ? demanda-t-il d'un air assez bourru et avec une hésitation marquée.

– C'est votre fils, mon ami, qui vous demande, dans le langage des salons de Paris pourquoi vous êtes chauve ? L'enfant n'a rien voulu vous dire de désagréable, mais seulement vous montrer qu'il n'ignore point comment on s'exprime en français, dans la meilleure société.

Le « colonel » toussa. Il était assez embarrassé, car il avait la prétention de connaître à fond la langue française, et c'était la première fois qu'il entendait pareille phrase. De tout cela il résulta un certain froid qui intimida l'enfant, étonné de n'avoir reçu aucun compliment.

– Papa, dit-il tout bas, mais assez haut pour être entendu, a le palpitant en carton !

– J'ai quoi ? s'écria l'empereur.

– Mon ami, Édouard a raison. Vous ne lui faites aucun compliment. Il prétend que vous avez le palpitant en carton.

– Le « palpitant » ? Quel est ce langage ? demanda avec force l'empereur qui commençait à craindre qu'on se moquât de lui. Qu'est-ce qui lui a appris des mots pareils ?

– Oh ! gémit la maman, c'est vraiment égnaulant ! (On ne dit plus à Paris : c'est épatant !) minauda la charmante mère. Le langage, lui aussi, a sa mode, et la mode tous les jours change... c'est Mlle Berthe qui nous l'a dit !

Cette fois l'empereur avait compris ; mais dans le moment où, tout à fait furieux, il se disposait à donner de grands coups de poing sur la table, il y eut dans le salon un grand éclat de meubles renversés et de cristaux cassés. Les trois convives se levèrent d'un commun mouvement et coururent au salon, où ils purent juger du désastre sans en apercevoir la cause, car la coupable s'était enfuie. Un domestique entrait.

– Qu'est-ce qui vient de sortir d'ici ?

– C'est l'institutrice !

– Elle a tout entendu ! s'écria l'empereur. Elle a bien dû se moquer de nous ! Ma chère amie, vous allez me « ficher », comme on dit dans la meilleure société de Paris, cette péronnelle à la porte ! dès ce soir encore !

La colère de l'empereur était grande. Le petit se prit à pleurer. Alors son père appela William, qui reçut la mission de le porter dans sa chambre, puis de veiller sur sa toilette de nuit et finalement sur son sommeil.

– Tu ne le quitteras pas, n'est-ce pas, William ?

– Oh ! mon colonel, je couche dans le petit cabinet, et nul ne peut entrer dans la chambre de l'enfant sans me réveiller.

L'incident clos, le « colonel » et Mme Bleichreider se remirent à table. Clémentine avait des larmes dans les yeux. Le « colonel » prit soin alors de la consoler, lui disant qu'après avoir redouté, comme ils l'avaient craint tantôt, quelque abominable machination contre leur fils, ainsi que le faisait prévoir la lettre anonyme qu'il avait reçue au château de Rœtteln, ils devaient s'estimer heureux d'en être quittes avec un peu d'argot.

Mme Bleichreider, en écoutant cette parole amie, essuya ses jolis yeux. La fenêtre était ouverte. À la lisière de la Forêt-Noire, le ciel s'embrasait des feux du crépuscule.

– Ô mon amie ! dit l'empereur en prenant dans ses rudes mains la main douce et parfumée de sa maîtresse, partout où je me trouve à tes côtés, je suis le plus heureux des hommes ; mais c'est ici vraiment, ma chère Clémentine, que je me sens plus près de toi... C'est ici seulement que je ne suis plus l'empereur... Tu as su me faire à tes côtés un petit coin bien tranquille. Que cette heure soit donc bénie et remercions-en Dieu !

Il y eut un long silence heureux, dans lequel ils échangèrent un baiser... et puis la porte s'ouvrit et le père Rossi apparut sur le seuil. Son arrivée était si inattendue et si intempestive que ni l'empereur ni sa maîtresse ne lui adressèrent un mot. Il s'avança rapidement vers eux, après avoir salué, et tout de suite il se pencha à l'oreille de l'auguste amant. L'empereur aussitôt poussa une exclamation où on pouvait discerner à la fois la surprise et la colère. Il se leva dans un complet bouleversement.

– Qu'y a-t-il ? Qu'y a-t-il, mon ami ?

Il apprit tout de suite à Clémentine ce qu'il y avait.

– L'impératrice est là ! fit-il.

Mme Bleichreider, qui s'était levée en voyant l'agitation de l'empereur, dut se retenir à un meuble pour ne pas tomber. L'empereur étouffait de rage, fermait les poings.

– Où est-elle ? demanda-t-il.

– Dans le grand salon, répondit le père Rossi. Je l'ai rencontrée à cinq cents mètres d'ici. Votre Majesté s'imagine combien je fus stupéfait en la reconnaissant. Elle marchait si vite et d'une façon si déterminée que je compris que l'impératrice allait mettre à exécution quelque projet peut-être irréparable ! J'osai lui parler. Je lui demandai où elle allait. Elle me montra du doigt le « Joli Colombier ». J'essayai de la raisonner. Je lui représentai le scandale, l'indignité même du scandale qui allait certainement éclater. Elle ne me répondit pas davantage. Elle courait presque. Nous arrivâmes, ainsi à la villa. Elle entra directement dans la première pièce qui se trouva devant elle. Enfin elle me fit un signe de commandement : « Allez, dit-elle, et dites-lui que je suis là. » Et voilà, Majesté ! L'impératrice vous attend. »

Quand le père Rossi se fut tu, Mme Bleichreider se jeta sur la poitrine de l'empereur en s'écriant : « N'y vas pas ! N'y vas pas ! » Mais François la repoussa, et le sang à la tête, les yeux assassins, marcha résolument sur la porte. Dans le grand salon, il se trouva en face de Gisèle. Aussitôt que l'impératrice aperçut François, elle poussa un soupir.

– Dieu soit béni ! dit-elle. J'arrive à temps !

Elle tremblait comme une feuille desséchée sous le vent d'automne. Il la regardait, stupéfait, ne la reconnaissant qu'à peine. Il la vit si pâle, si misérable, que sa colère tomba et qu'il n'y avait plus que de l'anxiété dans les questions rapides qu'il lui posa :

– Que voulez-vous ?

– Vous sauver ! dit-elle. Rassurez-vous ! Je ne suis venue que pour cela... et si vous voyez l'impératrice ici, soyez certain qu'elle a cru que le danger était bien grand !

Elle était restée debout. L'empereur la pria de s'asseoir, lui apportant un siège. Elle le repoussa. Comment pouvait-il songer qu'elle allait s'asseoir dans cette maison ? Elle le lui dit. Impatienté par cette allusion, il la pria, d'un signe, de s'expliquer. Elle commença, la voix sourde et mal assurée.

– François, dit-elle, il y a dans cette maison, près de vous, un homme qu'il faut que vous envoyiez chercher tout de suite. Ne perdez pas une seconde, François. Je veux parler de celui que l'on appelle ici : l'oncle Baptiste !

L'empereur ne pouvait en croire ses oreilles. Comment l'impératrice connaissait-elle l'oncle Baptiste ?

– Madame, fit-il, permettez-moi de m'étonner de trouver ce nom dans votre bouche. Je ne savais pas que vous vous intéressiez si vivement à la famille d'une personne qu'avec un tact et une dignité auxquels je serais mal venu à ne point rendre hommage, vous avez bien voulu ignorer depuis de nombreuses années. Vous avez été parfaitement renseignée : Mme Bleichreider, dont vous me forcez à prononcer le nom devant vous, a en effet un oncle : l'oncle Baptiste. Mais votre police est en défaut lorsqu'elle prétend que cet honorable parent est au Joli Colombier à cette heure. Il n'y met jamais les pieds lorsque je m'y trouve.

– François, je ne suis venue ici même que parce que cet homme s'y trouve... que parce qu'il doit y être... que parce que je l'ai suivi ! Je vous en supplie, François, faites venir cet homme. Si vous ne voulez pas, j'irai le chercher moi-même ! partout ! partout ! Malgré vos domestiques, malgré celle qui commande ici et qui cache cet homme sans doute... je l'appellerai ! et il faudra bien qu'il m'entende ! Il reconnaîtra le son de ma voix !

L'empereur, la voyant si agitée et tenant des propos si extravagants, put croire qu'elle divaguait. Cependant sa supplication ne laissait point de le troubler. Il appuya sur un timbre. Un domestique se présenta.

– L'oncle de « Madame » n'est pas ici, n'est-ce pas, Franz ?

– M. Baptiste ? Non, mon colonel. S'il doit venir, il n'est certainement pas encore arrivé à la villa.

– Alors, monsieur, fit Gisèle à l'empereur, ordonnez que l'on ferme toutes les portes, que l'on veille à toutes les issues, et que, s'il se présente, on l'amène ici !

– Vous avez entendu, Franz ?

Le domestique s'inclina et sortit.

– Cet homme, reprit hâtivement Gisèle, je l'ai manqué de cinq minutes à Schaffouse, d'un quart d'heure à Constance, de cinquante pas à Furstemberg, d'une diligence à Zelle, mais je sais qu'il y passait il y a une heure, et qu'on l'a vu se diriger vers le « Joli Colombier ».

– Mais enfin, que vous a fait cet homme, madame ?

– Ce qu'il m'a fait ! Et ce qu'il peut me faire... ce qu'il peut nous faire encore ! Ah ! François ! garde-toi bien ! garde tous ceux que tu aimes ! dit-elle d'une voix brisée... Écoute, tu as reçu une lettre anonyme hier soir ou ce matin ?

– Oui, comment savez-vous cela ?

– Cette lettre, c'est moi qui vous l'ai envoyée ! Elle vous est parvenue par mes soins !

– Vous ! c'est vous ! Mais qu'est-ce que cela signifie, madame, et qu'est-ce qui pouvait vous faire croire que la vie de mon enfant était en danger ?

Si l'impératrice ignorait encore à quel point l'empereur aimait cet enfant-là, elle dut être renseignée à la façon dont elle l'entendit dire : mon enfant.

-- Qui donc en voudrait à la vie du petit Édouard ? gémissait maintenant François. Ce n'est pas un prince, celui-là ! Il n'héritera d'aucun titre... Il ne fait de mal à personne... Pourquoi vouloir lui faire du mal à celui-là ? Et qui voudrait lui faire du mal ?

– Qui ? fit l'impératrice avec une figure étrangement douloureuse. Qui ? Cet homme-là ! L'oncle Baptiste, François ! Tu ne sais pas qui est cet homme ?

– Mais oui, je le sais... et je ne te comprends pas. C'est un pauvre horloger... l'oncle de... de Mme Bleichreider !

– Je vous dis que c'est notre ennemi à tous et que c'est son amant à elle ! déclara Giselle d'une voix brisée.

L'empereur chancela. Mais il reprit vite possession de lui-même. Cette brutale accusation lui expliquait soudain la démarche de Gisèle par un accès furieux de basse jalousie dont il l'aurait crue incapable.

– Ce que vous dites là, Gisèle, fit-il, est abominable et indigne de vous. Jamais je n'aurais cru que vous vous abaisseriez à ce point.

Alors l'impératrice le regarda bien en face, lui montrant ses tristes yeux où l'on pouvait lire le plus pur et le plus noble désespoir.

– François, lui dit-elle d'une voix grave et lente, vous avez beaucoup souffert et je crains bien qu'il ne faille vous apprêter à souffrir davantage... Eh bien ! moi, j'ai plus souffert que vous, moi qui vous aimais ! M'avez-vous entendu me plaindre ? Me suis-je une seule fois abaissée à un rôle qui eût abaissé la reine ? Je croyais que vous me connaissiez mieux, François...

– Alors que signifie ?

– Cela signifie qu'il ne s'agit plus de moi, mais de vous, et que si j'ai dû me taire si longtemps lorsque mon amour seul était en jeu, j'ai aujourd'hui le devoir de parler, pour vous sauver... Voilà des années que je savais que cet homme avait été l'amant de... de sa nièce... et vous n'en avez rien su. Oui, la seule chose dont je m'accuse est d'avoir su cela... et de ne vous en avoir rien dit ! Vous ne saurez jamais combien j'ai été malheureuse... Dans l'ombre... je vous ai épiés... vous... et elle ! Je vous ai vus tous les deux... J'ai pleuré des larmes atroces qui, hélas ! sont taries aujourd'hui... et vous surveillant... j'ai découvert l'autre... l'oncle... J'ai eu des renseignements certains... François ! François ! prenez garde ! Cet homme n'est pas son oncle ! Cet homme a tiré cette fille d'on ne sait où !

– Taisez-vous ! Gisèle ! Je ne puis plus vous entendre !

– Cet homme vous hait, vous dis-je ! prenez garde, François ! Cet homme hait votre enfant ! Cet homme m'épouvante ! car vous ne savez pas à qui cet homme ressemble ! et c'est cela qui est terrible ! non, vous ne le savez pas... Car peut-être n'avez-vous jamais vu ses yeux ! Mais moi, moi ! je les ai vus hier... une seconde... et leur regard m'a foudroyée ! Mais ce n'est pas possible ! mon Dieu ! ce n'est pas possible ! je veux douter encore ! Mais ce dont je ne puis douter, François, c'est de cette chose que j'ai apprise, que j'ai entendue hier... c'est de la haine formidable qu'il vous a vouée, à vous... et à... votre enfant ! Ah ! cet homme, je veux le voir ! l'approcher ! le toucher ! toucher ses yeux ! ses yeux surtout !

Cette fois François avait laissé parler l'impératrice. Il la considérait hagard, effondré sur un fauteuil, comme s'il était déjà frappé par l'horrible coup qu'il sentait venir du fond des ténèbres. Tout à coup, il se leva et marcha vers la porte.

– Où vas-tu ? demanda l'impératrice.

– Puisque cet homme n'est point là... il y a quelqu'un ici qui va pouvoir vous renseigner... c'est sa nièce !

– Si tu veux qu'elle parle, et il faut qu'elle parle, François, dis-lui seulement un mot, un seul : Barbara !

-- Barbara ? Pourquoi Barbara ? Que veux-tu dire avec Barbara ? Et il revint vers l'impératrice, qui s'était reprise à trembler. Il la vit si faible qu'il dût la soutenir... Il voulut encore la faire asseoir.

– Non ! pas chez cette fille ! pas chez cette fille !

Elle vit que ces mots faisaient atrocement souffrir l'empereur et que celui-ci ne pouvait dissimuler un geste de rage. Alors elle laissa couler ses larmes.

– Pardon de vous causer cette affreuse peine, mon ami, dit-elle... Mais tant qu'il a été en mon pouvoir de vous cacher l'horrible vérité, je l'ai gardée pour moi toute seule, et j'ai tâché d'oublier... Tant d'autres douleurs ont passé sur celle-là que j'ai pu me croire apaisée.

« Que me faisait, à moi, Barbara ou une autre, et que m'importait à moi qu'elle vous eût été vendue par son oncle Baptiste ou par quelque autre amant ? Écoute-moi, François, je t'en conjure ! Jamais je ne t'aurais parlé de cette ignominie, jamais tu ne m'aurais vue, moi, dans cette demeure, si je n'avais aperçu les yeux de cet homme ! Car, je te le répète, c'est là le terrible... Car ce n'est pas une hantise comme j'ai pu le croire une seconde... je l'ai bien vu, lui ! Oh ! je crois l'avoir bien vu ! Écoute donc, avant toutes choses ! et puis tu lui parleras à elle... tu lui parleras même devant moi, si tu veux... j'y consens... car il faut savoir... il faut que tu voies clair dans toutes ces infamies, François, pour tous, pour les autres aussi bien que pour toi-même, pour l'empire... Écoute donc. Voici :

« C'était hier matin... tu sais que je devais me rendre au château de Schaffouse pour y passer quelques semaines... Nous venions de monter, mes femmes et moi, sur le bateau de Bregentz et nous commencions la première étape sur le lac de Constance... Je voyageais « incognito ». Soudain j'aperçus, en face de moi, appuyé au bastingage et plongé dans de sombres réflexions, un homme dont la vue me fit tressaillir. Cet homme se retourna. En m'apercevant, il tressaillit lui aussi. Oh ! Son mouvement ne m'échappa pas ! Je l'avais reconnu tout de suite à ses lunettes vertes. C'était l'oncle Baptiste, celui que je savais avoir été le protecteur de Mlle Barbara !

« En abordant à Constance, le bateau qui nous portait, par suite d'une fausse manœuvre, heurta violemment le débarcadère. L'homme était loin devant moi, prêt à sauter le premier sur la passerelle... ses lunettes vertes tombèrent et il se baissa hâtivement pour les ramasser ; mais, dans ce mouvement, j'avais eu le temps de voir ses yeux ! Ah ! François ! je te dis que je l'ai reconnu ! ce regard, je le reconnaîtrais entre tous les regards de la terre, même après tant d'années... c'était, c'était... c'était le regard de Jacques !

– De Jacques !

– François, je te dis que j'ai vu Jacques Ork !

– Jacques Ork ! s'écria l'empereur... tu as vu Jacques Ork !

– Oui, ton « oncle Baptiste », c'est Jacques Ork !

Il resta là, abasourdi véritablement, par la folie certaine de Gisèle. Oh ! il pensait cela... il ne pensait que cela : « Encore une qui devient folle ! » Et il lui parla doucement.

X -- L'HORLOGER

– Gisèle, fit-il, nous voyons Jacques Ork partout ! Il faut prendre garde !

– Oui, tu crois que je deviens folle... et moi-même je me suis demandé si ma pensée, habitée par Jacques depuis l'horrible mort d'Adolphe, ne me le faisait pas voir partout... Aussi j'ai voulu savoir... j'ai couru après l'autre... Malheureusement l'homme fuyait, et quand je fus sur le quai, M. Baptiste avait disparu ! Je le fis chercher par mes femmes et par mon jeune professeur de romani, l'écuyer de Tania et de Régina, Rynaldo, qui m'accompagnait. Le jeune homme m'apprenait bientôt qu'il y avait à Constance un horloger qui s'appelait M. Baptiste et qui tenait boutique dans un des quartiers les plus reculés de la ville. Rynaldo me conduisit devant sa boutique. Les volets étaient clos. J'interrogeai les voisins et je sus que cette boutique était rarement ouverte, et que l'horloger qui l'avait louée n'y séjournait que quelques semaines dans l'année. Cet homme ne parlait à personne, et était un mystère pour tout le monde.

« Les clients qui entraient chez lui semblaient venir de loin et faisaient peur, par leur mine sauvage, aux braves gens du quartier. Cependant on n'entendit jamais un cri, une discussion... Pour le moment, on ne pouvait me dire s'il était chez lui... Personne ne l'avait vu... Rynaldo, sur mon ordre, alla frapper à sa porte, mais il ne lui fut pas répondu. Je ne savais à quel parti me résoudre, quand une voisine me fit un signe et me demanda ce que je lui donnerais si elle me faisait voir le mystérieux horloger. Sur les promesses que je lui fis et l'argent que je lui donnai, elle me fit monter chez elle. C'est ainsi que, par l'interstice d'un mur lézardé, j'ai pu le voir, lui, et même l'entendre.

« Il était dans sa cour et clouait une caisse en compagnie d'un homme si bien caché sous son chapeau et enveloppé d'un grand manteau qu'il me fut impossible de voir sa figure. Mais j'avais également cette sensation que cet homme ne m'était pas inconnu : sa démarche, ses allures ne m'étaient pas étrangères. Il était penché sur la caisse, et quand M. Baptiste s'arrêtait de frapper, il échangeait avec lui des paroles dont quelques-unes parvenaient à mon oreille. Ton nom fut prononcé à plusieurs reprises avec un accent de haine indicible...

– Mon nom !

– Oui, ton nom et celui du petit Édouard en même temps.

– Du petit Édouard ! fit l'empereur, qui devint plus pâle qu'un linge.

– Oui, et l'homme aux lunettes vertes eut un rire sinistre en prononçant ce nom-là, un rire de démon, de maudit ! Ce rire était si bas, si vil, si monstrueux, si bestial et si criminel que cette fois je pensai que certainement j'avais dû me tromper sur le regard que j'avais surpris le matin ! C'était trop horrible de penser que Jacques Ork pouvait être ce misérable et formidable horloger accroupi au fond de cette cour ignoble, sur on ne savait quelle besogne abominable...

– Continue ! continue ! gémit François d'une voix oppressée. Tu disais que tu avais entendu quelques mots ?

– Oui, les noms que je t'ai dit... et puis des bouts de phrases où il était question de montres, d'horlogerie. M. Baptiste, à un moment, dit : « Encore une montre qui sonnera bien ! » Et ce fut son compagnon qui se prit à rire, cette fois, après qu'il eut dit cela...

– Écoute, Gisèle, reprit l'empereur, nous divaguons, l'idée de Jacques nous rend fous... Ce n'est pas étonnant que cet homme parle d'horlogerie puisqu'il est horloger. Ce n'est pas étonnant non plus qu'il parle de moi ou du petit Édouard, puisqu'il me connaît et puisqu'il est son oncle à lui.

– Oui, oui... mais c'est son rire qui était étonnant ! interrompit l'impératrice avec un nouveau frisson. Et puis, attends ! tu vas savoir... Par la petite porte de derrière de la cour qui donne sur des terrains vagues, quelques clients sont venus... En entrant dans la cour, ils montraient tous leur montre. La plupart de ces gens étaient habillés d'une façon sordide... c'étaient des figures effrayantes... Il en vint bien une dizaine, et à tous, quand ils partaient, il disait : « À bientôt ! l'heure approche ! » Enfin il embrassa une vieille femme horrible qu'il appelait Giska.

« J'allais descendre de mon observatoire, bien décidée à pénétrer jusqu'à lui, quand trois coups furent encore frappés à la porte de la cour. Cette fois l'homme qui entra était mis comme un domestique de bonne maison... Et tout de suite j'entendis le mot de Joli Colombier et encore le nom d'Édouard... Et M. Baptiste ayant fait un signe, l'autre répondit : « C'est pour après-demain ! »

– Quoi ? pour après-demain ? Et pourquoi Édouard ? demanda la voix angoissée de l'empereur.

– François ! François ! à ces mots l'homme aux lunettes vertes eut une joie si farouche, il fit de ses doigts crispés des gestes si terribles, François ! que je crus comprendre... J'avais devant moi un assassin... un assassin, tu entends, agité d'une haine monstrueuse... et qui, de ses doigts de fer, étranglait quelqu'un... et faisant cela, il râlait : « Ah ! ah ! nous y voici, petit Édouard ! mon petit neveu chéri ! »

– Mon Dieu ! mais quel est ce monstre ! Et dans quel cauchemar nous agitons-nous !

– François ! il faut savoir qui est cet homme ! C'est ton plus cruel ennemi ! Je suis descendue, j'ai frappé à la porte de la cour ! Mais j'apprenais que, dans le temps que je mettais à descendre jusque-là, il était déjà parti ; j'ai couru après lui ! Une nuit et un jour j'ai tout fait pour le rejoindre. Entre temps je t'avais fait envoyer cette lettre... Enfin le ciel soit béni puisque j'arrive avant quelque nouveau malheur ! Mais prends garde, François ! Cet homme est dans les environs ! Il rôde autour de sa proie ! Redoute tout de ce qui t'entoure... Et sache avant tout qui il est ! Demande-le à cette femme que tu aimes ! acheva la malheureuse. Et maintenant je n'ai plus qu'à partir... tu es averti... et pardonne-moi, François... j'ai fait pour ton fils... ce que j'aurais fait pour le mien si j'avais encore un enfant à sauver !

L'empereur la reçut dans ses bras, bien qu'il fût aussi faible qu'elle... La possibilité d'un danger couru par le petit Édouard l'avait rendu soudain plus fragile qu'un enfant. Édouard était en danger ! Et l'impératrice était venue l'en avertir ! C'était une sainte ! Et il la serrait dans ses bras tremblants, et, reconnaissant, lui pardonnait les premières paroles dont elle avait voulu salir Mme Bleichreider ! Tout à coup, il sentit Gisèle qui se raidissait dans ses bras et qui lui montrait sur la cheminée une montre.

– Qu'est-ce que cela ? demanda-t-elle.

– Ah ! cette montre... tu regardes l'inscription ! Oui, c'est elle, c'est la terrible inscription ! Je tiens cette montre du révérend père Rossi, lequel l'a trouvée sur un jeune homme que l'on interroge en ce moment... et il faudra que ce jeune homme nous dise d'où vient cette montre...

L'impératrice regardait toujours la montre sans la toucher, et elle murmurait les termes de l'inscription, de sa pauvre voix d'effroi : À deux heures et quart, comme à toute heure, que Jésus soit dans ton cœur ! N'était-ce pas cette inscription-là qu'on lisait sur les horloges tête-de-mort ? Et l'impératrice poussa un cri :

– François ! François ! Je me rappelle que lorsque l'homme disait à M. Baptiste cette phrase si simple qui me parut si terrible : « C'est pour après-demain ! » M. Baptiste répondit : « Deux heures et quart ». Oui, cet horloger a dit cela ! Il a prononcé l'heure des horloges tête-de-mort ! Et les montres que ses clients lui ont exhibées ressemblaient à celle que je vois sur cette cheminée ! Mon ami ! Mon ami ! Il y a un horloger de par le monde qui a fabriqué ces montres-là et qui a remonté jusqu'à l'heure de la sonnerie fatale les horloges tête-de-mort... Je te dis que c'est lui, M. Baptiste ! Je te dis que c'est lui, Jacques Ork !

L'impératrice prononça ces derniers mots avec un tel accent de persuasion, et avec un visage si illuminé par le feu de la vérité, que François lui aussi se mit brusquement à envisager la personnalité mystérieuse de M. Baptiste avec une terreur nouvelle et sous son plus redoutable aspect ! Si l'impératrice avait raison ! Si c'était celui-là, l'horloger maudit ! Il se prit la tête dans ses mains et quelques instants recueillit sa pensée d'épouvante... Quand il la releva, son masque dur annonçait une résolution arrêtée.

– Gisèle, tu es venue ici pour me sauver, car je ne survivrais pas à la mort de cet enfant... Et si tes terreurs sont fondées, je n'aurai point assez de ce qui me reste de vie pour te remercier... Mais aussi, Gisèle, tu es venue pour accuser du plus effroyable des crimes une personne que je crois avoir toujours été pure et sincère... Il n'est point possible que cette personne soit la complice d'un assassin... Ce n'est pas elle, n'est-ce pas, qui livrerait au misérable l'enfant qu'elle : adore ! Mais je ne puis oublier ce que tu m'as dit des relations abominables qui auraient existé entre l'oncle et la nièce... d'après ta police... Je ne puis l'oublier, jusqu'au moment où elle sera lavée d'un tel outrage... Nous allons savoir, Gisèle, si réellement ce misérable horloger est l'oncle de Mme Bleichreider... et, s'il ne l'est pas, qui il est ! Gisèle, tu es venue ici chez elle, tu l'as accusée chez elle... tu n'as pas craint de faire cela, toi, l'impératrice ! Eh bien, c'est à toi qu'il faut qu'elle réponde !

Et avant que l'impératrice ne pût s'y opposer, l'empereur avait frappé sur un timbre, et un valet était entré.

– Dites au révérend père Rossi que je l'attends ! Le père Rossi entra.

– Monsieur, lui dit l'empereur, vous allez vous rendre auprès de Mme Bleichreider et vous l'amènerez ici. L'impératrice et moi nous allons avoir un entretien avec elle, auquel je désire que vous assistiez.

Le jésuite s'inclina, et quelques minutes plus tard on voyait apparaître, dans le cadre de la porte ouverte par le père Rossi, une femme d'une pâleur marmoréenne. Elle fit quelques pas au-devant de l'impératrice et tomba à genoux.

XI -- LA MAÎTRESSE DE L'EMPEREUR

– Relevez-vous, madame, lui dit l'empereur d'une voix tellement troublée que le père Rossi, qui ne comprenait rien à cette scène, redouta quelque chose de plus qu'une auguste scène de jalousie. Relevez-vous, après avoir remercié humblement votre souveraine du plus grand service qui puisse être rendu à une mère. Relevez-vous, car il n'y a que les coupables qui restent à genoux, madame.

Clémentine leva, à ces mots, ses beaux yeux sur son royal amant, car elle n'osait regarder Gisèle. Elle non plus ne comprenait rien aux paroles de l'empereur. Que voulait-il dire avec ses remerciements et le service rendu à une mère ? Que venait faire cette reine ici ? cette épouse ? Que lui voulait-on ? Pourquoi lui infligeait-on cette humiliation et ce supplice ? Elle ne pouvait prononcer une parole... et elle restait à genoux... L'empereur alla à sa maîtresse et lui prit la main. Elle fut debout, chancelante.

– Remerciez l'impératrice, madame, qui a bien voulu sauver votre fils du plus grand danger qu'il ait jamais couru !

– Édouard, s'écria Clémentine, recouvrant aussitôt et sa voix et ses forces, Édouard court un danger ! Je viens de le quitter à l'instant même ! Quel danger ? La lettre anonyme avait donc raison ! Quel danger ?

– On en veut à sa vie !

Elle eut une fureur farouche :

– À sa vie... Et qui donc en veut à sa vie ? Qui a dit cela ? Non ! Non ! ce n'est pas vrai ! Édouard n'a jamais fait de mal à personne ! c'est mon enfant... à moi... rien qu'à moi ! Mais parlez ! vous m'épouvantez ! On ne vient pas dire ainsi à une mère qu'on en veut à la vie de son enfant, sans s'expliquer... sans lui dire... Mais parlez ! Qui ? qui en veut à la vie de mon enfant ?

Ce fut encore l'empereur qui parla :

– Votre oncle, madame... l'oncle Baptiste.

– Lui !

Et elle ne protesta pas. Ses yeux, dans sa face blême, devinrent immenses. Elle montra des prunelles de folle. Elle se prit à trembler et laissa échapper dans un râle d'angoisse :

– Le misérable en est bien capable !

L'empereur était déjà sur elle, lui brisant les poignets :

– Parlez ! mais parlez donc ! dites-nous tout ! C'est un misérable, n'est-ce pas ?

Elle n'était plus capable de se défendre, plus capable de mentir... L'idée que son enfant était en danger de mort la laissait désarmée devant ceux qui l'interrogeaient.

– C'est un misérable ? répétait l'empereur, dont les yeux brûlaient le regard de sa maîtresse qui se détourna, ne pouvant en soutenir la flamme.

– Oui, sire.

– Il faut tout nous dire, si vous voulez sauver l'enfant ! notre enfant, Clémentine ! reprit la voix plus terrible de l'empereur. Ce n'est pas votre oncle ?

– Non, sire !

– Alors, vous m'avez menti ?

– Oui, sire.

– Qui donc est cet homme que vous m'avez présenté comme votre oncle ? avec qui vous viviez ? qui a continué de venir chez vous ? d'être reçu chez vous comme un parent ? Me le direz-vous, Clémentine ? Me direz-vous pourquoi vous m'avez menti ?

Elle était retombée à genoux. Il voulut encore la redresser.

– Debout ! Il faut me répondre en face ! Je veux voir vos yeux pour savoir si vous ne me mentez pas encore !

Mais elle se laissait traîner par lui... Et elle se taisait. Alors il la lâcha. Il s'éloigna d'elle un instant, eut un geste terrible de menace... fit quelques pas dans la pièce, regarda l'impératrice qui assistait à toute cette scène sans un mot, sans un geste, les paupières closes... comme morte... puis, faisant un effort prodigieux pour dompter l'effrayante colère qui commençait de galoper dans ses veines en feu... il revint à la misérable à genoux qui ne savait maintenant que répéter en sanglotant :

– Mon enfant ! mon enfant ! Pourquoi en veut-il à la vie de mon enfant ?

– Écoutez-moi, madame, fit l'empereur d'une voix sourde et tremblante, et répondez-moi... car il y va de notre salut à tous... Celui que vous appeliez l'oncle Baptiste est reconnu pour un des plus dangereux criminels d'État... Cet homme a juré depuis de nombreuses années ma perte... et celle de tous ceux qui me sont chers, et peut-être comprendrez-vous ainsi qu'il en veuille à la vie de cet enfant que je chéris à l'égal de vous, madame... Ah ! vous poussez un cri d'horreur ! Vous commencez à comprendre peut-être... Écoutez, Clémentine, je ne vous accuse pas... Un bandit pareil est capable de tromper une honnête femme et vous ne sauriez avoir été sa complice... Non, cela n'est pas possible ! Mais vous allez nous dire ce qu'est cet homme, à vos yeux... et ce qu'il vous était quand vous m'avez connu ?

Il s'arrêta, épouvanté de ce qu'il voyait. Il voyait sur le plancher, une femme qui se traînait, une misérable chair qui se tordait de douleur, qui râlait, que secouaient d'effrayants sanglots, qui demandait grâce. Cela était plus affreux que tout... Son cœur se serra... il étouffait... Alors c'était donc vrai ? Il dit simplement, cependant que des gouttes de sueur perlaient à son front :

– Dites-moi... Cet homme était votre amant ?

Elle fit signe de la tête que oui, que cet homme était son amant. Il reçut le coup debout, mais il fut abattu tout de suite, car ses jambes ne le soutenaient plus et il s'affala dans un fauteuil. Alors elle se traîna jusqu'à ce fauteuil et avança vers lui ses mains nouées qui demandaient grâce.

Il la repoussa brutalement du pied. Et comme elle continuait à gémir, il détourna la tête pour ne plus voir cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il avait cru la plus pure de toutes. Il se souvint de ce nom de Barbara que lui avait dénoncé l'impératrice. Il dit au père Rossi de continuer d'interroger Barbara. Quand ce nom vint frapper ses oreilles, la pauvre femme eut un véritable hurlement !

– Non ! pas ça ! pas ça ! pas ça ! clamait-elle en s'usant les coudes et les genoux au parquet... Pas ça... je ne l'ai pas mérité ! Ah ! mon père, gémit-elle vers le père Rossi, vous m'aviez dit que Dieu l'avait oublié !

Le jésuite tressaillit à ce cri, car l'empereur avait tourné vers lui un regard de glace.

– Vous saviez donc, monsieur ?

– J'ai reçu maintes fois la confession de Mme Bleichreider...

– De Barbara ! interrompit François.

– De Barbara... reprit le père Rossi d'une voix lente et profonde... J'ai été le seul à savoir tout ce que cette femme a souffert, tout ce qu'elle n'a cessé de souffrir... J'ai connu son cœur qui est aimant, et ses remords qui sont sincères.

– Et vous lui avez conseillé de continuer à tromper l'empereur ! exprima avec un mépris écrasant l'impératrice qui se mêlait pour la première fois à cette conversation.

L'empereur fut frappé des paroles de Gisèle.

– L'impératrice a raison, fit-il, très dur... Certes votre conscience vous interdisait de nous dévoiler le secret de la confession... mais elle vous dictait aussi un devoir... elle vous ordonnait de commander à cette fille de cesser ses mensonges... et de dire toute la vérité à son maître.

– Le secret de la confession est si terrible et si parfait que je ne puis répondre à Votre Majesté... Mais je la prie humblement de croire que le ministre de la religion a fait tout ce que celle-ci lui ordonne de faire dans ces tristes conjonctures.

– Il m'a refusé l'absolution... tant que je ne parlerais pas ! fit entendre la misérable Clémentine, qui ne cessait point ses sanglots... Ah ! parler ! parler ! décharger ce poids abominable qui pesait sur mon cœur !

– Et pourquoi ne l'avez-vous pas fait, madame ?

– Sire ! Sire ! ayez pitié de moi ! Nous craignions de vous porter un coup trop affreux, sire ! Ah ! pardonnez-moi ! Si vous saviez ce que j'ai souffert ! -- Et elle put ajouter, la voix basse, honteuse : -- Le révérend père devait me fixer le jour convenable à d'aussi terribles aveux.

– Jésuite ! gronda l'impératrice... Il lui refuse l'absolution parce qu'elle ne parle pas, et il lui défend de parler !

L'empereur, dont les ongles déchiraient le bois de son fauteuil, se leva. Son cœur saignait désormais d'une blessure irréparable : mais plus que le cœur encore peut-être, l'orgueil formidable du plus orgueilleux des souverains subissait une épreuve surhumaine. Il était, lui, l'empereur, ridicule devant l'impératrice ! C'est elle qui avait eu raison en toutes choses ! Il avait été joué, berné par une coquette, comme un vieux galant. Les plaintes atroces, la douleur déchirante de Clémentine ne l'émouvaient pas... Il ne pensait qu'à lui... qu'à sa haute figure impériale qui avait été traînée, salie dans la boue d'une basse intrigue...

Et il voulut tout savoir... tout... Il n'y mit aucune pudeur... Il oublia carrément l'impératrice... Et le plus extraordinaire, c'est que Gisèle resta là à entendre ces infamies. Mais les entendait-elle ? Elle restait, parce qu'elle pensait à Jacques Ork ! et qu'elle voulait savoir !

Quant à l'empereur, Jacques Ork lui était tout à fait sorti de l'esprit... Il ne voyait qu'une chose... la jeune fille qu'il avait rencontrée un soir de promenade solitaire et qui s'était réfugiée dans ses bras... cette pure enfant adorable était la maîtresse d'un vieil horloger... Tout... tout... dans cette première idylle amoureuse, comme le reste, n'avait dû être que mensonge ! Tout cela avait été un coup monté ! Oh ! Il commanda brutalement :

– Père Rossi, interrogez ! Demandez à cette fille si elle savait à qui elle avait affaire la première fois qu'elle me vit ?

Le père Rossi posa la question... Mme Bleichreider avait cessé ses plaintes, ses sanglots. Étendue tout de son long, les bras en avant, les mains jointes, la tête enfermée dans les bras, elle paraissait morte ou en prière. Elle entendit, car elle répondit distinctement à la question :

– Oui.

– Et, continua l'empereur, dont l'exaltation recommençait à faire peur, cette rencontre n'était peut-être point due au hasard ? On me recherchait ? On espérait attirer mon attention ?

Même signe affirmatif de la tête, même réponse dans un souffle de la Bleichreider.

– On voulait me séduire ! C'était entendu ? comédie ?

– Oui.

– Et toutes les scènes qui s'en sont suivies... comédie ?

– Oui.

L'empereur s'était arrêté devant ce grand corps harmonieux étalé à ses pieds... Ah ! avec quelle haine il le regardait maintenant...

– Cette ignoble comédie, tonna l'empereur, qui négligeait maintenant d'interroger sa maîtresse par l'intermédiaire du père Rossi, vous l'avez jouée de votre plein gré ?

– Non ! répondit la tête de la Bleichreider.

– Qui vous y forçait ?

– Lui !

Et tout le corps de cette femme fut secoué d'un long frisson.

– Il vous tenait donc bien ?

– Oui.

– Il était votre amant ?

– Oui.

– Où l'avez-vous connu ?

Encore un frisson du corps et le silence.

– Répondez-moi. Je vous demande où l'horloger Baptiste a connu la fille Barbara.

Ce fut comme si le corps avait reçu une décharge électrique. Elle se redressa, montrant une figure de suppliciée.

– Pas ça ! Pas ça ! Pas ça !

Il y avait là un si prodigieux désespoir, une douleur si immense et si sincère, une honte si formidable, que l'impératrice eut enfin pitié de tant de misère. Elle fit un mouvement vers la malheureuse pour la soutenir et elle pria François de lui laisser le soin de l'interroger. Elle avait dès lors la perception que Mme Bleichreider était une victime, elle aussi, de ce monstre.

Elle eut voulu faire cesser au plus tôt le supplice de cette femme si Clémentine ne se refusait pas à lui donner les renseignements précis dont elle avait besoin concernant le sinistre horloger. Mais François voulait à toute force savoir jusqu'où était allée l'hypocrisie de sa maîtresse et sa stupidité à lui.

Il repoussa l'impératrice. Et il reprit la malheureuse, l'entreprit, la tortura, se tortura, et il apprit enfin l'atroce vérité.

Il sut où l'horloger était allé chercher Barbara, pour la lui offrir à lui, l'empereur ! Il sut où M. Baptiste avait connu sa douce, sa pure, sa chaste Clémentine. Dans une maison publique de Venise !

Oui, c'était dans un bouge fréquenté par des matelots... qu'il était allé chercher cette pourriture nommée Barbara, qui avait déjà traîné dans dix autres bouges et qu'il destinait au lit de l'empereur et dont l'empereur devait avoir un enfant. C'était ça, la mère d'Édouard... Et il apprit que deux ans seulement avant qu'elle ne fît sa connaissance à lui, François, au Graben, l'horloger maudit était venu, l'avait sortie de cette petite maison dont la lanterne s'allumait chaque soir dans une ruelle infâme.

Il sut que pendant ces deux années, le sauveur de Barbara avait si bien travaillé à la transformer, à l'instruire, à l'éduquer, que son élève était vite devenue méconnaissable ; enfin, il était si bien parvenu à lui donner tous les dehors de la vertu qu'il l'avait rendue réellement vertueuse, et qu'elle avait bientôt conçu pour son ancien état une haine, une honte indicibles. La reconnaissance de Barbara était immense. Et elle se demandait comment elle pourrait un jour s'acquitter de cette formidable dette quand elle apprit du mystérieux horloger ce qu'il attendait d'elle : se faire aimer d'un homme sur le chemin duquel il la plaça dès leur installation à Vienne aussi souvent qu'il le put et qui était l'empereur. Il lui apprit son dessein, implacablement.

D'abord elle se révolta. Mais il lui fallut bien céder devant la menace de se voir replongée dans la misère et dans la tourbe d'autrefois ! Elle eût voulu se sauver ! Elle ne le pouvait pas. Il avait juré qu'il la poursuivrait partout, où qu'elle allât, et qu'il dénoncerait à tous Barbara, la fille du quai des Esclavons. Elle se soumit.

Ce qu'on lui demandait était bien infâme ! Ce dont on la menaçait était plus infâme encore... On lui demandait d'aimer un homme... Elle en avait connu tant d'autres ! Elle se soumit. Elle pensait que cette aventure pourrait servir à la sauver de cette tutelle détestée... Et elle avait fini par accepter le rôle qu'on lui dicta... L'aventure avait réussi au-delà de toute espérance ! Elle avait été aimée de l'empereur, et elle l'avait aimé ! Et les remords étaient venus, les déchirants remords ! Et l'autre, l'autre ! l'horloger veillait au fond de l'alcôve ! sur son œuvre ! sur le bonheur de son élève... sur sa maternité... sur son enfant !

Oh ! cette confession ! ces cris ! ces hoquets ! ces larmes ! ces aveux ! ces silences ! L'abominable histoire fut arrachée à la malheureuse par lambeaux. Et quand elle eut fini, quand il l'eut tramée, pantelante, dans tout ce hideux passé, il n'entendit point ses cris de grâce, ses supplications délirantes, et il la rejeta jusqu'à la porte, avec des injures affreuses, pendant que Gisèle et le père Rossi eux-mêmes pleuraient.

Et sur le seuil de la porte, il la retint encore, les yeux injectés de sang, la bouche grinçante.

– Et après ? rugit-il... après ? tu as continué à le recevoir ! tu as continué à l'aimer ! tu le recevais chez toi ! tu continuais à le subir !

– Non ! non ! je te jure ! Oh ! François ! je te jure ! sur la tête de ton enfant !

– Misérable ! siffla-t-il... tu me parles de mon enfant... La première fois que je suis venu te surprendre, chez toi, la nuit... qui donc ai-je trouvé dans ta chambre ? L'oncle Baptiste ! Ton bon oncle Baptiste ! Eh bien ! va donc le rejoindre !

Et il la poussa du pied dehors, refermant la porte sur elle, retournant vers l'impératrice et le jésuite sa face terrible de vieux lion blessé à mort. Il attendit quelques minutes que le tumulte qui gonflait ses veines se fût apaisé dans sa poitrine haletante, et il dit à Gisèle :

– Vous avez raison, madame... il faut maintenant nous occuper de cet homme et le retrouver coûte que coûte. -- Et se tournant vers le père Rossi : -- Je vais vous apprendre une chose bien étrange, monsieur ! L'impératrice croit que ce Jacques Ork, que nous cherchons en vain depuis tant de mois, n'est autre que l'oncle Baptiste lui-même.

Le père ne put, à cette parole, retenir une exclamation.

– Oh ! Oh ! fit-il... Cela pourrait expliquer bien des choses ! Il y a dans l'existence de ce jeune homme que nous interrogeons en ce moment au couvent des séraphins... un M. Baptiste... Ah ! Ah ! mais alors ! le danger qui menace Votre Majesté est bien proche ! bien terrible ! Cet homme, l'oncle Baptiste, a dû préparer des choses...

– Il a préparé, reprit François d'une voix tonnante, il a préparé, exclusivement pour moi, une Mme Bleichreider dont j'ai un fils que j'adore... Il a préparé le petit Édouard ! Prenons garde !

– Oui, hâtons-nous ! fit l'impératrice. Mais que faire ? qui nous dira où est cet horloger maudit ? Oh ! il ne doit pas être loin d'ici ! Je l'ai suivi jusqu'ici !

À ce moment toute la maison retentit d'un cri effrayant... d'une clameur sauvage :

– Mon fils ! Mon fils ! Édouard ! Édouard !

L'empereur, l'impératrice, le père Rossi se ruèrent hors de la pièce, et l'appel désespéré de Clémentine leur arriva si déchirant qu'ils coururent comme des insensés... François avait bondi, et déjà il escaladait les étages quand une furie apparut qui se tordait les mains.

– Mon fils ! On m'a volé mon fils ! C'est lui !

Et elle roula dans l'escalier, s'ouvrant le front sur un coin de marche, inondant les degrés de son sang... François passa par-dessus ce corps agonisant, et continua sa course vers la chambre d'Édouard...

La chambre était vide... toutes les chambres étaient vides ! L'empereur appela les domestiques... pas un ne répondit... toute la maison était vide ! Tous ceux qui avaient mission de veiller sur Édouard avaient disparu avec lui... Et sans doute pour qu'il n'ignorât point d'où venait ce dernier coup, l'empereur trouva sur l'oreiller du petit Édouard... une paire de lunettes vertes... la paire de lunettes vertes de M. Baptiste, horloger.

XII -- LE COUVENT DES SÉRAPHINS

La maison était vide... Et cette fuite des domestiques en disait assez long sur l'attentat qui venait d'être commis pour que l'empereur comprît qu'il n'avait été entouré jusqu'à ce jour chez Mme Bleichreider que d'ennemis, tous complices de M. Baptiste. Son désespoir était effrayant à voir. Il paraissait près de perdre la raison... Soudain on entendit des pas et une soutane apparut au bas des marches de pierre. François et le père Rossi la reconnurent.

– Franz Holtzchener ! s'écrièrent-ils.

Celui-ci, après s'être incliné, disait à son chef :

– Je crois, révérend père, que votre présence serait utile aux « Séraphins ». Nous allons user des grands moyens, et Petit-Jeannot va certainement parler.

– A-t-il dit d'où il tenait la montre ?

– Oui, il a fini par le dire, après les poucettes que je lui ai infligées moi-même... Il tient la montre d'un ancien patron à lui, qui s'appelait M. Baptiste, et qui était horloger.

Les trois personnages, qui étaient présents et qui entendirent cela, poussèrent un même cri :

– Allons tout de suite au couvent ! Mais l'impératrice ajouta :

– Avant tout, il faut porter secours à cette malheureuse.

L'empereur laissa le père Rossi et Gisèle retourner près de Clémentine, mais tous deux revinrent presque aussitôt... Le corps de Mme Bleichreider avait disparu !

– Elle s'est sauvée ! fit l'empereur.

– Non ! répondit Gisèle... la pauvre femme était incapable de faire un mouvement. On l'a emportée.

– Qui l'a emportée ? demanda François, tout frémissant de ce nouveau mystère.

– Sire, votre sécurité exige, dit le père Rossi, que nous sortions d'ici sur-le-champ.

Gisèle se joignit au père Rossi.

– Allons donc au couvent ! agréa l'empereur d'une voix sombre.

Alors tous trois, précédés de Franz Holtzchener qui avait allumé une lanterne, se dirigèrent à travers bois. Ils ne s'étaient pas plutôt enfoncés dans la nuit, qu'une ombre légère surgissait sur les degrés du perron de la villa, grimpait l'escalier, pénétrait dans le vestibule éclairé. C'était Mlle Berthe. Elle paraissait déjà bien agitée. Elle le fut bien davantage quand elle eut parcouru à son tour cette demeure abandonnée, qu'elle eut en vain appelé et que personne ne lui eut répondu. Enfin elle se trouva dans l'escalier, devant les marches encore toutes maculées du sang de sa maîtresse. Elle poussa un cri et pâlit : quel malheur était arrivé en son absence ? Quel crime avait été commis ? Et pourquoi ne trouvait-elle personne au Joli Colombier ?

Elle s'enfuit, talonnée par une terreur sans nom, et comme au bord des marches, elle fut arrêtée par l'appel de son nom.

– Ne vous effrayez pas, mademoiselle Berthe... C'est moi ! Moi, M. Magnus...

La jeune fille saisit avec transport dans ses deux mains tremblantes les trois petites mains amies du petit monstre.

– Oh ! monsieur Magnus ! fit-elle, comme vous arrivez bien ! Qui vous envoie ?

– Mlle Lefébure, dit-il, ma fiancée... Voici une lettre pour vous, mademoiselle Berthe ! Mais où allez-vous ?

L'institutrice entraînait lestement le nain loin de cette maison qui lui faisait peur.

– Éloignons-nous d'abord d'ici, monsieur Magnus... je ne sais pas ce qui est arrivé dans cette maison... j'en ai été absente toute la soirée... j'y reviens... je la trouve déserte... et il y a de grandes traces de sang sur l'escalier...

– Vous courez un danger, mademoiselle Berthe ! Ah ! rassurez-vous, car je suis là...

– Oui ! oui ! mais fuyons !

Et elle l'entraîna assez loin sur la route. Ils se trouvèrent en face d'un petit pavillon en bois dont ils n'eurent qu'à pousser la porte. Elle le fit entrer et se barricada.

– Là, maintenant, la lettre vite, monsieur Magnus !

Elle lut à la clarté d'un petit rat de cave que le nain avait sorti de sa poche. Mlle Lefébure annonçait à Mlle Berthe qu'elle avait bien reçu sa dernière lettre où elle lui disait qu'elle était de plus en plus inquiète de ce qu'elle ne pouvait avoir de nouvelles de Jeannot. Hélas ! de son côté elle n'en avait pas entendu parler davantage. M. Magnus était également désespéré. Elle lui apprenait qu'elle était tout à fait remise de sa maladie du sommeil et qu'elle avait accompagné sa maîtresse dans un voyage que Myrrha avait entrepris dans la Forêt-Noire. Myrrha et elle se trouvaient pour le moment dans un château appelé la tour Cage-de-Fer de Neustadt et qu'elles habitaient dans une sorte de cage percée dans les murs mêmes de la tour. Elles étaient là comme prisonnières, ne voyant personne, ne sortant pour une courte promenade que la nuit.

M. Magnus les avait accompagnées dans leur voyage jusqu'à Todtnau, et là il les avait quittées, car ils avaient rencontré dans ce bourg une personne que Mlle Berthe connaissait bien pour l'avoir vue quelquefois à la fenêtre de la rue de l'Eau-de-l'Empereur. Il s'agissait de la « petite matelassière » qui, à Todtnau, avait emmené avec elle M. Magnus, événement dont Mlle Lefébure se serait consolée assez difficilement si M. Magnus n'avait trouvé un moyen fort ingénieux de correspondance. La tour où Myrrha et elle vivaient comme enfermées communiquait avec une antique oubliette donnant sur un torrent impétueux. M. Magnus, à travers mille dangers, parvenait jusqu'à l'orifice intérieur de l'oubliette, et par le truchement de longues branches, faisait parvenir à Mlle Lefébure des lettres pleines de son innocent et brûlant amour. Mlle Lefébure aurait pu aussi quitter Myrrha, mais elle avait une réelle affection pour la belle aveugle et, en restant, elle obéissait aux conseils de M. Magnus qui, lui, obéissait -- il le lui avait avoué sans lui en expliquer la raison -- à la « petite matelassière »... Et Mlle Lefébure terminait en disant :

« Qu'est-ce que la « petite matelassière » vient faire là-dedans ? Et nous, qu'y faisons-nous, ma chère ? Je flaire quelque grave intrigue. Ah ! un incident que je ne puis passer sous silence ! L'autre nuit, Myrrha et moi nous prenions le frais dans le parc, et je regardais la masse sombre du château où une fenêtre s'était soudain éclairée. Or, à la lueur de cette fenêtre, de l'autre côté du pont-levis -- il y a un pont-levis et des oubliettes -- qui est-ce que j'aperçois debout sur un tertre, les bras croisés, et regardant la fenêtre éclairée d'un air sombre et fatal... qui ? le frère de mademoiselle ! lui ! le seigneur Rynaldo ! Je le dis aussitôt à Myrrha, qui, à ma grande stupéfaction, m'entraîna avec rapidité, et nous enferma aussitôt dans notre cellule. Quelle histoire !

« Mais j'ai soif de vos nouvelles, chère amie, et je vous envoie ce bon M. Magnus, qui se met à notre disposition. Je vous embrasse, etc. »

L'institutrice avait parcouru cette longue lettre avec rapidité. À certains passages, elle n'avait pu retenir de petits cris de satisfaction et elle avait regardé M. Magnus. Quand elle eut fini, elle se retourna brusquement vers le nain parallélépipède à cinq pattes et lui dit :

– Ah ! alors vous savez où est la « petite matelassière » ?

– Quoi ! bougonna M. Magnus, Zélia vous a dit...

– Qui ça, Zélia ?

– Comment, vous ne savez pas que Mlle Lefébure s'appelle Zélia ?

– Non, et si vous le savez, tant mieux pour vous ! Mais il ne s'agit pas de ça, et nous sommes loin de tous ces contes d'amour. Où est la « petite matelassière » ?

– Je ne puis pas vous le dire.

– Mais vous pouvez la voir, vous pouvez lui parler ?

– Oui, elle est dans la Forêt-Noire -- c'est tout ce que je peux vous faire connaître -- pas bien loin d'ici... et je puis lui parler pour vous faire plaisir.

– Eh bien ! partez tout de suite, et dites-lui de la part de Petit-Jeannot qu'elle vienne à son secours, qu'elle le délivre, qu'il compte sur elle.

Le nain fit un bond.

– Vous avez vu Petit-Jeannot ?

– Non, mais je l'ai entendu !

– Et où est-il ?

– Enfermé au couvent des séraphins, là, à côté.

– Connu... Et qu'est-ce qu'il fait là ?

– Il se meurt de soif au fond d'un in-pace.

-- Il vous a parlé ? Qu'est-ce qu'il vous a dit ?

– Pas grand-chose : il m'a demandé une boîte de peinture, et de l'eau.

– Il veut donc faire de la peinture à l'eau ?

– Ah ! ne riez pas, monsieur Magnus ! je vous en conjure... Ce n'est pas pour rire que l'on a enfermé depuis des semaines ce malheureux jeune homme dans le couvent des séraphins. Et il ne riait pas tantôt, quand je sciais les barreaux qui me séparaient de lui ! Hélas ! hélas ! sa vie, monsieur Magnus... il faut la sauver... Jeannot ne peut pas rester dans cet affreux couvent !

– Nous le sauverons avec l'aide de la « petite matelassière » ! Mais vous n'avez donc pas réussi à scier les barreaux ?

– Je suis arrivée à scier les barreaux, sachant bien qu'ensuite Jeannot s'en tirerait toujours, mais la fatalité était contre nous ! J'avais à peine terminé ma besogne que j'entendais Petit-Jeannot qui me soufflait : « Chut ! Arrêtez-vous ! On vient me chercher ! Vite, passez-moi votre boîte de peinture. » Je n'ai eu que le temps de lui passer ma boîte et je n'ai plus rien entendu ! Et je l'ai appelé en vain. On avait dû l'emporter... Dieu sait où ! et pourquoi faire ?

– Écoutez ! fit M. Magnus, j'y descendrai, moi, dans l'ïn-pace, et on verra bien ! Mais tout de même je vais prévenir la « petite matelassière » d'abord...

– Allez ! et dépêchez-vous, monsieur Magnus, car je meurs de peur ici... Qu'est-ce qu'il est arrivé à Jeannot ? et qu'est-ce qui s'est passé à la villa ? Ah ! je ne m'étais pas trompée ! Je m'étais dit : « Il y a du malheur dans l'air », tantôt, quand j'ai rencontré coup sur coup l'homme aux lunettes vertes et le marchand de parapluies !

– Vous avez vu le marchand de parapluies ? s'écria le nain. Que ne le disiez-vous ! Il n'y a pas une minute à perdre ! La « petite matelassière » nous a toujours dit de nous méfier ! Adieu ! ne sortez pas d'ici ! Je serai de retour avant une heure !

Et M. Magnus sortit de la cabane et lança sa roue à toute volée sur le sentier qui s'enfuyait dans la nuit, du côté de la Forêt-Noire. Il n'avait pas plutôt disparu que, d'un petit bosquet qui se trouvait derrière la cabane, une ombre sortait, puis une autre. La première disait à la seconde :

– Écoutez, William, vous allez vous rendre au couvent et vous direz au révérend père prieur que maintenant il n'y a aucun inconvénient à ce que Petit-Jeannot parle, et à ce qu'il dise tout ce qu'il sait, et le plus tôt possible, devant le père Rossi et les deux autres.

– Bien, monsieur Sans-Nom.

– Vous direz que je vous ai apporté l'ordre au nom du « maître de l'heure ». Allez !

Les deux ombres se séparèrent, et M. Sans-Nom rentra dans son bosquet, d'où il avait pu voir et même entendre tout ce qui se passait dans la cabane rustique où était enfermée cette pauvre Mlle Berthe.

Le père Rossi et les deux autres, précédés toujours de Franz Holtzchener et de sa lanterne, étaient arrivés devant le couvent des séraphins.

Ce couvent était le résultat du génie policier de Franz Holtzchener. Un jour que celui-ci errait aux environs de Zelle, veillant vaguement sur la sécurité de son souverain qui était en villégiature au Joli-Colombier, il avait rencontré, assis sur les ruines d'un couvent de minimes, un pauvre moine sur la figure duquel il avait lu tous les vices et toutes les misères. Le moine, qui avait nom Basile, lui confessa qu'il avait été chassé de son ordre, qui était celui des capucins, parce qu'on l'avait découvert gourmand, paillard, orgueilleux. Il avait subi toutes les corrections, mais rien n'avait pu l'améliorer, et on l'avait chassé. Il avait essayé quelques métiers ; mais il n'avait réussi dans aucun. Il rêvait d'être à la tête d'un couvent où l'on saurait vivre.

« -- Ah ! mon frère, disait-il à Franz Holtzchener, il ne s'agit que de déployer un peu d'intelligence dans une aussi admirable place. Un père directeur ne doit manquer de rien, car les dévotes s'intéressent très fort à lui. A-t-il une petite toux ? Se plaint-il un peu de l'estomac ou de la poitrine ? Aussitôt on envoie les bouillons gras ou maigres, des confitures, des biscuits, des bouteilles de vin. Une dévote a-t-elle quelque secret à dévoiler ? C'est toujours à son directeur qu'elle s'adresse. Enfin, s'il a quelque penchant à la galanterie, il sait bien où s'adresser.

Dans tout ce verbiage, Franz Holtzchener avait retenu ces mots : « Une dévote a-t-elle quelque secret à révéler, c'est toujours à son directeur qu'elle s'adresse ! » Oh ! certes, l'ordre des jésuites auquel Franz Holtzchener appartenait avait bien des moyens de posséder les secrets du monde ; mais Franz Holtzchener avait besoin, à cause de la confiance de l'empereur, de posséder ses secrets à lui... Et il pensa que sa besogne serait bien avancée s'il avait son confessionnal à lui, ses cachots à lui, ses juges d'instruction qui ne seraient autres que certains pères confesseurs, lesquels, pour obtenir des aveux nécessaires, pourraient user de moyens qui ne sont plus à la disposition des juges ordinaires.

Dans un couvent, on peut toujours fustiger, fouetter, laisser mourir de faim et même enterrer les vivants jusqu'à la limite nécessaire à leur salut. Cela s'appelle des pénitences. Ah ! avoir son pénitencier, sur lequel, lui, Franz Holtzchener, dirigerait les gens d'un naturel trop peu communicatif, n'était-ce point là, en vérité, une idée de génie ?

Le père Rossi, savamment tâté, laissa faire ; il pensa, comme Franz Holtzchener, qu'il était nécessaire que l'ordre disposât d'un couvent et d'une communauté où il pourrait se passer des choses utiles dont l'ordre ne saurait être rendu responsable. C'est ainsi que sur les ruines d'un couvent de minimes s'éleva un couvent de séraphins qui semblait n'avoir d'autre maître que le révérend père prieur Basile, l'ex-capucin qui avait eu tant de malheurs.

Le père Basile avait su rapidement s'entourer de la lie monastique de tous les autres couvents de franciscains, dominicains, carmes, augustins, etc., qui avaient été chassés comme lui de leur ordre. Bien nourris, bien logés, ne manquant de rien, ils se montrèrent d'honnêtes gens. Seulement ils étaient à la disposition de Franz Holtzchener.

Quand on leur amena Petit-Jeannot, un soir, ils le traitèrent d'abord fort bien. Petit-Jeannot -- qui avait été brutalement enlevé aux joies amoureuses de la rue de l'Eau-de-l'Empereur par les sbires de Franz Holtzchener qui le guettaient devant la porte de M. Malaga -- avait eu tout de suite la curiosité de savoir ce qu'on lui voulait et pourquoi on l'avait conduit chez des moines. On lui avait répondu que c'était pour son salut.

C'est ainsi que le lendemain, il fut conduit dans le magasin de la pénitence où il trouva toutes choses rangées en bon ordre le long des murs : disciplines en cuir, en plomb, à pointes, sans pointes, des cilices à crochets, à épines, doubles, triples, tout garni de grains de poivre et arrosé de vinaigre ; des bâillons, des ceintures de fer et bien d'autres instruments encore.

On lui donna à choisir l'instrument de sa première pénitence ; mais il répondit qu'il aimait mieux ne rien choisir du tout. Alors le père correcteur fut appelé, et il décrocha une sorte de fouet qui était plein de nœuds et de balles de plomb. Petit-Jeannot se récria et choisit aussitôt une honnête lanière, bien lisse, la trouvant plus que suffisante pour le châtiment de ses péchés et, dans le même moment, il se prit à pleurer, demandant grâce et pitié. Le père correcteur le dirigea vers une très forte chaise à bras, tout en bois. Un des plus gros et des plus forts moines présents, sur l'ordre du père correcteur, y prit place.

Quant à Petit-Jeannot, il reçut l'ordre de passer derrière la chaise et de donner ses deux mains par-dessus le dossier au moine assis. Ainsi les mains du pauvre garçon furent-elles emprisonnées comme dans un étau et il sentit que l'on abaissait sur ses talons son pantalon. On lui retroussa également son habit et sa chemise par-dessus ses épaules, et le père correcteur, aussitôt, se mit à régaler tout le pays découvert d'une ample fessée.

Le père correcteur lançait les coups de martinet d'une manière lente et qui n'en était que plus terrible. Ce père correcteur connaissait son affaire, et Petit-Jeannot brûla bientôt comme si on l'écorchait vif. Enfin, ce supplice prit fin, et sur la demande qu'on lui en fit, le patient déclara qu'il était prêt à se confesser et à faire tout le nécessaire pour le salut de son âme.

Sur quoi on le porta dans la chapelle, et on le déposa dans la petite boîte du confessionnal, dans lequel, juste devant le nez du jeune homme, on avait suspendu le martinet à balles de plomb. Petit-Jeannot, qui tremblait sur ses genoux, voulut détourner son regard de ce fâcheux instrument de torture, et ses yeux rencontrèrent le révérend père qui entrait justement dans le confessionnal. Le malheureux pénitent étouffa aussitôt un cri, car il venait de reconnaître dans son confesseur le maudit marchand de parapluies du Val-d'Enfer, le démon qui semblait le poursuivre partout et être la cause de tous ses malheurs !

Son épouvante atteignit des proportions inquiétantes quand il comprit quel genre de confession on exigeait de lui ! C'était toute sa vie passée que l'on fouillait, et avec quel acharnement ! Mais Petit-Jeannot n'en mentit pas moins avec une astuce remarquable, se taisant sur son rôle imprévu dans l'œuvre si mystérieuse des montres qui sonnaient midi à deux heures et quart.

Il savait qu'il y avait quelque part dans le monde un vieil Omar qui ne badinait pas avec les secrets de la crypte des Saintes-Maries. Aussi il avait bien résolu de se taire, et sur tout ce qui concernait la Reine du Sabbat, et sur M. Baptiste lui-même, dont l'importance comme horloger de ces exceptionnelles montres et de certaines terribles horloges apparaissait à distance des plus à craindre. Or le secret de ces montres et de ces horloges était intimement lié à un autre secret que l'apprenti avait surpris chez M. Baptiste, et sur lequel son confesseur revenait avec une obstination désespérante : c'était le secret des noms !

-- Mon cher fils, lui répétait cet homme plein d'onction, vous ne me dites point tout. Ne trouvez-vous pas le doigt de Dieu dans le fait que vous ayez, certain soir, rencontré sur votre route, dans la Forêt-Noire, un pauvre marchand de parapluies qui était sur le point d'entrer en religion, et que ce soit justement ce marchand de parapluies-là qui vous confesse aujourd'hui ! À ce moment je vous ai entendu prononcer cette phrase, dans l'auberge, cette phrase si simple : « Après l'archiduc Paul, Jean de Styrie », et un peu plus tard : « Après Jean de Styrie, Marie-Louise ! » Eh bien mon fils, il faut me dire pourquoi vous avez dit cela ?

– Bah ! répondit Petit-Jeannot de son air le plus niais, j'ai dit cela comme j'aurais dit autre chose !

– Et dans votre esprit, vous ne vous souvenez pas à quelles liaisons d'idées cela peut répondre ? Vous ne vous souvenez pas non plus où, ni comment, vous avez appris à prononcer ces noms-là, ni la raison de l'ordre dans lequel vous les prononciez ?

– Ma foi, non !

– Eh bien ! mon fils, il m'est impossible de vous donner l'absolution tant que vous ne vous souviendrez pas de cela ! Vous viendrez me voir quand votre esprit se souviendra.

– C'est cela, fit Petit-Jeannot, je reviendrai vous voir à ce moment-là.

Et il partit heureux d'en être quitte à si bon compte. Seulement, quand il quitta le confessionnal, il fut désolé de voir qu'on le reconduisait dans la salle de la pénitence. Cette fois, on fit mettre le pénitent à genoux, on lui lia les pieds et les mains, on l'attacha au fauteuil ; le père prieur lui-même lui fit administrer un cordial pour lui donner des forces, et ce fut Franz Holtzchener lui-même qui s'apprêta à distribuer les coups, son poing déjà armé de la lanière à balles de plomb.

Le supplice commença. Mais Franz Holtzchener se fatigue, béatement Petit-Jeannot sourit. Il sourit, tel le martyr dans la géhenne. Que veut dire ceci ? Et quelle âme de fer habite ce corps fragile ? Franz Holtzchener sue à grosses gouttes. C'est lui qui demande grâce. Il ne frappe plus. Il murmure :

– Diable ! cela va être plus difficile de le faire parler que je ne pensais ! Il va falloir employer les grands moyens !

Mais Franz Holtzchener était alors pressé de quitter le couvent et de regagner Vienne, et il dut remettre à plus tard l'expertise des « grands moyens ». Seulement, avant de partir, il recommanda tout particulièrement Petit-Jeannot et le salut de son âme au révérend père prieur et au père correcteur. Il lui fallait, quand il reviendrait, un Petit-Jeannot tout à fait transformé, obéissant et soumis. Nous ne nous attarderons point à décrire la triste existence du malheureux apprenti horloger. Petit-Jeannot était en train de devenir un petit saint. Tout particulièrement il endurait la flagellation et autres mauvais procédés corporels avec une soumission extraordinaire. On eût même dit que cela lui faisait plaisir, et il n'y comprenait rien lui-même.

La vérité était que la fameuse montre de M. Baptiste avait sauvé une fois de plus Petit-Jeannot. Selon la règle, à son arrivée au couvent, on avait « soulagé » le néophyte de tous les objets en sa possession, dont la montre à la singulière inscription de « deux heures et quart ». Le tout avait été porté chez le père prieur, qui n'avait pas plutôt aperçu cette montre qu'il se sentit animé des meilleures intentions pour Petit-Jeannot. Il sut que Franz Holtzchener voulait faire parler le jeune homme, et il comprit qu'il devait, lui, le faire taire. Ce qui prouvait de toute évidence que le révérend père Basile devait avoir quelque accointance avec la redoutable association des « Deux heures et quart ».

Si bien que, le soir même de l'arrivée de Petit-Jeannot aux Séraphins, ceux ou celui des « Deux heures et quart » qui devait tout savoir, qui, tout-puissant, se faisait appeler « le maître de l'heure », sut où était Petit-Jeannot et ce qu'on voulait de lui. Les ordres arrivèrent : « Qu'il se taise ! Coûte que coûte ! » et ce terrible coûte que coûte était bientôt accompagné d'un petit paquet venu de la pharmacie centrale des « Deux heures et quart », pharmacie dirigée par cet excellent M. Malaga... et paquet dans lequel se trouvait tout ce qui peut faire taire un homme pour toujours.

Pauvre Jeannot ! Heureusement pour lui que le poison de M. Malaga arriva une heure en retard sur la flagellation du père Holtzche-ner, car le révérend père Basile, qui ne savait qu'obéir, n'aurait sans doute point hésité à verser la funèbre drogue dans le cordial qui fut tendu à Petit-Jeannot avant son supplice. Au lieu de cela, Basile se contenta d'y faire rentrer certaines plantes aromatiques et certaines liqueurs dérivées de la morphine et de l'opium, qui mettent si bien le corps en extase que tous les coups dont on le frappe deviennent sur-le-champ autant de caresses. Ainsi s'explique l'héroïsme de Petit-Jeannot.

– Nous n'aurons peut-être point à faire usage du poison, se dit le prieur, après avoir constaté le succès de son expérience. Enfin, il sera toujours temps d'empoisonner ce pauvre Jeannot quand Franz Holtzchener reviendra !

En attendant, pour qu'on ne pût l'accuser de porter intérêt au pénitent du jésuite, le père prieur laissa Petit-Jeannot se morfondre jusqu'au fond de l'in-pace, et crier la faim quand on ne lui donnait pour tout régime que de l'eau, et crier la soif quand on ne lui donnait pour toute nourriture que de la morue salée. Enfin Franz Holtzchener était revenu, et les flagellations avaient recommencé ; mais le cordial continuait à faire son effet ; le père prieur avait gardé son poison dans son armoire. Quant au jésuite, il maudissait Jeannot et avait envoyé promener de rage toutes les lanières inutiles.

Oui... oui... il fallait autre chose... autre chose...

La vraie torture allait commencer. Le père prieur demanda à l'appliquer lui-même.

Or nous allons voir combien le rôle de ce brave homme devenait de plus en plus difficile, car les ordres secrets relatifs à Jeannot venaient d'être considérablement modifiés. D'abord on avait félicité le père Basile de ce qu'il avait été assez habile pour conserver la vie à son néophyte sans que celui-ci dévoilât des secrets qui ne lui appartenaient pas. Ensuite on lui avait recommandé de n'user du poison qu'à la dernière extrémité -- car si dans le moment les « Deux heures et quart » avaient le plus grand intérêt à ce que le jeune homme ne parlât pas, cet intérêt pouvait se transformer de telle sorte du jour au lendemain qu'il serait utile pour tout le monde que Petit-Jeannot se prit à bavarder.

En attendant ce jour-là, comme la consigne était encore au silence, le père prieur faisait tout son possible pour tromper Franz Holtzchener et pour éviter à Petit-Jeannot les ennuis inévitables d'un coin de bois enfoncé entre les chevilles avec trop de rudesse. Il le ménageait en réalité si bien, tout en lui recommandant du reste de crier, que Jeannot en conçut pour son bourreau une reconnaissance sans bornes.

Jeannot trouva le moyen, en l'absence de Franz Holtzchener, de remercier le vénérable ecclésiastique. L'autre lui dit qu'en agissant de la sorte, il obéissait, lui, à une pitié dont il pourrait se repentir dans ce monde et dans l'autre, sans compter que Franz Holtzchener finirait bien par s'apercevoir de la supercherie, car enfin, il devenait tout à fait incroyable que le corps du jeune homme fût ainsi torturé sans qu'il présentât certaines plaies attestant la bonne foi de l'opérateur.

– Mon cher père, avait répondu Petit-Jeannot, qu'à cela ne tienne ! Je suis fils et petit-fils de bohémiens, et je sais comment ça se fabrique, des plaies ! Passez-moi donc une boîte de peinture, et vous verrez si je vous en fais, des plaies !

Sans doute le père Basile n'avait-il pas apporté à Petit-Jeannot la boîte de peinture désirée, puisque nous avons entendu celui-ci réclamer comme le premier des bienfaits cet objet à Mlle Berthe, stupéfaite et attristée.

Mais la preuve que cette boîte devait lui être bien utile, c'est que le soir même où l'empereur et l'impératrice sont introduits dans le couvent des séraphins, les augustes visiteurs ne peuvent retenir une exclamation d'horreur quand on leur apporte sur une civière, le corps pantelant, saignant, sanguinolent, du malheureux Jeannot. L'empereur et l'impératrice et le père Rossi détournèrent la tête ; Franz Holtzchener lui-même ne pouvait se défendre de frissonner.

Seul de tous ceux qui étaient là, Petit-Jeannot paraissait à son aise et, en voyant monter jusqu'à son escabeau le vénérable prieur qui tenait en ses mains tremblantes de petites tenailles, il lui adressa un bon sourire « entendu » et sournois. L'impératrice n'y put tenir davantage. Elle s'interposa, déclarant qu'elle présente, on ne continuerait point un pareil crime. Mais sa défense de Petit-Jeannot fut courte et inutile, car l'empereur d'une voix terrible prononça qu'il n'avait plus de pitié dans son cœur pour personne... et que si la souveraine n'avait plus la force de soutenir un pareil spectacle, elle n'avait qu'à se retirer. Ce qu'elle fit. Mais elle laissa la porte entr'ouverte derrière elle ; puis elle tomba à genoux et fit une rapide prière. Et elle attendit. Ce fut d'abord la voix de l'empereur qui se fit entendre.

– Il faut, disait-il, que ce jeune homme ait bien conscience de l'importance de ce qu'on lui demande, pour qu'aucun châtiment ne puisse le faire sortir de son mutisme !

– C'est à grand'peine, colonel, déclara Franz Holtzchener, que j'ai pu, en lui imposant moi-même tantôt les poucettes, lui faire avouer qu'il avait été employé comme apprenti horloger chez un monsieur Baptiste. Le père prieur va essayer devant vous, colonel, le supplice des tenailles.

– Mais où allez-vous lui poser ces tenailles ? demanda le père Rossi.

– Il y a encore une place : aux mamelles ! Nous allons lui tenailler les mamelles ! Il y a bien peu de pénitents qui résistent à la confession avec tenailles aux mamelles !

– Eh bien, commencez ! Et faites vite !

Franz Holtzchener fit un signe de tête. Le père Basile dressa au-dessus de Petit-Jeannot ses tenailles. Petit-Jeannot continua de lui sourire. Le malheureux ne savait pas que le père Basile venait de recevoir l'ordre de laisser parler et même de faire parler le jeune homme.

– Posez la question ! dit le père Basile.

– Où le Petit-Jeannot a-t-il travaillé chez M. Baptiste ? dit Franz Holtzchener.

– Vous ne voulez pas répondre à cette question ? demanda le père Basile.

– Non ! Non ! Non !

Et Petit-Jeannot sourit au révérend père Basile. Alors celui-ci abaissa ses tenailles sur la poitrine du jeune homme et prit dans leurs pinces le bout des mamelles.

– Aïe ! gémit doucement Jeannot, pour avertir son compère que celui-ci lui tenait réellement la chair.

Mais le père Basile tira. Alors on entendit un hurlement.

– À Paris ! hurla Petit-Jeannot, à Paris ! J'ai travaillé chez M. Baptiste... à Paris. -- Et il ajouta, entre ses dents, à l'adresse du père Basile : -- Êtes-vous bête ! Vous m'avez fait un mal de chien !

– Ah ! ah ! à Paris. C'est un renseignement cela, dit Franz Holtzchener. Je pensais bien que les tenailles aux mamelles produiraient leur petit effet. Et où cela, à Paris ?

Mais Petit-Jeannot retomba dans son mutisme, espérant sans doute que l'accident des tenailles n'avait été qu'un... accident. Seulement, quand il sentit que le père Basile lui tirait à nouveau la mamelle, il se prit à hurler et se déclara prêt à dire tout ce qu'on voulait. On n'avait qu'à l'interroger.

– Où, à Paris ?

– Au Palais Royal.

– M. Baptiste tient donc une boutique au Palais-Royal ?

– Oui, monsieur, répondit Petit-Jeannot, qui ne quittait pas des yeux les tenailles du père Basile... Il y tient boutique... pas bien loin de la galerie d'Orléans.

– Et c'est chez M. Baptiste, reprit l'interrogateur, que vous avez appris le secret des noms... ce secret grâce auquel vous pouvez si facilement dire : Après Jean de Styrie... Marie-Louise... Après Marie-Louise...

-- Oui ! Oui ! c'est cela ! C'est bien chez M. Baptiste, répliqua le patient qui, un moment, avait hésité, mais qui n'avait pu résister à la simple menace des tenailles.

– Et comment savez-vous qu'après celui-ci, c'est celui-là ?

– C'est parce que les noms étaient placés comme ça.

-- Et où étaient-ils placés comme ça ?

– Dans la chambre des horloges.

À ces mots l'empereur et le père Rossi échangèrent un rapide regard.

– Qu'est-ce que c'est que la chambre des horloges ?

– C'est une chambre dans laquelle il y a des drôles d'horloges qui sonnent l'heure sur des têtes de mort !

Cette fois l'empereur ne put rester à sa place. Il s'approcha de Petit-Jeannot, faisant montre d'une agitation dont il tentait vainement de rester le maître.

– Laissez ! fit-il à Franz Holtzchener. C'est moi qui vais continuer à l'interroger... Tu dis que ces horloges sonnaient l'heure sur des têtes de mort ?

– Oui, monsieur.

– Est-ce que tu pourrais me dire ce que ces horloges avaient de particulier ? Par exemple, n'as-tu pas remarqué qu'elles portaient des inscriptions ?

– Oui, monsieur, une inscription !

– Quelle inscription ?

– Ah ! ça, monsieur, je ne peux pas le dire, parce que ça... c'est un grand secret.

– Ça n'est pas depuis longtemps un secret pour toi, puisque tu avais une montre qui portait cette inscription-là... Mais comment imagines-tu que c'est un grand secret ?

– Parce que cette inscription est la même que celle qui se trouvait sur toutes les montres dans la chambre des montres, et que la chambre des montres et la chambre des horloges, on ne les ouvrait jamais à personne.

– Il y avait donc une chambre qui s'appelait la chambre des montres ?

-- Oui, monsieur.

– Où se trouvait cette chambre des montres ?

– Au fond de la boutique.

– Et la chambre des horloges, où était-elle ?

– Ah ! ça, je ne pourrais pas vous le dire exactement.

– Tu y es cependant entré ?

– Oui, monsieur, mais c'est par des couloirs et des escaliers secrets qui montent et qui descendent si bien dans le Palais-Royal qu'on ne saurait dire exactement où on se trouve quand on s'y trouve.

– Mais tu pourrais y retourner ?

– Oui, monsieur, les yeux fermés.

– Tu dis que l'inscription qui se trouve sur les montres et sur les horloges est un secret ? À qui donc appartient ce secret ? À monsieur Baptiste ?

– Oui, bien sûr, à M. Baptiste.

– Tu n'en connais pas d'autres qui ont part à ce secret ?

– Non ! je n'en connais pas d'autres ! mentit Jeannot.

– Tu mens, Jeannot, tu mens... Tu n'as pas tout dit... loin de là ! M. Baptiste a des complices qui connaissent avec lui le secret des montres... Tu vas nous dire comment ils s'appellent.

– Je ne les connais pas, je le jure !

– Les tenailles ! commanda l'empereur.

– Voilà ! hurla Jeannot. Je le dirai... Il y a le vieil Omar !

– Qui est le vieil Omar ?

– C'est le chef des tribus : c'est l'Ancien des Cigains, celui qui commande avec le Grand Coesre à ceux de ma race.

– Quelle est donc ta race ?

– La race romani. Je suis Bohémien, moi, comme père et mère.

– M. Baptiste entretenait donc des relations avec les bohémiens ?

– Il réparait leurs montres.

– Est-ce que le vieil Omar et les bohémiens avaient des montres comme celles dont tu me parles ?

– Oui, monsieur, du moins les principaux !

– Où as-tu vu ces principaux ?

– Dans la crypte des Saintes-Maries-de-la-Mer, quand ils sont venus élire leur Grand Coesre.

– Tu connais le Grand Coesre ?

– Oui, monsieur, je le connais.

– Qui est-il ?

– Je ne peux pas le dire.

– Les tenailles, révérend père.

– Non, non, c'est inutile. Le Grand Coesre, c'est Stella.

– Stella ? C'est donc une femme ?

– Oui, monsieur. On l'appelle encore le Dieu doré ou la Reine du Sabbat. Mais c'est tout ce que j'en sais, je le jure sur mon salut éternel.

– Quand la Reine du Sabbat a été élue par les bohémiens, M. Baptiste se trouvait aux Saintes-Maries-de-la-Mer ?

– Oui, monsieur.

– Ils se connaissaient ?

– Elle est venue chez lui.

– Sais-tu ce qu'ils se sont dit ?

– Non ! Ils sont restés longtemps enfermés.

Chaque réponse de Petit-Jeannot semblait exciter au plus haut point l'intérêt de l'empereur, du père Rossi et de Franz Holtzchener. Celui-ci n'y tint plus.

– Je l'ai toujours dit ! fit-il. Nous n'avons rien fait disparaître avec Réginald : la terrible association vit toujours.

– Et elle a fait alliance avec M. Baptiste ! gronda l'empereur. Il poussa un effrayant soupir... L'impératrice avait donc raison !

Le terrible ennemi se cachait derrière cela : M. Baptiste ! Ce que l'empereur souffrait alors en songeant à ce que M. Baptiste lui avait pris, à ce qu'il se disposait à lui prendre encore, était inimaginable ! Il leva les poings vers le ciel et jeta dans un sanglot, à trois reprises :

– Jacques Ork ! Jacques Ork ! Jacques Ork !

L'empereur considéra quelque temps en silence le long corps ulcéré de Petit-Jeannot. Il força le regard qui fuyait, qui voulait se dérober.

– Et maintenant, fit-il, tu vas nous dire comment étaient placés les noms ?

-- Ils étaient placés sur des étiquettes, qui pendaient à chacune des horloges.

– Et les horloges, comment étaient-elles placées ?

– Sur des sellettes appliquées contre la muraille.

– Il y avait beaucoup d'horloges ?

– Oui, d'abord... et puis il y a des horloges qui sont parties... elles partaient de gauche à droite... à tour de rôle... Il était rare, quand je retournais dans la chambre des horloges, que je ne retrouve pas un sellette vide... et je ne sais pourquoi ces horloges et leurs inscriptions et les petites étiquettes où il y avait des noms de l'écriture de M. Baptiste... tout cela me poursuivait... j'étais effrayé sans savoir pourquoi... sans doute à cause des têtes de mort... bien sûr... car ce n'est pas naturel, des horloges qui sonnent midi ou minuit à deux heures et quart ?

– Tu les as entendues sonner ?

– Oui, des fois que j'étais obligé de me cacher. Quand M. Baptiste descendait, se croyant bien seul... alors il remontait les horloges pour savoir si elles marchaient toujours bien, et quand il les écoutait sonner, il avait un air si méchant et si diabolique qu'il m'épouvantait.

– Pourrais-tu dire combien il y avait d'horloges ?

– Oh ! il y en avait bien une quinzaine... mais il n'y avait pas de nom sur les trois dernières...

– Ah ! ah ! il n'y avait pas de nom sur les trois dernières ? Mais quels noms, rappelle-toi bien... quels noms venaient... dis cela dans l'ordre... rappelle-toi bien quels noms venaient après... Adolphe.

Et l'empereur soupira.

– Après Adolphe, c'était Ethel...

Petit-Jeannot n'avait pas plutôt dit cela : « Après Adolphe, c'était Ethel » que l'on entendit distinctement un cri se répercuter dans les corridors sombres : « Ethel ! Ethel ! »

Les trois personnages qui entouraient le jeune homme, à ce mot eurent un sursaut et se dressèrent tout pâles, tant ce cri leur parut déchirant. Et aussitôt la blême figure de l'impératrice se montra à la porte.

– Vous avez entendu ? fit-elle toute tremblante.

– Mais oui... gémit François. Ce n'est pas vous qui avez crié madame ?

– Non ! Non ! Mais ce n'est pas loin d'ici ! C'est dans l'un de ces corridors que l'on a crié : Ethel !

– Vous croyez ? dit le père prieur. A-t-on réellement crié ? Ces corridors sont si sonores et l'écho est si bruyant...

Alors l'impératrice répéta tout haut le mot « Ethel »... et le corridor le répéta après elle, plusieurs fois.

– Vous voyez ! constata le père prieur.

– Tout de même, dit Gisèle, qui tremblait comme une feuille, j'avais cru reconnaître une voix...

– Oui, moi aussi, appuya l'empereur... C'était comme la voix de Régina.

– Oui... la voix de Régina ou de Tania... C'était comme si la voix de Tania pleurait déjà le pauvre Ethel, son fiancé ! Oh ! François ! François ! Il faut les sauver s'il en est temps encore. J'irai lui parler à Jacques Ork ! J'irai parler au monstre... et il m'entendra.

Mais l'empereur considérait toujours Petit-Jeannot. Une question lui brûlait les lèvres. Enfin il ne résista plus, et se passant la main sur le front pour en essuyer la sueur qui en coulait, demanda :

– Parmi les noms... parmi tous les noms, est-ce que tu n'en as pas remarqué un Édouard ?

– Non ! répondit Petit-Jeannot sur-le-champ... Je n'ai pas remarqué. Ce nom-là n'y était certainement pas.

L'empereur leva les yeux au ciel comme s'il le remerciait. Et tout à coup, il eut un accès nouveau de rage et de terreur :

– Mais il y a, dis-tu, trois horloges sans nom ?

– Oui, trois horloges sans nom.

– Pour qui sont-elles, ces horloges-là ?

– Est-ce que je sais, moi !

– Tu n'as rien remarqué autour de ces horloges-là ?

– Ma foi, non ! Seulement il y en avait une qui était plus petite que les autres ! Oui, les trois dernières horloges étaient réunies sur une même sellette, et la toute petite horloge était entre les deux grandes, ma foi, comme un enfant entre son père et sa mère.

-- Comme un enfant entre son père et sa mère...

– C'est cela, c'était une idée à moi, comme cela ! M. Baptiste les remontait plus souvent encore que les autres, celles-là, surtout la toute petite, et quand elle sonnait, il écoutait avec un plaisir qui me glaçait d'effroi... Et il soupirait de satisfaction, et il soupirait avec bonheur, et il allait se mettre à genoux devant l'autel.

– Devant l'autel ? interrogea encore François, dont on entendait claquer les dents, car il ne doutait plus que cette petite horloge fût la petite horloge du petit Édouard.

– Ma foi, c'est comme un autel, puisqu'il y a des cierges dessus... mais à la place du bon Dieu... il y a un grand portrait de femme, d'une belle femme, ma foi, et à la place d'anges, il y a de chaque côté, les portraits de deux petits enfants, beaux comme des chérubins.

– C'est lui ! c'est lui ! s'écria l'impératrice. Doutes-tu maintenant que nous ayons eu affaire à Jacques Ork ?

– Non, répondit l'empereur en secouant la tête... je ne doute plus. J'ai tué ses enfants... Il tuera les miens.

Ceci fut dit d'une façon si sinistre... si désespérée, que les trois ecclésiastiques qui se trouvaient là se sentirent pris d'une immense pitié pour ce malheureux souverain que le monde croyait tout-puissant et qui s'avouait incapable de parer les coups que le Destin lui préparait. Quant à l'impératrice Gisèle, elle alla droit à François et lui dit :

– Aie confiance, François ! c'est moi qui irai le trouver... et je le prierai pour tous... et pour le petit Édouard... Oui, François, pour ton fils ! puisque nous n'avons plus d'autre enfant.

L'empereur se courba sur les mains de l'impératrice et les arrosa de ses larmes.

– Tu es la meilleure et la plus sublime des femmes... Me pardonneras-tu jamais, Gisèle ?

– Il y a longtemps que tu es pardonné, François ? Comment irais-je demander le pardon aux autres si le pardon n'était déjà entré dans mon cœur !

– J'ai faim ! fit entendre une faible voix.

C'était Petit-Jeannot qui réclamait la récompense de sa longue confession. L'empereur et Gisèle donnèrent des ordres immédiats pour qu'on réparât le plus solidement qu'on pût, à l'intérieur et à l'extérieur, la pauvre carcasse si endommagée du pauvre Jeannot, et il fut entendu que le jeune homme, aussitôt sur ses pieds, servirait de cicérone à l'impératrice dans ses démarches auprès de M. Baptiste. Le révérend père prieur rassura l'impératrice qui se lamentait sur les souffrances de Jeannot et sur les suites de ses blessures.

– Je connais, madame, fit-il, un onguent merveilleux qui le guérira en deux jours... Dans deux jours, frère Jeannot sera plus vivant que vous et moi !

Le malheureux prieur ne savait pas si bien dire. Il mourut à table d'une congestion qui lui vint à la suite de l'absorption par erreur d'une petite pharmacie préparée par M. Malaga, potard à Vienne, rue de l'Eau-de-l'Empereur. Le paquet préalablement destiné à Petit-Jeannot n'avait donc pas été tout à fait inutile. L'erreur semblait être aussi bien le fait du frère Franz Holtzchener que du père prieur lui-même... Mais c'est un point qui n'a jamais été bien établi.

Petit-Jeannot, qui avait été transporté dans l'état que l'on sait, dans une cellule confortable, disparut du couvent la nuit même du fameux interrogatoire qui avait appris tant de choses au père prieur... et il disparut si bien qu'il fût impossible d'en retrouver la trace. Pendant que tous les séraphins de la Forêt-Noire le cherchaient, il était emporté, avec la rapidité d'une flèche, par un cheval tout blanc, aux quatre sabots d'or, plus rapide que le vent. Il était retenu d'une main ferme par une jeune et belle amazone qui ne cessait d'éperonner sa monture en criant : « Hop ! Hop ! Vite ! Darius ! C'est pour Tania ! C'est pour le prince Ethel ! »

XIII -- LA CHAMBRE DES HORLOGES

Les petits boutiquiers du Palais-Royal ne furent pas peu surpris, ce matin-là, de voir s'ouvrir le magasin de M. Baptiste, horloger. Les volets n'en avaient point été enlevés depuis des semaines et des semaines ! Cette absence, au surplus, n'avait étonné personne, car M. Baptiste avait habitué les petits commerçants ses voisins à des éclipses pendant lesquelles il était censé aller surveiller un petit bien qu'il avait hérité en Normandie. Le père Baptiste n'était point détesté de ses semblables, parce que, étant très pauvre ou tout au moins le paraissant, il ne causait de préjudice au commerce de personne. Par exemple, il passait pour un fier original, un peu ours.

Le père Baptiste passait aussi pour avoir eu des chagrins qui lui auraient dérangé un peu la cervelle. Donc, ce matin-là, il apparut sur la porte de sa boutique et se mit tranquillement à en enlever les volets. Sur leurs seuils, M. Hippolyte Charonneau, marchand de cartes postales, et M. Ludovic Talbot (bijouterie d'art) se montraient de l'œil l'horloger, qui leur paraissait bien vieilli depuis la dernière fois qu'ils avaient eu le plaisir de l'apercevoir. Ce fut le marchand de cartes postales qui prit le premier la parole.

– Eh ! bonjour, voisin ! fit-il. Voilà longtemps qu'on n'a eu le plaisir de vous voir. Comment cela va-t-il ?

– Bonjour, monsieur Charonneau ! Bonjour ! Pas mal. Et vous ? J'étais allé faire un petit tour en Normandie, dans ma propriété !

– Dites donc, monsieur Baptiste, dit à son tour M. Talbot, quand vous partez, laissez votre adresse au facteur. Vous en recevez des lettres, et de tous les pays encore, et dans toutes les langues, qu'il m'a dit...

– Bah ! je lui avais dit de glisser toutes mes lettres sous la porte, et c'est là que je les ai trouvées...

– Possible ! Mais comme vous ne reveniez pas, il commençait à s'inquiéter, le brave homme... Ah ! monsieur Baptiste, il y a quelqu'un qui va être bien content de votre retour. C'est une dame, habillée tout en noir, qui depuis deux jours vient demander si vous n'êtes pas revenu. Elle paraît bien affairée, autant qu'on peut le voir sous sa voilette... elle est bien habillée... elle doit être de la haute...

– Quand vient-elle ? demanda M. Baptiste en finissant d'arranger sa devanture.

– Elle vient le soir, oui... à la tombée de la nuit... et elle frappe chaque fois... et elle refrappe... Alors je lui dis que ce n'est pas la peine de frapper, que vous n'êtes pas là... Alors elle pousse un soupir comme qui dirait une amoureuse qui ne trouve pas son galant au rendez-vous !

– Taisez-vous, monsieur Talbot, vous parlez comme un imbécile ! déclara M. Baptiste de sa voix la plus rude.

– Vous n'êtes guère poli, monsieur Baptiste !

– Il y a des choses, intervint M. Charonneau, qu'on ne dit pas à un vieillard qui a peut-être eu des peines de cœur... N'est-ce pas, monsieur Baptiste ? Moi, je sais que vous êtes un brave homme... Tenez, votre ancien apprenti me le disait encore pas plus tard qu'hier...

– Quel apprenti ? demanda l'horloger.

– Mais Petit-Jeannot !

– Petit-Jeannot est à Paris ? fit M. Baptiste stupéfait.

– Il ne doit même pas être loin du Palais-Royal... Je le rencontre deux ou trois fois par jour... Il a toujours un faible pour la bière de Pilsen, vous savez, et il est souvent fourré dans les caveaux de la rue Vivienne... C'est un brave cœur qui vous est bien reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour lui... Il dit qu'il serait bien heureux de vous serrer la main...

– On verra ! On verra ! répondit, bourru, M. Baptiste.

Et adressant un coup de tête aux deux hommes, il rentra dans sa boutique, assujettit sa loupe dans l'arcade sourcilière et se mit sérieusement au travail... Il ne quitta son établi que sur le coup de midi pour manger un morceau de pain et boire un verre de lait, et puis il revint à ses occupations. Où était la pensée de cet homme ? Où ? Nulle part, apparemment, autour de lui, car si sa pensée, servie par son regard présent, avait été là, elle se fût intéressée sans doute aux allées et venues assez mystérieuses d'un long jeune homme dont la silhouette, aussitôt disparue qu'apparue, allongeait parfois son ombre jusqu'aux vitres de sa boutique.

Suivons cette ombre et cette silhouette, et nous nous trouverons bientôt dans la Rue des Bons-Enfants, en compagnie de Petit-Jeannot, qui longe les murs jusqu'au carrefour de la rue Vivienne, et qui là, revenant sur les derrières du Palais-Royal, entre sous le péristyle et disparaît, par un étroit et obscur escalier en colimaçon, jusque dans les entrailles du sol. Petit-Jeannot arrive bientôt dans un caveau aux voûtes arrondies et éclairées par quelques becs de gaz. Tous les murs sont nus et froids et un peu humides. C'est triste là-dedans comme dans une cave.

Cependant la pièce dans laquelle est entré le jeune homme n'est pas une cave, c'est la salle de consommation.

Il n'y a là que Petit-Jeannot, une jeune dame tout entourée de voiles noirs et qui semblait attendre Petit-Jeannot, et le patron de l'établissement lui-même, un doux Viennois qui répond au nom de Carolus Bamberger. M. Carolus Bamberger est triste, parce que ayant acheté son fonds, il y a quelques années, à l'illustre M. Paumgartner -- qui avait fait une fortune en ces lieux, en débitant de la bière blonde et fraîche dont les tonneaux remplissaient sa cave -- M. Carolus Bamberger, disons-nous, avait cru conclure une excellente affaire et qu'il s'apercevait qu'elle était beaucoup moins bonne qu'il ne l'avait espéré. En même temps que M. Paumgartner, les clients étaient partis. Et ce n'était point avec les quelques apéritifs distribués aux petits boutiquiers du Palais-Royal qu'il allait amasser des rentes.

Il avait dû congédier tout le personnel et il avait dû vendre à petit prix, en ville, de la bière que personne ne venait boire chez lui ! Ah ! les temps étaient durs ! Quelquefois, des après-midi entières, il ne voyait âme qui vive ! Enfin, la veille, vers trois heures de l'après-midi, il avait été réveillé à son comptoir par l'arrivée inopinée d'un couple des plus bizarres, composé d'un long jeune homme « qui n'en finissait plus » tant il était long, et d'une jeune personne tout enveloppée de châles et de voilettes. Ils s'étaient assis tous les deux à une table et avaient demandé une bouteille de bière. Carolus s'était levé et était entré dans sa cave. Le long jeune homme, alors, l'y avait suivi.

– C'est gentil ici ! lui avait-il dit, et il avait regardé partout d'un air fort niais, mais qui n'avait pas manqué d'intriguer au plus haut point Carolus Bamberger.

Cette cave, du reste, ne présentait rien d'anormal. Elle était fort obscure et on n'y voyait que quelques bouteilles et quelques fûts. C'était tout.

Carolus Bamberger fut bientôt autrement intrigué encore quand il constata qu'à six heures du soir, le jeune homme qui était sorti à plusieurs reprises pour faire lui-même des commissions que lui, Carolus Bamberger, avait refusé d'exécuter, ne voulant point laisser le couple tout seul dans l'établissement, quand il constata, disons-nous, que le jeune homme apporta dans un petit panier des provisions qu'il rangea proprement sur la table. Le couple dînait chez lui.

Tous deux, quand ils ne lui parlaient pas, s'exprimaient dans une langue qui n'était ni allemande, ni anglaise, ni italienne, ni espagnole, ni rien du tout. Et ces gens parlaient parfois avec une animation qui ne lui disait rien de bon. Enfin, il fut bien content quand il les eut vus disparaître tous deux dans la nuit du carrefour.

Mais le lendemain, quelle ne fut pas sa désagréable surprise en les voyant revenir vers les six heures du soir ! Justement il n'y avait aucun client chez lui. Jamais Carolus n'avait autant regretté sa solitude. Le couple voulut lui faire faire à nouveau une commission et il fut sur le point de refuser ce service comme la veille. Mais il réfléchit et accepta. Il avait son idée.

En effet, il resta dehors à peine cinq minutes et brusquement réapparut, en tapinois, dans son escalier en tire-bouchon. Il regarda dans la salle et ne vit personne. En même temps il entendait du bruit et des voix dans la cave. Il y courut. Mais il n'y avait pas plus tôt mis les pieds qu'il était renversé, quasi étranglé, et qu'il entendait la petite jeune personne, qui lui avait mis ses griffes à la gorge, lui promettre une mort prompte s'il jetait un cri.

Déjà Petit-Jeannot le bâillonnait fortement. Et puis ce fut le tour des oreilles et des yeux, sur lesquels on appliqua de solides bandeaux. Ni crier ! ni voir ! ni entendre ! Qu'est-ce que ces bandits voulaient donc faire de lui ? Voler la caisse, parbleu ! Combien de temps resta-t-il donc dans cette difficile position, voilà ce qu'il ne put dire que lorsqu'il fut découvert par un débitant de la rue Vivienne, qui vint le tirer de ce mauvais pas, sur la prière et les indications de deux passants que Carolus reconnut pour ses cambrioleurs.

Ceux-ci avaient pris le soin, leur coup fait, de prévenir cet honnête commerçant que M. Bamberger le demandait dans sa cave. Aussitôt libre, Carolus courut à sa caisse. Il n'y manquait pas un sou ! Il fit l'inventaire de la cave : il n'y manquait ni un fût ni une bouteille et le prix des consommations avait été laissé sur la table ! À quoi donc ses cambrioleurs avaient-ils occupé ces trois heures, car se supplice avait duré trois heures ! Le mystère pour lui ne devait jamais être éclairci...

Dès que le patron de l'établissement fut mis en état de ne point nuire à leurs projets, Petit-Jeannot se dirigea vers le fond de la cave et essaya de déranger une barrique qui était placée justement contre la muraille. Cette barrique déplacée laissa apparaître dans la muraille une porte que Jeannot n'eût qu'à pousser du pied pour qu'elle cédât aussitôt.

– C'est là ? demanda la jeune femme qui accompagnait notre héros.

– Oui, c'est là !

Alors Stella -- car c'était elle -- alla vivement fermer à clef la porte de la cave, considéra un instant le corps immobilisé de Carolus et, contente de son inspection, s'écria :

– Allons !

Petit-Jeannot était déjà à genoux et s'allongeait dans l'étroit boyau, Stella le suivit. L'ancien employé de M. Baptiste avait allumé une petite lanterne et s'éclairait vaille que vaille à cette lueur timide. Ils allaient de caveaux en caveaux, tous lieux sinistres, abandonnés depuis des siècles, reliés entre eux par des corridors et situés sous les caves proprement dites, dont les boutiquiers des galeries disposaient. Ces boutiquiers ne devaient même point soupçonner l'existence de ces caveaux.

En somme, toute cette succession de trous, de caves et de caveaux semblait n'avoir été creusée que pour établir un passage continu entre les différentes parties du Palais-Royal, passage qui avait peut-être servi jadis à quelque fuite rapide, en temps d'émeute et de Fronde, aux princes de la maison de France qui avaient fait à la maison de M. le cardinal le grand honneur de l'habiter. Comment Petit-Jeannot connaissait-il ce passage ? Voilà ce que nous allons savoir.

Stella s'arrêta un instant pour respirer une bouffée d'air frais qui lui arriva par quelque soupirail qui, suivant elle, devait donner sur la rue des Bons-Enfants. Elle demanda à son compagnon :

– Tu ne te trompes pas, Jeannot ? C'est bien le chemin ?

– Eh ! oui, maîtresse ! pour moi, je n'en connais pas d'autre en dehors de celui qui descend de chez M. Baptiste.

– De telle sorte, répondit Stella, que l'on peut aller de chez M. Baptiste dans la cave de Carolus et inversement sans danger aucun !

– Aucun ! Je n'ai jamais rencontré personne !

– Et tu me dis que M. Baptiste ignore ce chemin-là ?

– Je le crois. Je ne le lui ai jamais vu prendre pour aller dans la chambre des horloges, ni pour en sortir. Cependant il doit y avoir un autre chemin par lequel il va du dehors dans la chambre des horloges et de là remonte chez lui, car je sais que M. Baptiste s'est trouvé souvent chez lui sans que personne ne s'en doutât et alors que personne ne l'y avait vu entrer.

– Et c'est encore loin, la chambre des horloges ?

– Oh ! Dans cinq minutes au plus, nous y serons !

Les jeunes gens avaient repris leur course. Stella, haletante d'émotion, s'était débarrassée de ses voiles, et ses yeux de feu perçaient les ténèbres. Elle marchait dans cette nuit comme en plein jour. Elle avait hâte d'être arrivée... de voir... d'agir... Deux noms étaient sur ses lèvres... Tania, Ethel ! Ah ! sauver Ethel pour sauver Tania ! car Tania mourrait de la mort d'Ethel ! et elle, Stella-Régina, s'accuserait de ce crime toute sa vie ! Bien qu'elle ignorât les crimes préparés par M. Baptiste, elle avait partie liée avec lui, car est-ce que le sang répandu ne préparait pas pour ceux de sa race une merveilleuse et triomphante aurore ?

Oui, mais elle n'avait jamais soupçonné qu'Ethel ferait partie de la formidable hécatombe ! et qu'elle, la Reine du Sabbat, devrait voir un jour sa sœur adorée Tania se pencher sur le cadavre de son fiancé qu'elle aimait plus que sa vie ! Ethel ! Ethel allait être frappé à son tour ! Et tout de suite, car c'était son tour ! Petit-Jeannot l'avait dit... et Stella l'avait entendu dans le couvent des séraphins, où elle était accourue, conduite par M. Magnus, sur les indications de l'institutrice d'Édouard.

On devine comment les choses s'étaient passées... et avec quelle facilité le nain avait pu pénétrer dans l'in-pace par le soupirail, dont les barreaux avaient été sciés par Mlle Berthe... Une fois dans la place, ç'avait été un jeu pour M. Magnus d'y faire pénétrer la Reine du Sabbat, qui se rapprocha, guidée par les cris de Petit-Jeannot, le plus près possible de la salle ou le malheureux apprenti horloger subissait son interrogatoire et sa torture...

Ethel ! Ethel ! Il fallait sauver Ethel ! Il fallait pénétrer jusqu'à M. Baptiste... Il fallait aller le trouver jusqu'au fond de sa chambre des horloges... et lui soustraire sa proie. Ou tout au moins il fallait tenter d'abord de suspendre les coups qui menaçaient Ethel ! Car après avoir entendu Petit-Jeannot raconter ce que M. Baptiste faisait à l'ordinaire dans cette chambre-là... un projet était né dans le cerveau en feu de Régina... un projet fou peut-être, mais si simple... et qui réussirait peut-être !

La Reine du Sabbat avait entraîné si rapidement avec elle son Petit-Jeannot que celui-ci avait eu à peine le temps de remercier sa bienfaitrice et d'embrasser sa fiancée. Berthe et le nain avaient été laissés du même coup sur la route.

– Retourne avec cette jeune fille à la grotte ! avait crié en manière d'adieu la Reine du Sabbat à M. Magnus, et dis bien à Mathias et à maître Martin que l'on fasse le mort jusqu'à mon retour !

Et elle avait éperonné Darius, dévorateur d'espace, jusqu'au chemin de fer qui devait emporter la petite jumelle de Carinthie et Jeannot vers la chambre des horloges.

Dans les sous-sols du vieux palais Cardinal, ils ont gravi un petit escalier... Il y a là une porte close.

– C'est là ! fait le jeune homme à voix basse.

Il se penche contre la porte pour écouter... Régina fait de même... ils redressent la tête tous deux...

– S'il était dans la chambre, on l'entendrait d'ici... Quand il est dans la chambre... il se croit si seul au monde qu'il parle tout haut ! qu'il gémit tout haut !

Régina lui fait signe de se taire ; à son tour elle écoute encore, et puis elle dit :

– Eh bien ! ouvre !

C'est une vieille porte pourrie et qui ne se soutient que par ses bandages de fer. Petit-Jeannot connaît bien la fermeture de cette porte-là, c'est lui qui l'a faite... Il ouvre donc tout doucement et fait signe à sa compagne de le suivre. Elle suit, retenant son souffle, Petit-Jeannot, et ne referme pas la porte ; on ne sait pas ce qui peut arriver...

Petit-Jeannot avait découvert l'existence de la chambre des horloges d'une façon bien simple. Le jeune homme avait trouvé dans une poche de son maître la clef qui ouvrait la porte de la « chambre des montres », au fond de la boutique. Et naturellement, il avait profité de la première absence de M. Baptiste pour pénétrer dans cette pièce qui l'intriguait depuis longtemps. Après s'être bien extasié sur les singulières montres qui se trouvaient là, en si grand nombre, pendues aux murs, il avait détaillé le grand tableau qui tenait tout un pan de cette pièce et qui représentait une revue militaire passée par un seigneur étranger, cependant qu'au premier plan, une jeune fille, qui se trouvait mal, tombait dans les bras de « ses parents éplorés ». Petit-Jeannot qui était très grand aperçût, par derrière le cadre, et cachée par lui, une porte... et cette trace n'était visible que pour quelqu'un qui avait la taille de Petit-Jeannot.

Le jeune homme ne s'arrêta pas en si beau chemin. Il ne savait comment on parvenait normalement jusqu'à cette porte ; peut-être y avait-il un « truc » pour faire basculer le tableau. Il n'eut point besoin de connaître ce truc, il était si haut et il avait le bras si long que, par-dessus le tableau et en s'aidant d'un tabouret, il put, de la main, atteindre, par-dessus le cadre, un petit trou dans la muraille qui devait, d'après son idée, correspondre à la serrure. Et dans la serrure, un secret instinct lui fit enfoncer la clef qui lui avait ouvert la « chambre des montres ». Elle allait « parfaitement ». Il ne l'eut point plutôt fait jouer qu'une partie du tableau tourna sur elle-même, découvrant un trou noir béant dans lequel l'apprenti horloger, qui adorait les aventures, s'engouffra.

Mais quelle ne fut pas la terreur de Petit-Jeannot en voyant que derrière lui la porte s'était refermée toute seule ! il avait laissé la clef sur la serrure, de l'autre côté du mur ! Il n'hésita pas... Il fallait aller chercher une issue ailleurs, si possible... d'autant plus qu'il lui avait semblé entendre du bruit dans la chambre des montres... Il descendit, à la lueur d'une allumette, un escalier, poussa une porte et se trouva dans une pièce dont l'aspect lui fit tellement peur qu'il en laissa tomber sa boîte d'allumettes. Il avait vu subitement autour de lui s'éclairer des têtes de mort qui lui riaient d'un air satanique ! Cette première fois, il n'avait pas eu le loisir de s'attarder à un long spectacle, car il avait entendu et reconnu le pas affairé de son maître, et il s'était jeté à tâtons derrière une palissade de planches entre lesquelles il put se glisser à cause de sa minceur, ensuite contre une cloison derrière la palissade de planches. Or cette cloison avait cédé sous son poids, ou plutôt une porte dont il ne soupçonnait pas, dans ces ténèbres, l'existence, et ignorée certainement de M. Baptiste lui-même, s'était ouverte, et il avait roulé tout doucement dans un escalier.

Petit-Jeannot, en toute hâte, s'était relevé, avait couru tout son saoul, avait buté, culbuté, couru encore et finalement n'avait eu qu'à pousser une dernière porte vermoulue